Article ReMix

De l’élaboration à la réalisation du balado «Mer contre terre, son contre vision»

Marion Velain
couverture
Article paru dans De la possibilité de nos cohabitations, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2022)

https://pxhere.com/en/photo/763017

https://pxhere.com/en/photo/763017 (Crédit : Free Images)

À la suite de ma lecture du récit fascinant de la biologiste Alexandra Morton, À l’écoute des orques: ma vie avec les géants de la mer (2020), dans lequel elle raconte l’évolution de son rapport à l’épaulard tout au long de sa carrière de chercheuse, j’ai eu l’envie de répondre à ce «plaidoyer pour la survie des orques» (Morton, 2020: 14) à travers un balado qui propose d’interroger et de remettre en question la manière de porter attention à l’orque.

Fréquemment considéré comme un prédateur redoutable, ce «roi des mers» est pourtant aujourd’hui encore retenu captif dans des oceanariums du monde pour le plaisir de millions de spectateurs qui, chaque année, alimentent cette énorme machine à sous qu’est le spectacle des orques. Le balado que j’ai réalisé a ainsi émergé de la collision entre l’expérience personnelle que j’ai pu faire, des années plus tôt en visitant des bassins de captivité, et la sagacité de l’œuvre de Morton sur la condition des orques et ce que chacun d’entre nous peut apprendre d’elles1Il est utile ici de préciser que le titre original de l’œuvre, Listening to Whales: What the Orcas Have Taught Us (2002) mentionne l’importance que porte Alexandra Morton sur ce que l’animal a à apprendre à l’être humain. La traduction française du titre perd la notion d’apprentissage grâce aux orques, qui est essentielle dans l’œuvre de Morton.. À la frontière entre la fiction et la réflexion essayistique, Mer contre terre, son contre vision se présente comme un cheminement réflexif qui débute sous l’angle d’une société perverse du spectacle et de la consommation. Ce même point est abordé par Margret Grebowicz dans Whale Song, ouvrage qui m’a particulièrement influencé lors de la conception du podcast. Grebowicz évoque le documentaire saisissant Blackfish (2013) de la réalisatrice Gabriela Cowperthwaite qui retrace l’histoire tragique de l’orque mâle Tilikum. Empiégé au large à ses deux ans et tenu en captivité dans les bassins de SeaWorld, Tilikum a tué son entraîneuse, la soigneuse animale Dawn Brancheau, lors d’une représentation. Grebowicz note: «Blackfish shows a multi-faceted perversity of consumption visual, economic, and bodily-in which the audience consumes the Shamu spectacle at the same time as Tillikum literally consumes Brancheau2Je traduis ici personnellement: «Blackfish présente une perversité de la consommation aux multiples facettes –visuelle, économique, corporelle– dans laquelle le public consomme le spectacle Shamu au même moment où Tilikum consomme littéralement Brancheau.»» (Grebowicz, 2017: 50). Cette tension entre l’idée de l’orque comme animal dangereux et l’envie de s’attacher à elle comme si elle était une peluche inoffensive m’a particulièrement inspirée: la perversion et la corruption de la société capitaliste dans le secteur touristique, et spécialement en ce qui concerne les conditions de captivité des animaux marins, ont été mes points de départ dans la conception du podcast.

Dans Mer contre terre, son contre vision, j’invite d’abord l’auditoire à poser un regard préconçu sur l’animal, à la fois terrifiant et captif, avant de prendre du recul pour m’intéresser à l’orque dans son milieu naturel. Morton, elle aussi, a commencé sa relation avec l’orque dans les bassins de captivité avant d’aller les étudier en mer. C’est d’ailleurs grâce à l’expérience qu’elle a acquise dans les oceanariums qu’elle est ensuite partie en mer, à la recherche de la famille de l’orque qu’elle observait en captivité. En lisant son récit, j’ai eu envie de m’inspirer également de son expérience fascinante qui montre, d’une certaine façon, que l’observation des orques en captivité peut être le moteur nécessaire pour prendre conscience des erreurs commises et des potentialités à venir. Morton a pu atteindre une relation plus équilibrée avec l’orque, car c’est à partir de ses recherches sur le cétacé en captivité qu’elle a décidé de l’observer en mer. À travers le projet, j’avais pour objectif de montrer que le fait d’être témoin de la captivité des orques, que ce soit en tant que spectatrice comme moi (la narratrice du podcast) ou observatrice aguerrie comme Morton, n’empêche pas la possibilité d’un nouveau rapport plus naturel et respectueux entre l’humain et l’animal. Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est que la captivité est un fait réel qui ne peut être ignoré par celles et ceux qui en bénéficient, dont les scientifiques. Cependant, l’expérience de Morton nous enseigne que cette rencontre dans des conditions artificielles de la captivité peut devenir un point de départ d’une écoute renouvelée. Celle-ci mentionne d’ailleurs qu’il serait «hypocrite» (Morton, 2020: 72) de la part des scientifiques qui ont profité de la captivité pour leurs recherches de «condamner une pratique qui [avait permis] de collecter des données pendant plusieurs années» (72). C’est pour cette raison qu’il m’a semblé utile et nécessaire de représenter la captivité dans mon podcast pour que cette expérience devienne un point de départ pour se diriger vers une réparation et une écoute plus réfléchie et affectée.

Comme le suggère le titre de mon balado, j’ai cherché à mettre en avant la confrontation entre les différentes perspectives mises en exergue dans l’œuvre de Morton, que ce soit à travers le confinement des orques ou l’observation de celles-ci à l’état sauvage par la biologiste. Structuré en plusieurs parties, le balado se construit sous la forme d’une évolution de la pensée, d’une préconception monstrueuse de l’orque à la réparation entamée par la narratrice dans son rapport au cétacé. La friction entre le regard et l’écoute me paraissait essentielle dans la conceptualisation du podcast, et c’est pour cette raison que j’ai voulu essayer de produire des images par les sons, en fournissant à l’auditoire les moyens nécessaires pour y parvenir. En effet, dans son ouvrage, Morton souligne avec insistance la fascination que porte la plupart des humains pour les orques, fascination malsaine puisqu’elle finit par mettre en danger l’animal, soumis à la captivité dans les cas où il est utilisé divertir la foule. «La frontière est particulièrement fine entre la protection et le harcèlement jusqu’à la mort», indique Morton (2020: 285), et c’est sous cet angle que j’ai conceptualisé mon projet, afin de mettre en scène la tension entre regard et écoute, et entre liberté et captivité. La friction entre la vue et l’ouïe dont parle Morton m’a ainsi amenée à investir l’idée d’une rencontre «sonore» dont l’objectif est de découvrir l’orque sans avoir besoin de la voir. Sur ce point, je suis les traces de la philosophe Vinciane Despret qui, dans sa préface de Sur la piste animale de Baptiste Morizot, décrit la rencontre en ces termes: «on peut “rencontrer” au sens de commencer à connaître, sans nécessairement être au même moment dans un même lieu – faire connaissance. “Marcher avec” en différé et à distance pour mieux se laisser instruire.» (Morizot, 2018: 11) Mer contre terre, son contre vision est une création sonore que j’ai conçue pour tenter d’aller à la rencontre des orques à travers l’écoute et l’imagination.

Dans le cadre du podcast, l’utilisation d’un support auditif me semblait être une belle opportunité de tenter la pratique de l’écoute prônée par Morton dans son livre: prendre un moment pour aller écouter les orques, pour aller écouter un langage qui n’est pas le nôtre. Étant une des pionnières dans le domaine scientifique à utiliser l’hydrophone dans les bassins de captivité et en mer pour étudier la communication interespèce de ces géants marins, Morton est «venue observer les orques telles qu’elles sont, non pas telles qu’elles sont en réaction aux humains» (Morton, 2020: 13). En créant un fichier sonore, j’ai eu le désir de reproduire une sorte d’immersion pour aller à la rencontre de l’orque, comme une manière de faire écho à l’hydrophone. L’écoute étant au centre de la réflexion de Morton, il me paraissait essentiel de répondre à ce récit de vie sous la forme d’un podcast, qui nécessiterait à l’auditoire d’imaginer être à la place de Morton, sur son bateau et à l’écoute des orques.

Précisément, le podcast est un moyen de faire écouter les sons des orques, ce qui n’aurait pas été possible dans un texte. Le fichier sonore est ponctué à plusieurs moments par des extraits d’enregistrements de communication entre les cétacés. Ces extraits invitent les auditeurs et auditrices à s’arrêter pour quelques instants et apprécier des sons inconnus et étrangers. Par ailleurs, le travail d’ajout des sons et des musiques vient structurer et imager le texte original. J’utilise ici le terme ‘imager’ afin d’insister sur le besoin de se faire une représentation des idées transmises par le balado, pour inciter à mieux écouter et à regarder différemment. C’est une manière un peu ludique ‘d’observer avec les oreilles’.

La tension entre le regard et l’écoute a donc été un fil conducteur pour moi dans ce projet. De l’opuscule Whale Song (2017) de Margret Grebowicz, c’est le chapitre «Noise» qui a surtout alimenté ma réflexion lors de l’élaboration sonore de mon balado. Ici Grebowicz évoque la pollution sonore sous-marine due à l’intensité des activités humaines, souvent d’origine militaire ou industrielle. Dans son analyse du documentaire Sonic Sea (2016) des réalisateurs Michelle Dougherty et Daniel Hinerfeld, un documentaire sur les impacts environnementaux de la pollution sonore, Grebowicz porte une attention particulière à la trame sonore et sa relation avec les images. De manière particulièrement surprenante et efficace, à certains moments du film, l’écran est complètement noir, ce qui permet aux spectatrices et aux spectateurs de se concentrer uniquement sur les sons. À d’autres moments, des lumières, arcs de cercle ou gribouillis représentent visuellement les signaux acoustiques captés dans les fonds sous-marins. Le fait d’imager l’océan sans fournir de réelles images de la mer aliène encore plus cet espace: «The black screen erases the fact that the dark murky waters of the deep sea are an environment in the first place. The sea becomes like space, the cold, empty vacuum of the astronomical imagination, rather than something material, worldly, worthy of being called a place3Je traduis: «L’écran noir efface le fait que les eaux noires et troubles des profondeurs de la mer sont un environnement en premier lieu. La mer devient comme l’espace, le vide de l’imagination astronomique, plutôt que quelque chose de matériel, de réel, digne d’être désigné comme un lieu.»» (Grebowicz, 2017: 65). Dans le documentaire, l’accent mis sur l’écoute (fond noir pour forcer le spectateur à se détacher des images et s’intéresser davantage aux sons) éloigne la relation que le spectateur entretient avec l’océan. Avec ce chapitre en tête, l’idée d’un balado pour transcrire à la fois les sons des épaulards et l’atmosphère que je voulais donner à ma fiction me semblait être un compromis idéal pour permettre à l’auditoire de prêter attention aux sons.

Réaliser un tel projet avec l’ambition de proposer une immersion sous-marine à l’écoute des orques a pourtant été difficile, car les sons entendus dans le podcast n’étaient pas que des bruits du milieu marin. En ajoutant des voix et des musiques, j’ai fait le choix d’aliéner, à ma façon, mon rapport à l’océan et à l’orque tout en proposant une nouvelle manière d’écouter et de regarder. Morton, elle aussi à la fin de son récit de vie, mentionne «qu’après avoir passé vingt-cinq années à étudier les orques, j’en suis encore au début et j’apprends à regarder» (Morton, 2020: 371).

Enfin, avant que le podcast Mer contre terre, son contre vision n’éclose dans sa forme finale (sonore), j’avais d’abord conçu le projet simplement comme un texte à lire; c’est une fois terminé que j’ai décidé de le proposer sous une forme audio. De fait, sa forme, importante et nécessaire, devait être représentée dans le fichier sonore d’une manière ou d’une autre. Si deux voix peuvent être entendues dans le balado, c’est notamment parce le manuscrit reprend certaines citations du récit de Morton et met en scène des voix extérieures sous forme de petites saynètes. Pour démarquer mes propos de ceux de la biologiste ou des voix extérieures qui ne peuvent être rendus visibles à l’oreille, une voix masculine est utilisée pour briser la monotonie et rythmer la réflexion de la narratrice. Le balado est aussi pour moi une façon de rendre le projet plus ludique, et de plonger l’auditoire dans une atmosphère à la fois sous-marine et fictive. C’est la raison pour laquelle d’autres sons et musiques s’ajoutent aux écholocalisations des orques, comme le bruit des enfants qui crient au moment de la saynète où les deux personnages féminins discutent de leurs projets de vacances, ou encore lorsque le public applaudit pendant le spectacle dans l’oceanarium. Mer contre terre, son contre vision me permet d’accorder de l’importance à chaque son et de faire rencontrer mélodies de la mer et mélodies de la terre.
 

Bibliographie

Corpus

MORTON, Alexandra. 2020. À l’écoute des orques: Ma vie avec les géants de la mer. Paris: Hachette Marabout, 375p.
 
Sources secondaires

GREBOWICZ, Margret. 2017. Whale song (Ser. Object lessons). New York: Bloomsbury Publishing, 152p.

MORIZOT, Baptiste. 2018. Sur la piste animale. Arles: Actes Sud, coll. «Mondes sauvages», 208p.

  • 1
    Il est utile ici de préciser que le titre original de l’œuvre, Listening to Whales: What the Orcas Have Taught Us (2002) mentionne l’importance que porte Alexandra Morton sur ce que l’animal a à apprendre à l’être humain. La traduction française du titre perd la notion d’apprentissage grâce aux orques, qui est essentielle dans l’œuvre de Morton.
  • 2
    Je traduis ici personnellement: «Blackfish présente une perversité de la consommation aux multiples facettes –visuelle, économique, corporelle– dans laquelle le public consomme le spectacle Shamu au même moment où Tilikum consomme littéralement Brancheau.»
  • 3
    Je traduis: «L’écran noir efface le fait que les eaux noires et troubles des profondeurs de la mer sont un environnement en premier lieu. La mer devient comme l’espace, le vide de l’imagination astronomique, plutôt que quelque chose de matériel, de réel, digne d’être désigné comme un lieu.»
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.