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De l’action au sensible: changement de paradigme dans «Le vol du pigeon voyageur» de Christian Garcin

Andréanne R.Gagné
couverture
Article paru dans Portés disparus: précarités humaines dans le roman d’enquête contemporain, sous la responsabilité de Nicolas Xanthos (2021)

R.Gagné, Andréanne. 2018. «Sans titre» [Image]

R.Gagné, Andréanne. 2018. «Sans titre» [Image]
(Credit : Andréanne R.Gagné)

Présentation de la problématique

Dans Récits et actions, Bertrand Gervais élabore une théorie de lecture qui s’appuie sur le paradigme actionnel, inspiré notamment par Todorov qui écrivait qu’«il n’y a pas de personnages hors de l’action, ni d’action indépendamment des personnages» (Gervais, 1990: 92). De ce fait, pour lire des situations textuelles mettant en jeu des récits, le lecteur doit posséder un savoir essentiel: celui de la «pré-compréhension du monde de l’action» (77). Or, de nombreuses œuvres romanesques écrites à l’aube du XXIe siècle ne correspondent plus à ce modèle, lequel est d’ailleurs sujet, comme le souligne Dominique Viart, «à toutes sortes de ruptures, de variantes, de superpositions, de dissolutions ou de fragmentations» (1998: 12). Le récit, en déséquilibre constant, est dès lors sans cesse remis en question. Frances Fortier et Andrée Mercier, confrontées à une redéfinition contemporaine des concepts de narration, d’intrigue et de personnages, proposent de nouvelles façons d’aborder les textes, notamment par ce qu’elles nomment la narration du sensible1«Caractérisé par une mise en jeu des paramètres usuels de la narration – pensons ici aux personnages qui sont rarement décrits, à l’absence d’intrigue, à l’inachèvement de l’histoire –, ce qu’on pourrait appeler le minimalisme narratif, le récit nous semble le plus souvent ordonné à la saisie impressive. Il se présente comme une suite de hic et nunc qui abolissent la distanciation temporelle au profit d’un rapport spatial immédiat: “moi, ici, maintenant, je ressens cela”. […] On ne raconte pas pour expliquer, pour justifier, pour ordonner des événements, mais pour documenter toutes les facettes de la sensation, de toutes les manières possibles.» (Fortier et Mercier, 2004: 196) . À cet égard, un type particulier de roman est représentatif des enjeux de la littérature contemporaine: le roman d’enquête. Contrairement au roman policier, le roman d’enquête ne présente pas un enquêteur professionnel et la quête se résout inévitablement par un échec. Plus encore, Nicolas Xanthos indique que «ce qui se joue dans le roman d’enquête, c’est la fin d’une certaine manière de penser l’agir et donc l’être» (2011a: 57). L’enquêteur n’est plus un être d’action: il ne maîtrise plus l’univers dans lequel il se trouve, mais se laisse porter par les événements et s’efface. C’est donc dire qu’une nouvelle vision du monde et de l’être humain se dégage de ces romans. Comment, par conséquent, lire et interpréter ces nouvelles dimensions de l’expérience humaine? Si quelques chercheurs tentent d’apporter des réponses, il semble que chaque texte issu de ce corpus propose ses propres façons d’aborder la question.

C’est le cas du roman Le Vol du pigeon voyageur2Les références dans cette études renvoient à l’édition originale de 2000. de Christian Garcin, qui propose une nouvelle manière d’appréhender certaines dimensions de l’expérience humaine. Il s’agit indubitablement d’un roman d’enquête puisque le héros est un personnage qui semble, à première vue, incomplet et incompétent, dans la mesure où «il est doté de caractéristiques qui entraveront son action» (Xanthos, 2011b: 113). Le déroulement de l’enquête montre que, de toute évidence, ce roman propose une manière tout à fait contemporaine de penser la mise en récit. Dans cet article, nous montrerons que la manière qu’a le héros d’être au monde est caractéristique de la contemporanéité littéraire et implique une posture de lecture bien particulière. De façon générale, le roman de Garcin paraît sembler problématique pour le lecteur qui l’aborderait sous le mauvais angle. En effet, étant donné que le roman d’enquête raconte autre chose et autrement, il doit aussi être lu autrement. En d’autres mots, il semble que ce roman mette en scène ou rejoue l’un des changements de paradigme que connait la littérature contemporaine, c’est-à-dire le passage de l’action au sensible. Plus en détails, nous étudierons l’enquête et ses obstacles, la disparition volontaire et l’effacement, l’être et l’agir ainsi que l’aspect métafictionnel du roman de Garcin.

Ce roman met en scène, à titre d’enquêteur, Eugenio Tramonti, journaliste et écrivain amateur, fan de musique populaire. Au début du roman, alors qu’il décide de ne plus rien écrire, sauf quelques entretiens pour le compte du journal, et de ne plus voyager, il quitte Marseille et son amoureuse Mariana pour la Chine sous la directive de son patron, Marc de Choisy-Legrand, afin de réaliser un reportage sur les villes de Pékin et de Xian. Mais ce travail est un prétexte: Choisy-Legrand lui demande en fait de retrouver sa fille Anne-Laure qui habite en Chine depuis deux ans et dont il est sans nouvelles depuis quelques mois. Arrivé en Chine, Eugenio doit rencontrer quatre personnes qui ont connu Anne-Laure, selon les consignes de son patron. Seulement, ces dernières ne détiennent que très peu d’informations sur la jeune fille et sur sa disparition. Entre Pékin et Xian, Eugenio fait la rencontre de deux autres personnes qui l’accompagneront d’une certaine façon dans ses pérégrinations: Zhang Hiangyun, un astrophysicien amoureux de la langue française, et Béatrice Alighierie, une Française qui travaille comme guide touristique à l’hôtel où séjourne Eugenio.

À travers le brouhaha et les labyrinthes de Pékin et de Xian, Eugenio se rapproche, sans savoir comment, de la jeune fille disparue. Le petit ami d’Anne-Laure, Pietro Savelli, vient à sa rencontre alors que rien ne le laisse présager. Ce qu’il apprend à Eugenio le surprend d’abord: Anne-Laure est morte. À vrai dire, Anne-Laure est morte pour son père. Elle désire ne plus exister pour lui maintenant qu’elle a choisi de rester définitivement en Chine. Eugenio se retrouve dès lors devant deux dilemmes: ira-t-il rencontrer Anne-Laure qui le lui offre par l’entremise de Pietro et dira-t-il la vérité à Choisy-Legrand? Il respecte finalement le choix de la jeune fille et opte pour le camp de la disparition volontaire. Il brûle le papier sur lequel Anne-Laure avait inscrit son adresse, informe son patron que sa fille est encore en Chine mais qu’elle demeure introuvable et se prépare à retourner en France auprès de Mariana.

 

L’enquête ou la stratégie du détour

Par rapport à l’enquête, deux problèmes se posent dès le départ: le premier est qu’Eugenio n’est pas un professionnel (quoique son métier de journaliste aurait pu lui fournir quelques aptitudes de recherche); le deuxième est le manque d’intérêt du héros par rapport à la quête. En fait, comme il l’écrit dans une lettre à Mariana, cette affaire «[l’]indiffère» et «ne [l]’excite guère»: «J’ai surtout hâte de rentrer et de te retrouver. Choisy-Legrand m’emmerde et sa fille aussi.» (Garcin, 2000: 56) De plus, Eugenio ne possède que très peu d’informations concernant Anne-Laure; il ne l’a jamais rencontrée et ne l’a vue qu’une seule fois en photo, le jour où son patron lui a confié sa mission. Lors de ses premiers rendez-vous avec les connaissances de Choisy-Legrand en Chine, Eugenio ignore comment procéder et décide de «laisser ses interlocuteurs mener la conversation à leur guise» (37). Au cours de ces rencontres, il ne recueille que très peu de renseignements, ce qui renforce son sentiment d’incompétence: «Il se sentait inutile et impuissant, soumis à des forces qu’il ne maîtrisait pas, dans un pays hostile et indéchiffrable.» (72) À première vue, Eugenio ne semble pas posséder les qualités nécessaires pour mener cette enquête ni pour comprendre le monde qui l’entoure: «Il me semble de plus en plus que cette affaire me dépasse, avait dit Eugenio pour terminer, je ne puis rien décider qui pourrait m’être un secours. Il me semble que je n’agis pas sur les événements, mais que je suis agi par eux.» (136) Toutefois, cette dernière constatation offre une piste de lecture du roman.

La manière de concevoir l’être et l’agir qui se dégage du roman n’est pas celle de la rationalité et de l’action. La quête du héros n’est pas construite en fonction de ces paradigmes et, tant que le lecteur l’envisage de cette façon, l’essentiel lui échappe, comme il échappe à Eugenio. Le héros ne possède pas les qualités et les caractéristiques propres à un enquêteur de roman policier: il est affecté d’«une étrange passivité, une indécision totale» (18). La déclaration d’amour de Mariana à Eugenio illustre bien le parallèle entre les attentes du lecteur et ce que propose le roman de Garcin:

Ce que j’aime en toi, […] c’est ton manque total d’énergie. La plupart des femmes sont à la recherche d’hommes entreprenants, sans faille apparente, des décisionnaires efficaces, qui, sans être forcément brillants, savent immédiatement choisir entre deux voies – des types rassurants, en somme. Ce genre d’hommes me barbe. Toi, tu n’es pas du tout rassurant. Tu n’affirmes rien haut et fort, tu renvoies tout à l’image de ta propre indécision […]. Ensuite, tu n’agis pas vraiment, mais ta passivité a quelque chose de solide et de lumineux, qui bouleverse littéralement, et modifie en profondeur ceux qui t’approchent. Quoi qu’on te demande, tu ne sais pas refuser, peut-être parce que refuser c’est éliminer définitivement tout un éventail de possibles. Tu tergiverses, tu hésites toujours […], mais au bout du compte ton indécision n’est qu’une forme de lucidité […]. Tu te laisses porter par les événements plus que tu agis sur eux. (108)

C’est exactement cette attitude que le héros doit adopter pour arriver jusqu’à Anne-Laure, et c’est ce que la Chine lui apprend.

Transportés dans un autre pays, l’être et l’agir prennent une toute autre signification. C’est ce qu’Eugenio retient de sa «confrontation avec la Chine» (Garcin: 71): «Bien sûr, avait-il continué en souriant à Mariana, j’ai retrouvé la trace d’Anne-Laure, même si c’est une trace un peu évanescente, et il est juste de dire que c’est en ne faisant rien, en ne pesant aucunement sur les événements, que je suis parvenu à ce piètre résultat…» (171) Eugenio n’est pas un être d’action, pas plus qu’il n’est un détenteur de savoirs; mais ce manque est un autre aspect qui lui permet d’atteindre (ou presque) le but de sa quête. Le roman hérite d’ailleurs son titre d’une leçon enseignée par un de ses interlocuteurs: «Ne vous en faites pas, vous la retrouverez. Il faut parfois ne pas trop en savoir pour atteindre le but recherché. Soyez sûr que si l’on enseignait la géographie au pigeon voyageur, il n’atteindrait jamais sa destination.» (40) Tout au long du roman, Eugenio rebondit d’une métaphore à une autre, sans que cela ne l’éclaire vraiment. Plus tard, c’est Choisy-Legrand qui l’informe qu’en Chine, il n’apprendra rien directement: «La stratégie du détour, cela ne vous dit rien? […] Dans la société et la littérature française du XVIIIe, tout comme dans la société chinoise, même encore aujourd’hui, c’est le triomphe de la ligne courbe, de la sinuosité, de la stratégie du détour. Les choses ne sont jamais directement exprimées.» (46) Dans le roman, c’est la métaphore du labyrinthe qui prédomine et c’est au moment où Eugenio en prend conscience qu’il obtient la clé du dénouement de l’enquête:

Ce qui lors de sa première visite ici lui avait échappé lui semblait à présent évident, et malgré lui le fit un peu sourire: il se trouvait au centre exact d’un labyrinthe, d’où partaient ces couloirs dont l’un, peut-être, mènerait à l’extérieur, et à la lumière. La récente fréquentation des métaphores que semblaient particulièrement goûter les Chinois ne pouvait pas ne pas lui faire penser à sa situation présente. Il se remémora alors les jours précédents, et se dit que depuis une semaine il avait parcouru quelques couloirs dans le grand labyrinthe de Pékin, qu’il avait bifurqué, fait demi-tour, bifurqué à nouveau, dans l’espoir toujours renouvelé d’accéder à la chambre centrale. Après bien des hésitations il était parvenu, puis revenu, à l’endroit indiqué, et à présent il était à nouveau dans un lieu labyrinthique, cette pièce d’où rayonnaient plusieurs couloirs. (157)

Tout de suite après, Pietro se présente à lui et lui dévoile la vérité. Juliette Einhorn, dans un article intitulé «Le globe et le labyrinthe», émet le même constat: «Pour retrouver la fille de son patron, Eugenio devra donc accepter de se laisser prendre au vertige du labyrinthe.» (2014: 89) Le récit ne repose pas sur le paradigme actionnel, car comme le souligne Eugenio à la fin du roman, ce qu’il avait à accomplir en Chine, il l’a «accompli sans agir» (Garcin: 169). Avant d’aller plus loin en ce qui concerne l’expérience du monde et la conception de l’être humain mises en scène dans le roman, penchons-nous sur une question fondamentale du roman d’enquête et qui se trouve au cœur du roman étudié, celle de la disparition.

 

La figure du disparu

Le roman de Garcin présente deux cas de figure de disparition: celui d’Anne-Laure et de la disparition volontaire, et celui d’Eugenio et de l’effacement. Les deux situations posent le rapport de l’existence des êtres face aux autres et au monde. Pour Anne-Laure, il ne s’agit pas de disparaître complètement, mais seulement par rapport à une partie du monde. Simplement, elle ne veut «plus entendre parler de sa vie passée» (Garcin: 162) et choisit de ne plus exister aux yeux de son père. Elle veut «tout recommencer» (162) et «renaître» (163). Le texte pose alors la question suivante: peut-on empêcher ou s’opposer à la disparition volontaire? Il semble bien que non. Dès les premières pages du roman, même le père d’Anne-Laure entrevoit cette possibilité: «[…] il est possible après tout que rien de particulier ne lui soit arrivé, qu’elle n’ait tout simplement plus envie de répondre à mes lettres.» (31) Eugenio a aussi l’impression de «courir après une fille qui peut-être n’avait fait que vivre sa vie sans rien dire à personne.» (72) Plus loin, M. Zhang demande à Eugenio si «[l]’important n’est pas tant de savoir s’[il va] ou non retrouver la jeune fille, […] mais si la jeune fille est ou non retrouvable.» (137) À la fin du roman, Eugenio a la possibilité de rencontrer Anne-Laure et d’obtenir les derniers éléments de réponse, mais il choisit le camp «de la disparition volontaire, sans trace» (169).

Si Anne-Laure décide de son plein gré de disparaître, Eugenio quant à lui éprouve un vague sentiment d’inexistence et de détachement par rapport à ce qui l’entoure, lequel s’intensifie à mesure qu’il se rapproche de la jeune fille. Dans la foule de Pékin, il songe à un poème de Pessoa dans lequel il est question d’«unité ignorée dans la fourmilière humaine» (130). Le narrateur raconte alors que cette pensée «le renforçait dans son sentiment, peut-être passager, qu’il n’était rien, ne serait jamais rien et ne pouvait vouloir être rien.» (130) Dans une lettre destinée à Mariana, Eugenio écrit qu’il a «un projet: devenir totalement apathique, comme les gens qui n’ont rien.» (129) Dans cette même lettre, il lui parle de «l’étrange sentiment d’inexistence» (171) qui l’habite, de ce «sentiment de se fondre, de disparaître aux yeux de tous» (171). Dans un ouvrage intitulé Disparaître de soi, David Le Breton traite de cette indifférence devant le monde qu’éprouvent bon nombre de personnages de la littérature contemporaine3«Dans certaines histoires de vie, une rupture particulière, une séparation, un deuil, un licenciement, une lassitude amènent à se dépendre peu à peu de son univers familier. L’individu ne sent plus sa place, il s’est souvent senti à l’écart en essayant de s’en accommoder mais cette fois il n’en a plus la force, ou bien il ne l’a jamais eue. Le monde lui échappe. Il quitte alors son univers professionnel ou domestique, il s’efface, sort de moins en moins, ne se soucie plus de son voisinage ni même de ses propres affaires. Il désinvestit le monde qui l’entoure.» (Le Breton, 2015: 23). C’est bien par cette «volonté d’effacement, de discrétion» (Le Breton, 2015: 26) qu’est habité Eugenio. Quoiqu’au départ le lecteur puisse ne pas déterminer clairement si ce sentiment d’inexistence découle d’une force extérieure à la volonté du héros ou non, la fin du roman confirme la deuxième option:

[…] lorsqu’il lui disait [à Mariana] qu’il désirait devenir totalement apathique, mais que dans son esprit il s’agissait d’un choix, d’un désir très net d’effacement en regard d’un monde dominateur, clinquant, trivial, pittoresque et mortifère que tout comme elle il rejetait, et non d’un effacement subi, une mise à l’écart involontaire, le sentiment assez pénible de ne peser sur rien et surtout pas sur l’objet qu’il avait – ou, plus précisément, qu’on lui avait donné – pour tâche de poursuivre. (Garcin: 171)

C’est d’ailleurs lors de sa rencontre avec Pietro Savelli, alors qu’il apprend la vérité concernant Anne-Laure, que son sentiment d’inexistence est exacerbé:

Il se sentit soudain très abattu, presque triste. Plus tard il se dirait que c’était parce qu’il venait de réaliser confusément que, en ce qui le concernait, il ne faisait partie d’aucune des deux [vies d’Anne-Laure, celle d’avant et la nouvelle], que pour ce fantôme qu’il avait poursuivi pendant huit jours il n’était décidément rien, qu’un invisible chaînon – un maillon inexistant […]. (163)

À la lumière de ce qui précède, la disparition de ces personnages n’est pas motivée par les mêmes raisons: l’un veut se retrancher complètement de son ancienne vie pour en habiter une nouvelle alors que l’autre veut s’effacer d’un monde qui lui est insoutenable. Dans les deux cas, la disparition s’inscrit également dans un rapport à l’Autre: pour renaître, Anne-Laure se détache de son père; pour éviter de disparaître complètement, Eugenio se rattachera à Mariana: «[…] je crois que tu es la seule personne qui pourra prévenir cet effacement.» (172) Mais, davantage encore, plus le personnage de l’enquêteur se rapproche de la disparue, plus il s’efface: cela est tout à fait caractéristique des romans d’enquête.

 

Conception de l’être humain et expérience du monde

Jusqu’à maintenant, les éléments liés à l’enquête et à la disparition nous ont permis de mettre en lumière la manière dont se redéfinissent et s’articulent les concepts de l’être et de l’agir, surtout à travers les personnages d’Eugenio et d’Anne-Laure. En fonction de ces dernières réflexions, penchons-nous sur la conception de l’être humain et sur l’expérience du monde qui se dégagent du livre. D’abord, le roman semble mettre de l’avant l’idée que les êtres humains ne peuvent être complètement définis et que la distance entre eux ne peut jamais être totalement abolie.

D’un côté, le narrateur ne donne aucune description physique des personnages et la seule intériorité à laquelle le lecteur à accès est celle d’Eugenio. Ce que le lecteur connaît des autres personnages provient des dialogues entre le héros et ses interlocuteurs, ou encore de ce qu’Eugenio sait d’eux, ce qui signifie presque rien. Même lorsqu’il est question de Mariana, le héros ne fournit que quelques détails concernant son caractère (il dit qu’elle est énergique et qu’elle aurait certainement aimé mener cette enquête). Cette idée que les êtres sont impossibles à saisir dans leur entièreté colle bien avec la Chine du roman où les personnages ne se livrent jamais aux autres: «Vous savez, la franchise et l’authenticité ne sont des vertus qu’en Occident, pas ici. C’est un pays de masques. On respecte d’abord les conventions, les apparences. On joue le rôle qui est le sien, mais pas plus. On ne se dévoile pas.» (Garcin: 124) Cette façon de présenter les êtres humains, d’un autre côté, accroît la distance qui s’installe et demeure entre eux, même lorsqu’ils sont «à portée de main» (88). La seule décision que prend Eugenio, à la toute fin du roman, l’illustre bien: alors que tout se met en place pour lui permettre de rencontrer Anne-Laure et de découvrir ce qui s’est véritablement passé entre son père et elle, il choisit de tirer un trait sur cette affaire et de rentrer chez lui. Pour le dire autrement, et nous empruntons ici les propos de Nicolas Xanthos, «l’enquêteur aurait pu avoir droit à la résolution de l’énigme de la disparition – mais, de son propre chef, il la refuse[; la] distance, qui semblait ici pouvoir s’effacer pour de bon, a finalement été maintenue entre lui et la disparue» (2011a: 52). Il n’est alors pas surprenant que le couple Eugenio-Mariana soit séparé géographiquement et que le baiser qu’échangent «presque par surprise» (Garcin: 167) Eugenio et Béatrice soit raconté comme un «adieu à une histoire jamais advenue» (167) au moment où il quitte Pékin.

En outre, il n’est pas anodin que le récit se déroule en Chine: cela permet d’opposer les conceptions occidentale et orientale du monde. Au fil de ses rencontres, le héros est confronté à de nouvelles manières de percevoir et de comprendre le monde. Par exemple, «les théories fumeuses sur l’absence de réalité du monde et l’illusion du moi qu’il considérait comme des niaiseries new-age, du bouddhisme de pacotille» (138) prennent une toute autre signification maintenant qu’il expérimente la Chine. La métaphore de l’arbre et du fleuve, raconté par l’un de ses interlocuteurs, illustre le parallèle entre l’Occident et l’Orient en ce qui a trait aux dimensions de l’expérience humaine:

D’un côté l’arbre, c’est-à-dire les branches qui se ramifient, […] la filiation, la suite logique, la cause qui provoque une conséquence: c’est une progression active. De l’autre le fleuve, une découverte lente, par déductions concentriques, apparemment sans heurts mais qui témoigne de nombreux tourments en profondeur: c’est une progression passive, qui est entraînée par le mouvement même de l’objet étudié. (151)

Le paradigme qui domine dans le monde oriental n’est donc pas en effet celui de l’action: dans la Chine du roman, il faut plutôt se méfier «des enchaînements logiques» (62) et «parfois savoir rompre la chaîne des causalités» (62). Le récit propose aux êtres humains d’être plus «poreux» (100) et de «laisse[r] les choses [les] traverser» (100). En d’autres mots, ils doivent adopter l’attitude de ce vieil homme dépeint par Tolstoï dans son roman La Guerre et la Paix qu’Eugenio ouvre par hasard:

L’intelligence, qui a tendance à grouper les faits pour en tirer les conséquences, était remplacée chez lui par la simple capacité de contempler les événements en toute sérénité. […] Il comprend qu’il existe quelque chose de plus fort, de plus puissant que sa volonté personnelle, à savoir le cours inéluctable des événements […]. (99)

Eugenio comprend, à mi-parcours, que cette manière d’être au monde est exactement celle qu’il lui faut adopter pour comprendre et mener cette enquête: «Il se disait que le portrait délicatement flatteur que Mariana avant tracé de lui pouvait correspondre, dans son insistance à faire de ses défauts des qualités, à celui auquel un autre personnage lui conseillait de ressembler. En somme, concluait-il, il lui fallait se diriger vers celui qu’il était déjà.» (109) Deux autres dimensions de l’expérience humaines qui s’expriment dans la Chine du roman sont celles du temps et de l’espace, lesquelles expliquent l’ennui et les pressentiments. L’enseignement de Zhang ne laisse aucun doute là-dessus: pour devenir tout à fait compétent, Eugenio doit modifier son rapport au passé, au présent et au futur:

Lorsqu’on s’ennuie, poursuivait Zhang, on se projette trop loin dans le futur, en espérant qu’il arrive vite, ou trop loin dans le passé, car nous le regrettons. Le pressentiment lui, est exclusivement lié au présent, mais à un présent un peu étendu. […] Ce que nous appelons le présent pourrait être constitué de l’instant lui-même, fugitif et insaisissable, ainsi que d’une épaisseur dont il serait le noyau, dans laquelle seraient contenus à la fois le passé et le futur immédiat. […] Ce flottement entre proche passé et proche futur, continua monsieur Zhang, cette sorte de bulle, est ce dans quoi nous vivons: une épaisseur de l’espace dans une épaisseur du temps. (64)

Au fil des pages, le héros se laisse porter par les événements et s’imprègne de la philosophie orientale, laquelle était déjà en fait constitutive de sa personnalité. Ce nouveau rapport au monde se traduit aussi à travers le rapport d’Eugenio à l’écriture.

 

Un roman métafictionnel

Dans le roman, le héros entretient un rapport particulier aux livres, mais surtout à l’écriture. Il nous semble en fait que sa façon d’envisager l’activité littéraire traduise certains enjeux de la littérature contemporaine. En introduction, nous avons vu que les romans contemporains racontent autre chose et le racontent autrement, que les récits ne sont plus construits en fonction de l’action seulement. C’est justement ce changement que le roman met en scène à travers le personnage principal et son rapport à l’écriture. Rappelons que, dès les premières lignes, «Eugenio avait pris la décision de ne plus écrire» (Garcin: 16). Plus loin, il explique qu’écrire lui semblait inutile et c’est pourquoi il a «renoncé à raconter le monde» (126). Autrement dit, puisqu’écrire c’est raconter le monde «tel qu’on le voit» (126) et que le monde le déçoit, le héros est confronté à l’impossibilité d’écrire: «Alors d’une part mon petit monde ne me semble pas assez intéressant, d’autre part je ne me sens pas capable de m’attaquer à plus grand.» (126) Cette attitude est symptomatique du rapport à soi et au monde que mettent en scène plusieurs auteurs contemporains. Plus encore, Eugenio dit le changement de paradigme que laisse entrevoir le roman d’enquête: «Je crois qu’avant, le monde était plus lisible. Aujourd’hui, c’est différent. Les histoires ne suffisent plus.» (126) À cet effet, la fin du roman est explicite:

[…] je ne suis décidément pas sûr de pouvoir être écrivain dans un siècle pareil. Ou bien il faudra que quelque chose se modifie. Je ne veux plus de ces voyages ni de ces histoires lointaines, précieuses ou sordides, je ne veux plus non plus de ces clins d’œil, trouvailles de petits malins, habiletés, esquives élégantes, toutes ces ambitions frauduleuses – mais le pire est que je ne sais pas ce que je veux. […] Si j’écris, je devrai abattre les murs restants, montrer les fils, les briques, les câbles souterrains. Alors, peut-être, je pourrai redémarrer. Raconter des histoires, je ne sais pas si ce sera possible. […] Alors je n’ai rien à proposer vraiment, ni action, ni aventure, ni solide projet d’écriture, ni solide projet d’avenir. Rien. (172)

Ce que nous venons d’exposer découle de la dimension métafictionnelle du roman de Garcin. En effet, Le Vol du pigeon voyageur présente une réflexion soutenue sur la littérature et dévoile ses propres mécanismes. En s’inspirant des écrits de William H. Gass, Carole Bisenius-Penin définit la métafiction comme suit:

Ce sens de méta combiné au terme anglais de «fiction» […] peut donc désigner une œuvre littéraire qui fait référence à la littérature au cœur de sa diégèse, qui se joue des conventions textuelles, interroge les modes de production de la fiction et ses effets sur les lecteurs, grâce à l’intériorisation de commentaires sur l’écriture du texte littéraire lui-même et sur sa lecture. (Bisenius-Penin)

Dominique Viart constate également que la littérature contemporaine comporte une forte dimension métafictionnelle: «Le roman, comme genre et modèle avec lequel on joue, est bien l’objet principal des romans. […] il met en scène un certain épuisement de la littérature, lequel devient matière romanesque et non plus simplement sujet de réflexions critiques.» (1998 : 19) En ce qui a trait au roman de Garcin, un autre aspect métafictionnel est présent: celui de la structure interne des livres. Nous avons souligné au début de la présente section le rapport particulier d’Eugenio aux livres; le narrateur raconte que le héros joue avec eux: «Parfois il compte le nombre exact de pages de texte, le divisait par deux, se reportait à la page correspondante, et y choisissait, de préférence vers le milieu, une phrase quelconque, qui souvent se trouvait être particulièrement emblématique du livre.» (Garcin: 98) Il ajoute ceci: «Il y avait d’autres jeux, celui par exemple qui consistait à ouvrir le livre au hasard.» (99) C’est exactement de cette façon qu’Eugenio tombe sur le passage de Tolstoï que nous avons cité dans une section précédente et qui est fort révélateur pour le lecteur, mais aussi pour le héros: «Le livre qu’il tenait entre ses mains était une édition Pléiade de La Guerre et la Paix, que lui avait offert Mariana. Il l’ouvrit au hasard. Le passage se situait un peu plus loin que l’exacte moitié du livre, dans la deuxième partie du troisième livre.» (99) Ce passage se retrouve lui-même «un peu plus loin que l’exacte moitié» du roman de Garcin. Le roman questionne ouvertement le rôle de la littérature et ses fonctions. À ce propos, c’est un personnage du roman qui renseigne Eugenio quant à la littérature en Chine:

Disons qu’il y a en Chine, et surtout à Pékin, deux sortes de littérature. […] La littérature dite du jingpai, et celle dite du jingwei. Pour autant que je sache, le cadre de la littérature du jingpai est souvent un cadre rural ou champêtre, et rarement urbain. S’il s’agit de Pékin, alors ce sera le Pékin traditionnel, lettré et humaniste, un peu mythique, pour tout dire. C’est une littérature assez désengagée politiquement, qui considère que le changement peut venir par l’éducation, et pas par l’action. […] Le cadre de la littérature du jingwei en revanche, poursuivit-elle, est forcément Pékin, mais le Pékin concret, quotidien et populaire. Le dialecte du petit peuple pékinois y est très présent. Il s’agit d’une littérature beaucoup plus engagée. (117)

D’ailleurs, à ces deux types de littérature correspondent les deux pans de la Chine exposés dans le roman et auxquels le héros est confronté. De manière générale, les questionnements et les constats liés à l’écriture se traduisent dans la narration même du roman: les préoccupations littéraires d’Eugenio sont les mêmes que celles des auteurs contemporains des romans d’enquête.

 

Conclusion

En fin de compte, nous voyons bien comment, à travers le parcours du héros, mais surtout à travers les nouvelles conceptions du monde et de l’être humain, le roman de Garcin présente un changement de paradigme. Sans être tout à fait du côté de l’action ni tout à fait du côté du sensible, le roman recèle des éléments des deux. À ce propos, Fortier et Mercier précisent que les trois logiques ou rationalités constitutives de la narrativité – la logique de l’action, la logique de la passion et la logique de la cognition (que nous n’abordons pas ici) – « s’articulent les unes aux autres dans tout récit, bien qu’elles soient susceptibles d’avoir un poids différent. Il arrive ainsi que l’une d’elles domine l’espace du récit, mais aussi qu’elles partagent de façon plus équitable cet espace» (2004: 180). Quoi qu’il en soit, ce roman enseigne surtout au lecteur contemporain à lire non plus seulement qu’en fonction de ses connaissances du monde de l’action, mais à s’ouvrir à la logique de la passion. Dès lors, le lecteur, qui comme Eugenio accepte de se laisser porter par le sensible plutôt que par l’action, accepte que la fiction ne réponde plus au seul critère de la cohérence narrative. 

 

Bibliographie

Bisenius-Penin, Carole. [s. d.]. « Métafiction ». Le lexique socius. <http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/158-metafiction>.

Dangy, Isabelle. 2012. « Quelques tubes pour une histoire jamais advenue. Le Rôle des chansons dans «Le vol du pigeon voyageur» de Christian Garcin ». Revue critique de Fixxion Française Contemporaine, vol. 5, p. 41-50. <http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx05.04>.

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Garcin, Christian. 2000. Le vol du pigeon voyageur. Paris : Gallimard, « Folio ».

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Fortier, Frances et Andrée Mercier. 2004. « La narration du sensible dans le récit contemporain », dans René Audet et Mercier, Andrée (dir.), La littérature et ses enjeux narratifs. Québec : Presses de l’Université Laval, p. 173-201.

Le Breton, David. 2015. Disparaître de soi: Une tentation contemporaine. Paris : Métailié, 208 p.

Viart, Dominique. 1998. « Mémoires du récits. Questions à la modernité », dans Dominique Viart (dir.), Écritures contemporaines 1 : mémoires du récit. Paris : Lettres modernes Minard, p. 3-27.

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Xanthos, Nicolas. 2011. « Raconter dans le crépuscule du héros. Fragilités narratives dans le roman d’enquête contemporain », dans Frances Fortier et Mercier, Andrée (dir.), La transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain. Québec : Nota Bene, p. 111-125.

  • 1
    «Caractérisé par une mise en jeu des paramètres usuels de la narration – pensons ici aux personnages qui sont rarement décrits, à l’absence d’intrigue, à l’inachèvement de l’histoire –, ce qu’on pourrait appeler le minimalisme narratif, le récit nous semble le plus souvent ordonné à la saisie impressive. Il se présente comme une suite de hic et nunc qui abolissent la distanciation temporelle au profit d’un rapport spatial immédiat: “moi, ici, maintenant, je ressens cela”. […] On ne raconte pas pour expliquer, pour justifier, pour ordonner des événements, mais pour documenter toutes les facettes de la sensation, de toutes les manières possibles.» (Fortier et Mercier, 2004: 196)
  • 2
    Les références dans cette études renvoient à l’édition originale de 2000.
  • 3
    «Dans certaines histoires de vie, une rupture particulière, une séparation, un deuil, un licenciement, une lassitude amènent à se dépendre peu à peu de son univers familier. L’individu ne sent plus sa place, il s’est souvent senti à l’écart en essayant de s’en accommoder mais cette fois il n’en a plus la force, ou bien il ne l’a jamais eue. Le monde lui échappe. Il quitte alors son univers professionnel ou domestique, il s’efface, sort de moins en moins, ne se soucie plus de son voisinage ni même de ses propres affaires. Il désinvestit le monde qui l’entoure.» (Le Breton, 2015: 23)
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