Entrée de carnet

Écran de chair, canal fétiche

Martin Hervé
couverture
Article paru dans Lectures critiques VII, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2014)

Œuvre référencée: Ferré, Juan Francisco. La Fête de l’âne, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2012, 294 pages.

Une entreprise de déconstruction symbolique peut faire office d’engagement. À défaut de prendre les armes, l’écrivain torpille la farce idéologique par l’usage d’une langue explosive, prête à dynamiter les simulacres du système. Admirablement traduit en français par François Monti en 2012, un an après Providence, aux éditions Passage du Nord-Ouest, La Fête de l’âne de Juan Francisco Ferré se présente comme une tentative de démantèlement de l’idéologie et de la geste terroriste, à travers l’exemple de l’Organisation, groupuscule postiche de l’ETA basque indépendantiste. Mais, en s’attaquant également aux rouages du monde globalisé capitaliste et tentaculaire, à ses ersatz de démocratie et à ses contre-pouvoirs factices, son texte frappe de tous les côtés et n’épargne aucune entité dogmatique. Loin de se cantonner au récit linéaire d’un sujet pris dans l’engrenage du terrorisme, l’œuvre de Ferré s’apparente plutôt à la fiction hallucinée d’un fol-en-mythe arrimé à son rafiot à la dérive sur l’océan d’un langage mis au service de la politique, c’est-à-dire, selon ce que nous propose l’auteur, de la perversion. L’une et l’autre sont, en effet, filles de l’imposture et du faux-semblant1Au sujet de la perversion trompeuse, j’invite le lecteur à consulter le livre, au titre emblématique, du psychanalyste belge Serge André: L’Imposture perverse, Paris, Seuil, coll.«Champ freudien», 1993, 425 p..

Avec le délire comme aiguillon de l’écriture, la légende nationale d’un vert pays paradisiaque et de son peuple d’élus est, dès le départ, gâtée. Pour preuve en est l’enfilade désordonnée des chapitres qui ne répond à aucune logique chronologique ou réaliste. L’ensemble s’apparente plutôt à une course à l’effroi, par l’accumulation au fil des pages des meurtres, des orgasmes et des mues d’un certain Gorka K. Ancien conseiller municipal, Gorka s’est très vite imposé comme une rock star télégénique du mouvement terroriste. Néanmoins, s’il représente la figure de proue de la lutte indépendantiste, ses débordements homosexuels sont fortement réprouvés par ses compatriotes, tant du côté de ceux qui l’acclament que de celui de ceux qui le vouent aux gémonies. En polarisant les attentes et les désirs, Gorka révèle surtout l’inévitable substitution du culte de la personne à la croyance en un idéal: son corps célébré devient immarcescible, il survit à toutes les exactions et réactualise sans cesse sa mort, jusqu’à être le spectateur chosifié de sa propre autopsie. Imperméable aux contingences, sa chair doctrinaire demeure insaisissable et insoutenable puisqu’elle est privée d’une tangibilité et d’une réelle identité. Elle ne tient qu’en vertu du langage de la propagande. Miroir teinté et sans reflet, l’être-Gorka ne montre à l’Autre que le vide. Sans espoir de permettre une reconnaissance mutuelle, il ne peut être figuré —faute d’être dévoilé— qu’à travers le médium théâtral des apparences de l’Organisation, de ses costumes et de ses anamorphoses. Ainsi que le souligne un passage du texte, face à Gorka, le pistolet entre les mains, on préfère se tirer une balle dans la tête plutôt que de lui en coller une entre les deux yeux. Lors de l’épisode qui donne son titre au livre, l’idole terroriste entre dans un village sur un vieil âne souffreteux. Très vite, la cérémonie politique pompeuse tourne au grotesque des scènes de carnaval médiéval, le délire s’empare irrémédiablement des habitants en cette parodie de Dimanche des Rameaux. La foule délaisse bien vite Gorka pour réclamer l’âne à l’agonie, préférant le corps martyrisé (mais authentifié dans sa souffrance) de l’animal à la chair virtuelle, car entièrement construite sur une accumulation de discours et d’images creuses, de son cavalier.

Amas de viandes légères comme de la dentelle et coupantes comme du verre, le corps-terroriste idéal tourne à vide; son centre de gravité est un trou noir profond et sidérant comme un œil. Pour masquer ce gouffre, son corps se fait pareil à un rideau ou à un écran sur «quoi se projette et s’imagine l’absence», pour citer Jacques Lacan. Gorka devient «l’idole de l’absence2Les deux citations: Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, (1956-1957), Paris, Seuil, coll.«Champ freudien», 1994, p.155.»; en somme, tout en restant sujet pervers, il est hissé par le dispositif médiatique au rang de fétiche humain édifié sur un trou à combler par le manège incessant des miroitements et des métamorphoses. Le postiche fait homme annonce, en ce sens, l’avènement d’infinies transsubstantiations et le règne de la perversion: le sujet semble se faire objet par des changements de peau et d’identité, aussi faciles, rapides et vains qu’une navigation entre des programmes télévisuels par simple pression du doigt sur une télécommande. Défilent sous les yeux du lecteur de multiples incarnations, de la femme militaire proche de s’embraser au transsexuel servant aux clients d’une taverne tropicale la «voiturexplosive», son fameux cocktail assaisonné de sperme. D’une figure à l’autre, le fantasme morbide et sexuel règne incontestablement, un fantasme toujours orchestré dans des rituels méticuleux, afin que tout soit bien ordonné, bien rangé dans le rapport que le nouveau sujet de la Terreur entretient avec son univers de choses réifiées. Durant ses moments d’intimité, Gorka revêt les uniformes des hérauts de l’État qu’il honnit devant un miroir, assouvissant là un plaisir évidemment narcissique. Mais l’écran et le regard entretiennent chez lui plus d’un lien avec la jouissance. Ainsi, sa verge sécrète sa semence à intervalles réguliers devant la télévision, la turgescence du membre —et la potentialité de plaisir— variant en fonction des émissions et de la sympathie ou de l’aversion qu’elles affichent envers l’Organisation. L’orgasme pris avec autrui semble, de son côté, inaccessible hors de l’aire de puissants fétiches tels le béret rouge de l’Ertzaintza dont il coiffe ses amants musclés ou un rondin de bois échappé de son enfance. Homme, bibelot ou image, chacun est forcé de se «résigner à sa condition distraire d’objet désirable», à accepter son objectalisation par les discours promus tant par l’Organisation que par l’État. L’apogée de la jouissance assujettie à la propagande se manifeste sans conteste lors de l’enterrement d’un indépendantiste. Sa dépouille est recousue à la va-vite avec les organes d’autres compagnons morts dans l’attentat. Le cadavre rafistolé, terroriste absolu et montagne de chair pourrissante, surgit hors de son cercueil et, face à lui, Gorka ne peut que ployer l’échine en attendant de se faire enfiler: objet pour objet, la rigidité cadavérique contre la virtualité d’une idole-écran, d’un sujet-fétiche hors de toute prise tangible, mais se rêvant entièrement rigide à l’image du revenant. Le coït entre le corps béant de l’égérie télé-idéologique et la viande pourrie du combattant parfait ne peut aboutir, en toute logique, qu’à une union stérile, à l’éjaculation avariée d’un mythe nationaliste mort-vivant.

Outre le phallus gorkaien, appendice agité, dressé ou ramolli comme un «senseur de contrôle d’audience», un autre totem, le téléviseur, paraît obséder le monde terroriste dépeint par Ferré. L’un et l’autre se nourrissent respectivement de leurs visqueuses matières séminales et médiatiques, en des parodies de messe pour révolté fasciné par l’image. L’âge moderne promet la suprématie de la télévision (Gorka n’a-t-il pas prononcé ses vœux de combattant de la cause basque devant son poste?) sur les anciennes formes de savoir, le livre en tout premier lieu. La Némésis de Gorka prend justement les traits d’un écrivaillon paradant sur les plateaux. Avec son livre au titre protéiforme, tantôt traduit par La Mélopée de la mule, puis L’Homélie du grison ou Le Festival de la bourrique, sa polysémie étant éternellement inaccessible à l’esprit caparaçonné du terroriste, l’auteur réclame l’indépendance des provinces basques avec un motif hautement provocateur. Il souhaite, en effet, que le pays se déleste de ce qu’il juge être un boulet régional, archaïque et violent. Le sang de Gorka ne fait qu’un tour, car il a finalement trouvé l’ennemi à sa mesure. Pourtant, il reste impuissant à atteindre ce double fictionnel et sarcastique de Ferré. L’auteur bien réel de La Fête de l’âne ne se refuse donc aucune caricature ni aucune influence. Il pioche librement dans une dense mixture historico-littéraire. Les aventures délirantes de Gorka sont l’occasion de retrouver les empreintes, parfois lourdement marquées, du monstre de Kafka, de l’idiosyncrasie et du «mythe de l’éternel retour» cher à Nietzsche, sans faire l’impasse sur la reconstitution de l’assassinat de Marat. L’écriture que Ferré déroule est accoutrée de tout un jargon médiatique, politique et religieux, les phrases s’emberlificotant quelquefois dans des essais de descriptions techniques indigestes. Reviennent en mémoire les expérimentations sémantiques d’Elfriede Jelinek dans La Pianiste, où son utilisation excessive d’un langage dominant et normatif indiquait en creux qu’il était piégé de l’intérieur par la volonté subversive de l’écrivaine autrichienne. Comme le pense Gorka, «le patriote est une histoire de cœur, pas de tête». Dans tout projet populiste, la masse est perçue comme une créature viscérale, réceptive à des émotions grossièrement taillées par le discours. Les mots évidés dans les chants bouillonnants d’emphase du lyrisme patriotique doivent dompter le peuple. Par conséquent, Gorka, «mystificateur congénital», ne peut voir dans la parole affranchie et plurivoque de l’écrivaillon que les germes de la ruine de son entreprise sacrée et monolithique, et, in fine, y découvrir la promesse d’une chute dans un réel dissolvant.

Les boniments de l’Organisation et de l’État, leurs armes médiatiques et répressives, tout paraît se disloquer, à l’issue de la lecture, dans le brouhaha de neige d’un téléviseur défectueux, tandis qu’apparaissent par intermittence quelques images de l’attentat de 1973 contre l’amiral Carrero Blanco, alors dauphin de Franco, sa voiture éjectée dans les airs par une charge explosive. Attentat ouvrant magistralement les pages du livre et revisité par un Ferré qui ne paraît pas bouder son plaisir tout du long, comme en témoignent son humour grinçant, ses tableaux sordides d’exécutions, de viols collectifs et de jouissance contrariée, son écriture, enfin, qui pulvérise toutes les utopies. Face aux chantres d’un futur édénique dont la vacuité est désormais rendue évidente, Juan Francisco Ferré nous tend une paume où palpitent les cendres toujours brûlantes du présent de la brutalité et de la bêtise.

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    Au sujet de la perversion trompeuse, j’invite le lecteur à consulter le livre, au titre emblématique, du psychanalyste belge Serge André: L’Imposture perverse, Paris, Seuil, coll.«Champ freudien», 1993, 425 p.
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    Les deux citations: Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, (1956-1957), Paris, Seuil, coll.«Champ freudien», 1994, p.155.
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