Entrée de carnet
Best-sellers: sur les traces d’Hermès
Qu’y a-t-il de commun entre Harry Potter de J. K. Rowling, le Da Vinci Code de Dan Brown, la saga Twilight de Stephenie Meyer et les polars de James Ellroy? Ils sont tous à la tête des listes des ventes. Alors, la question qui s’impose est la suivante: Pourquoi? Pourquoi ces livres plaisent autant au public? De quoi un best-seller est-il fait? La réponse est sans doute multiple. Un texte qui se place à la tête des ventes fait souvent l’objet de critiques. On le taxe d’artificialité et de superficialité; c’est-à-dire, d’appliquer des recettes avec le but de plaire à un public aussi large que possible. Ces recettes sont assez simples: un héros avec lequel le public peut s’identifier, un héros qui évolue dans un monde manichéen. Pour cela, l’auteur fera appel à la corde sensible du lecteur, un orphelin par exemple, des histoires d’amour ou encore un héros qui, proche de la défaite, finira par s’imposer. Cette vision, cynique et assez répandue, manque de rigueur et ne suffit pas pour expliquer les motifs d’un succès d’édition.
Mon hypothèse est qu’un texte devient un best-seller parce qu’il réussit à traduire le fonctionnement intime, l’essence profonde de son époque. Je m’appuierai pour illustrer mon hypothèse sur deux auteurs. Le premier a bâti son œuvre autour de la magie; le second, autour du secret. Il s’agit de J.K. Rowling et de Dan Brown. La méthode consistera –en paraphrasant Nietzsche– à ausculter les textes «à coups de marteau», utiliser le marteau comme un diapason pour entendre ses «harmoniques» et faire remonter à la surface les récits mythiques qui les fondent.
La centralité sous-jacente
Tout épistémè est dominé par un mythe tutélaire et ce dernier constitue une centralité sous-jacente qui remonte à la surface à travers l’imaginaire. Le mythe tutélaire des Lumières fut Prométhée, dont le déclin entraîna l’apparition de Dionysos. C’est ainsi que le sociologue français Michel Maffesoli préconise la nécessité de construire un savoir dionysiaque, un savoir qui rende compte de l’effervescence du social, de l’orgiastique, du non-logique, du poids de l’imaginaire social et du religieux archaïque, un savoir qui s’ouvre aussi à l’intuition et au sensible (1991). Gilbert Durand, pour sa part, voit dans le postmodernisme l’empreinte d’Hermès (1996: 214). Il s’agit d’un mythe particulièrement complexe et riche en péripéties. Rusé, Hermès dérobe un troupeau (en l’occurrence celui de son frère Apollon) en le faisant marcher à reculons et en l’enfermant dans une grotte; associé à l’Oracle de Pharès, il est à l’origine du mot herméneutique (et du mot hermétique aussi); singulier et multiple, Hermès Trismégiste est le père de tous les arts et le protecteur des voleurs. Et il y a même une lecture écologique du mythe. Né en Arcadie (lieu idyllique où les gens vivent en harmonie avec la nature), il sera aussi le père de Pan, protecteur des troupeaux et des bergers. Mais, en tant que messager des dieux, Hermès reste avant tout un dieu mobile. Ses mythèmes sont donc la mobilité, la pensée magique et le secret.
Le présent s’enracine dans le passé. Il n’est pas anecdotique de rappeler ici qu’Ernst Bloch, dans L’héritage de ce temps, développe le concept de multiplicité temporelle en soulignant que «de véritables paysages urbains du Moyen Âge dorment dans la vie d’aujourd’hui» (1977: 100). Il en est de même pour Umberto Eco. En partant d’un texte de Roberto Vacca (Il Medioevo prossimo venturo), Umberto Eco s’adonne à un jeu interprétatif et prédictif, avec des réflexions qu’on peut lire dans «Le nouveau Moyen Âge», article qu’il intègre dans La guerre du faux (2008). Dès qu’on pense au Moyen Âge, on pense aux épidémies, aux massacres, à l’intolérance, à l’obscurité. Il s’agit pourtant d’une époque beaucoup plus complexe. Pour Eco, la période médiévale se caractérise par la dégradation de la paix, la menace barbare, l’effondrement du pouvoir international (crise du contrôle central). Dans son article rédigé en 1979, l’intellectuel italien constate la crise de la Pax americana et la disparition non pas du monde romain mais de l’Homme libéral, «l’entrepreneur de langue anglo-saxonne qui a eu avec Robinson Crusoé son poème primitif et avec Max Weber son Virgile» (2008: 67). Eco ne se doutait pas qu’un peu plus tard, dans les années quatre-vingt, sous les gouvernements de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, les théories de Milton Friedman allaient s’imposer dans le monde et que nous allions glisser vers une ère néo-libérale et post-panoptique. Dans la même lignée, un autre intellectuel italien, Giuseppe Sacco, développe le thème de la médiévalisation de la ville contemporaine, «une série de minorités qui refusent d’être intégrées constituent des clans; chaque clan repère un quartier qui devient son centre, souvent inaccessible: on en arrive à la notion de contrada médiévale» (Eco, 2008: 70). De manière analogue, Eco fait référence au journaliste italien Furio Colombo qui constate à son tour que la fragmentation du corps social a produit la «vietnamisation» du territoire. Les territoires sont «sillonnés par de nouvelles compagnies de mercenaires» et soumis à des «intérêts privés qui arrivent à s’autogérer et à entretenir les uns avec les autres des rapports d’équilibre et de compromis, avec à leur service des polices privées et des vigiles, possédant leur propre matériel d’autodéfense» (Eco, 2008: 69). Nous pouvons aussi citer Italo Calvino, pour qui «les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peur» (1996: 56). En d’autres mots, le territoire est modelé par l’imaginaire. C’est dans ce sens que J.-F. Mattéi définit la pensée comme étant l’oasis de l’idée, car «la civilisation s’est […] donné la représentation d’une enceinte close, pénétrée de jardins, et cernée de tous côtés par le désert des Barbares» (2004: 277). Le parallélisme entre les deux époques –postmodernisme et Moyen Âge– peut également être appliqué à d’autres aspects de la vie sociale. Au Moyen Âge par exemple, on voyageait dans l’insécurité, situation qui n’a pas beaucoup changé de nos jours. Un autre point commun, c’est la détérioration écologique: on a eu beau prendre conscience de l’importance de la préservation de la planète, on n’arrête pas pour autant de produire des gadgets rapidement périssables et d’entasser des déchets. Mentionnons encore, pour finir, le besoin permanent de réadaptation et de réinsertion: le Moyen Âge étant une époque de transition permanente, la mobilité et la flexibilité étaient devenues deux composantes essentielles à la survie, comme il en est encore de nous jours. Détérioration écologique, nomadisme, tribalisation, insécurité, transition permanente sont autant de traits communs au Moyen Âge et à notre époque.
Harry Potter ou l’alchimie symbolique
Avec le Moyen Âge reviennent aussi la religion et la magie. Musiciens et footballeurs sont aujourd’hui adorés comme des dieux, ce qui nous amène à parler pertinemment du polythéisme de l’homme contemporain. À Rome, chaque famille avait ses divinités (les Lares domestiques), chaque ville possédait son dieu tutélaire, sans compter les divinités telluriques ou encore les dieux locaux habitant les bois et l’eau. Ces déités étaient liées à la guerre, la pauvreté ou la jalousie (Freund, 1986: 63). Des siècles plus tard, Nietzsche et Dostoïevski annonçaient l’apparition d’un nouvel homme que la psychologie post-moderne de Claudio Magris appelle «anarchie d’atomes»; autrement dit, un Moi non compact mais multiple, l’individu compris comme «un tissu d’hétérogénéités, d’irrégularités, de déséquilibres, de contrastes et de dissymétries» (2003: 16-17). La question avait été également abordée par Max Weber. Le «polythéisme des valeurs» wébérien fonctionne comme une métaphore capable de rendre compte du développement de la société contemporaine, le polythéisme étant un régime d’antagonismes, de collisions et de luttes inexorables non seulement entre les valeurs mais en plus entre les conceptions divergentes d’une même valeur, comme la révolution et la paix (Freund, 1986: 58). Nous assistons actuellement à une différenciation croissante des activités humaines, revendiquant chacune sa propre autonomie sans rabattre de ses prétentions hégémoniques sur les autres. Le polythéisme de valeurs est la consécration des conflits inexpiables qui opposent l’économie et la politique, l’art et la science, chacun des domaines développant sa propre loi en conflit avec les autres (Freund, 1986: 58). En règle générale, le polythéisme assume les divisions internes d’une société. Ce polythéisme est une religion anthropocentrique dont le Panthéon ne fait que refléter les avatars humains. Multiple et désenchanté, l’homme moderne construit son propre Panthéon et construit ses propres mythes.
Publié en 1997, Harry Potter à l’école des sorciers est le premier volume d’une suite qui comprendra sept tomes et qui sera déclinée en films, jeux vidéo et tout autres types de produits dérivés. Le succès de la saga a fait de son auteur, J. K. Rowling, la femme la plus riche d’Angleterre. Les romans racontent la vie et les mésaventures du jeune sorcier et de son groupe d’amis, dont Hermione Granger et Ron Weasley. A l’instar des héros mythologiques, Harry Potter fait figure d’élu et relèvera tout au long de la saga de nombreux défis. Il est évident que la production littéraire de Rowling comporte un substrat mythologique; il suffit de s’attarder sur ses créatures fantastiques –cerbères, géants, centaures– pour s’en convaincre. Il est possible d’établir des similitudes entre le mythe archaïque et le mythe postmoderne; c’est-à-dire, entre Harry Potter et Hermès. Hermès Trismégiste est à l’origine de l’alchimie. Il serait l’auteur des Hermetica, un corpus de textes mystiques et philosophiques inspirés de la philosophie grecque et des croyances de l’Égypte hellénistique: «Thot-Hermès, considéré par les Égyptiens et les Grecs comme le grand magicien» (Aufrère, 2007: 16). En outre, Harry Potter est un magicien «de sang mêlé» (ses grands-parents maternels sont «Moldus», ils ne possèdent pas de pouvoirs magiques), tout comme Hermès dont la nature est composite parce qu’appartenant à deux cultures: la grecque et l’égyptienne. J.K. Rowling puise son inspiration dans les deux cultures. Dans le deuxième volume, Harry Potter et la chambre des secrets (1999), le Basilic fait son apparition. Il s’agit d’un serpent géant capable de pétrifier et de tuer d’un simple regard. Le basilic appartient à la mythologie gréco-romaine mais la mythologie égyptienne présente également un nombre important d’ophidiens à tel point que, dans leur ouvrage, Mazoyer et Pérez Rey (2007) leur consacrent tout un chapitre: «Aperçu de quelques ophidiens fantastiques de l’Égypte pharaonique». En guise d’exemple, je citerai simplement l’Apophis, «ophidien formidable qui attaque Rê lors de son parcours céleste et prive sa barque de l’élément sur lequel elle navigue» (14). Dans Harry Potter et la Coupe de feu (2000) nous trouvons celle qui est sans doute la créature la plus représentative de la mythologie égyptienne: le Sphinx.
Dans ce contexte, Harry Potter représente incontestablement un retour à la pensée magique. L’épistémè des Lumières épuisé, il faut désormais faire face à un Réel beaucoup plus large, un Réel qui dépasse le principe de réalité en incorporant l’onirique, le non-logique et l’invisible: l’homme «s’ouvre à des phénomènes aberrants: rêves, récits visionnaires, transes, possessions, que le siècle des Lumières n’aurait même pas osé citer avec décence» (Durand, 1996: 31). Une telle redécouverte de l’homme conflue avec les découvertes de la psychanalyse freudienne et avec la «psychologie des profondeurs» de C. G. Jung (Durand, 1996: 31). Elle coïncide aussi avec l’apogée des nouvelles technologies car elles comportent incontestablement une matrice magique. Cela explique sans doute l’aura des objets, leur charisme (dans le sens wébérien du terme). Ils ne nous appartiennent pas; tout le contraire, nous appartenons aux objets, nous sommes tous devenus accros à nos tablettes, dépendants de nos portables.
Le social-historique
Gilbert Durand utilise le modèle du bassin sémantique pour expliquer la manière dont les mythes éclipsés recouvrent les mythes d’hier et fondent l’épistémè d’aujourd’hui (1996: 44). Ainsi, les années quarante marquent incontestablement la saturation du modernisme prométhéen. Deux événements vont bouleverser l’Histoire de l’Humanité: Auschwitz et Hiroshima. Ces événements feront que la foi aveugle dans la ratio cède le pas au désenchantement et que la notion de progrès devienne obsolète: «les ombres projetées par Auschwitz et le goulag semblent, et de loin, devoir dominer le plus probablement et le plus longtemps le tableau que nous pourrions peindre» (Bauman, 2010: 179).
Il est évident qu’un certain nombre de ruptures se sont produites dans le monde. Pour Gilles Lipovetsky, nous sommes déjà entrés dans l’hypermodernisme, un temps où l’hédonisme et le présentéisme postmodernes durcis finissent par devenir peur et paranoïa: «Tout a été très vite: l’oiseau de Minerve annonçait la naissance du post-moderne au moment où s’ébauchait déjà l’hypermodernisation du monde» (2006: 72). Zygmunt Bauman préfère parler de modernité liquide: «La modernité est en train de passer de la phase solide à une phase liquide, dans laquelle les formes sociales […] ne peuvent […] se maintenir durablement en l’état, parce qu’elles se décomposent en moins de temps qu’il ne leur en faut pour être forgées et se solidifier» (2007: 7). Désormais, rien ne peut être prévu. Politique et pouvoir se sont dissociés et ce dernier se disperse dans l’espace politiquement incontrôlé (2007: 8); nous sommes dans une époque post-panoptique. En effet, la modernité est la séparation entre le temps et l’espace et la mondialisation marque la victoire du temps sur l’espace. Aujourd’hui, le pouvoir est extraterritorial, ceux qui l’exercent peuvent se mettre hors de portée et devenir inaccessibles; leur technique principale est l’effacement, l’élision. La prédominance du sédentarisme sur le nomadisme en est à sa fin. Dans cette étape fluide de la modernité, la majorité sédentaire est dominée par une minorité nomade et extraterritoriale. L’élite contemporaine suit le schéma des anciens maîtres absents. Ce qui rapporte aujourd’hui, c’est la vitesse effrénée de circulation. On célèbre ce qui est éphémère alors que ceux qui occupent la dernière place tiennent à ce que leurs fragiles, vulnérables et éphémères possessions durent plus longtemps et rendent des services durables. Bauman conceptualise ainsi ce qui avait été esquissé par Bertolt Brecht. Rappelons-nous:
Nos expériences, dans la vie, se font sous forme de catastrophes. C’est de catastrophes que nous devons déduire la manière dont fonctionne notre système social. C’est à l’occasion de crises, de dépressions économiques, de révolutions et de guerres que nous devons, par la réflexion, discerner l’inside story. Déjà en lisant les journaux (mais aussi les notes à payer, les lettres de licenciement, les ordres d’appel sous les drapeaux, etc.), nous sentons que quelqu’un a dû faire quelque chose pour que la catastrophe visible ait eu lieu. Alors, qui a fait quoi? Derrière les événements qui nous sont annoncés, nous en supposons d’autres qui ne le sont pas. Ceux-ci sont les vrais événements. C’est seulement si nous les connaissions que nous comprendrions. Seule l’histoire peut nous renseigner sur ces vrais événements; dans la mesure où les acteurs n’ont pas réussi à les tenir tout à fait secrets. L’histoire s’écrit après les catastrophes. […] L’existence dépend de facteurs inconnus (Mandel, 1986: 95).
Postmodernisme, hypermodernisme, modernité liquide. Sous ces trois dénominations se cachent les mêmes symptômes, une société régie par la peur, la peur de l’exclusion, la peur de tout perdre, une société marquée par l’instabilité. A en croire les messages que le pouvoir politique adresse aux fortunés comme aux démunis, une «flexibilité accrue» serait le seul remède à une insécurité déjà insupportable (Bauman: 2007, 24). Eco remarque que Gilbert Durand –contrairement au paradigme scientifique positiviste et mécaniste– voit toute la pensée contemporaine parcourue par le souffle vivifiant d’Hermès (1992: 63). Nous vivrions donc pendant l’ère d’Hermès. Son caractère synthétique –il engendre Hermaphrodite– et sa fluidité «mercurienne» –il correspond au Mercure des Romains, le mercure, appelé aussi argent liquide, étant le plus fluide des métaux– concordent avec le dynamisme du néolibéralisme. L’homme doit s’adapter à un monde vertigineux, situation mise en évidence par Leigh Van Valen dans la théorie de la Reine Rouge (1973). Pour développer sa théorie, le biologiste s’inspire du roman De l’autre côte du miroir de Lewis Carroll. Le déclencheur fut l’une des scènes, celle où Alice et la Reine Rouge se lancent dans une course effrénée. Malgré leurs efforts, elles n’avancent pas car les choses se déplacent en même temps qu’elles. La Reine Rouge l’explique ainsi: «Ici, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit.» (1973) À l’instar d’Hermès, l’homme contemporain est censé être rusé pour survivre; habile à décrypter les informations; multiple et mobile face à un décor qui bouge constamment.
Robert Langdon: homo inquisitor
Récupéré par le néo-platonisme médiéval et la kabbale, le savoir hermétique s’avère être inséparable du savoir scientifique puisqu’il influencera Copernic, Kepler et Newton. Pourtant, les «dégénérescences du modèle hermétique vont amener à la conviction que le pouvoir consiste à faire croire que l’on a un secret politique» (Eco, 1992: 61). La théorie du complot est bien plus ancienne qu’on ne le pense. Déjà Homère signalait que «le pouvoir des dieux est conçu de telle sorte que tout ce qui se passe dans la plaine de Troie n’est que le reflet des multiples conspirations ourdies sur l’Olympe» (Popper, 2002: 165). Pour Popper, la théorie du complot ne serait qu’une version de ce théisme, la conséquence de la «disparition de la référence à Dieu et de la question qui s’ensuit obligatoirement: Qui y a-t-il à sa place? Eh bien, cette place est occupée désormais par divers hommes et groupes puissants» (2002: 166). De cette manière, la pensée magique réussit à s’installer au sein d’une culture positiviste. Elle se nourrit de l’absence, du manque référentiel. Dans l’ère post-panoptique, le pouvoir devient invisible, insaisissable, nomade, et les notions de faux-semblant, de menace et de complot font désormais partie de notre quotidien. «Il suffira de rappeler la théorie du complot juif, Les Protocoles des Anciens Sages de Sion ou le maccarthysme. (Eco, 1992: 62)»
Robert Langdon, symbologiste étasunien créé par Dan Brown, fait son apparition pour la première fois dans le roman Anges et démons, publié en 2000. Leonardo Vetra, prêtre et scientifique éminent, est trouvé mort. Il a gravé sur la poitrine un symbole appartenant aux Illuminati, confrérie secrète qui vise à détruire le Vatican. Trois ans plus tard (Da Vinci Code, 2003), Langdon se verra involucré dans le meurtre d’un conservateur du Musée du Louvre, Jacques Saunière. Dans cette entreprise, Langdon est accompagné d’une jeune femme, Sophie Neveu, petite-fille de Saunière, lequel appartenait à la confrérie du Prieuré de Sion et gardait un important secret (Jésus aurait eu un enfant avec Marie-Madeleine). Dans le troisième roman, Le symbole perdu (2009), Langdon doit enquêter sur l’enlèvement du Grand Commandeur d’un ordre Franc-maçonnerie.
L’homme est un animal symbolique, il coule son expérience dans des formes symboliques pour la rendre communicable (Eco, 1993: 185). Cette formule ne vise pas seulement son langage, mais toute sa culture: sites, institutions, rapports sociaux, costumes. Le symbole est alors «l’épiphanie d’un mystère» (Durand, 1964: 13) car il renvoie à un signifié invisible et indicible. Symbologiste, Robert Langdon opère comme un sémiologue de l’actuel accomplissant dans le roman le travail du détective. Rappelons brièvement que Siegfried Kracauer, dans Le roman policier: un traité philosophique –rédigé entre 1922 et 1925–, envisage le genre policier comme une nouvelle religion, une religion dans laquelle le détective est le prêtre et la messe se déroule dans le Hall de l’Hôtel (1981). Les prêtres de la science succèdent aux prêtres de la foi. Ainsi, dans Anges et démons, on peut lire: «La seule religion des autochtones, c’est la physique. Vous pouvez dire tout le mal que vous voudrez du Seigneur, mais ne vous avisez jamais de blasphémer les quarks ou les mesons!» (Brown, 2005: 31). Sous l’égide d’Hermès, ces forces antagoniques coexistent en tension. J’ai démontré ailleurs (2010) comment le vertige postmoderniste provoque l’apparition de l’homo inquisitor dont Robert Langdon est le parfait exemple, un homme à court de repères qui se livre à une sorte de sémiosis paranoïaque pour survivre.
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En guise de conclusion, je dirai qu’un texte devient un best-seller lorsqu’il réussit à concilier les deux bouts du trajet anthropologique: la centralité sous-jacente et le social-historique. L’analyse des structures significatives des textes révèle une synchronicité entre l’ici et l’ailleurs; c’est-à-dire, entre la modernité liquide et le passé archaïque. Harry Potter et Robert Langdon cristallisent la contemporanéité dans toute sa complexité. Désaxé, l’homme contemporain est en quête de réponses et, pour ce faire, il doit pousser les limites de l’interprétation, fait incarné par l’irruption de la pensée magique et de la libido herméneutique. Ce magma de signification finit par s’imposer à l’auteur et par trouver un écho dans le lectorat; telle est sa puissance.
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