Entrée de carnet

Scènes de cul postmodernes et autres allusions à la neuvième porte du corps

Karrick Tremblay
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: DesRochers, Jean-Simon. La canicule des pauvres. Montréal, Les Herbes Rouges, 2009, 672 pages.

En mars dernier, je faisais paraître, dans le cahier Champ libre du journal Le mouton noir, un article critique1Karrick Tremblay, «La canicule des pauvres: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas» Champ libre dans Le mouton noir, Rimouski, vol. 16 no 4, 2011, p.2 sur le roman La canicule des pauvres2Jean-Simon DesRochers, La canicule des pauvres, Montréal, Les Herbes Rouges, 679 p.Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CP, suivi de la page, et placé entre parenthèses dans le corps du texte. de Jean-Simon DesRochers. Sans le savoir, j’y exposais un croquis du plan de ce présent travail. La canicule des pauvres est un des rares romans québécois contemporains à être reconnu à la fois comme succès commercial et littéraire. Pour donner un avant-goût de l’histoire, ou plutôt des histoires puisque le roman est construit en calquant la méthode des téléromans populaires, c’est-à-dire plusieurs histoires qui s’entrecoupent ou pas, disons seulement que la pornographie est omniprésente et présentée de manière explicite, que la drogue est souvent l’élément rassembleur entre toutes ces histoires, mais, surtout, que ce sont les personnages et leur évolution qui génèrent celles-ci.

Nous avons donc entre les mains un «roman adressé à ceux qui ne lisent pas3Sous-titre de mon article qui fait référence aux remerciements de Jean-Simon DesRochers: «Et parce que l’ironie dépasse les prétentions à la sagesse, je dédie ce livre à ceux qui ne lisent pas. (CP, p.674)» Karrick Tremblay, «La canicule des pauvres: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas» ouvr. cité, p.2.» et, ironiquement, c’est en faisant une analyse plus poussée des éléments inhérents à la littérature postmoderne que le lecteur plus aguerri trouve son compte. C’est donc dans cette optique que j’ai choisi de lire La canicule des pauvres et je vais montrer comment les multiples mises en abyme, l’intertextualité et les différentes formes d’intermédialité servent à générer l’autoréflexivité de l’œuvre et de son contexte d’édition.

Étant donné que le roman renferme plusieurs histoires, je propose de faire plusieurs microanalyses de cette autoréflexivité. Chaque partie de cette analyse sera donc dédiée à un personnage et aux enjeux qui s’y rapportent. C’est autour de ces derniers que je développerai mon étude en mettant en lumière le ou les rôles de créateurs, acteurs, observateurs ou récepteurs dont chacun d’entre eux a hérité. Il est à noter que l’ordre dans lequel j’ai décidé de présenter les personnages n’est pas tributaire de leur importance dans le roman, mais relève plutôt d’un choix visant à favoriser un meilleur cheminement de mes idées.

 

Sade se paie une pute

Je vais commencer par l’histoire de Trevor Adamson qui se paie Jade, la prostituée du Gallant. Pour vous situer un peu, Adamson a des tumeurs au cerveau et il va mourir. Il décide donc, à partir d’un raisonnement tordu, de se payer une prostituée qui ressemble à sa femme en vue de lui faire voir les pires atrocités possible. Or, il apparaît que cet Adamson est en fait en train de réécrire à sa manière sur un blogue Les cent vingt journées de Sodome. En effet, avant la première rencontre entre ces deux personnages, «comme convenu, Jade avait lu Les cent vingt journées de Sodome en s’arrêtant à la description de Michette, huitième et dernière fillette du sérail. (CP, p.201)» À leur deuxième rencontre, Adamson brûlera le livre, ainsi que sa chemise et son pantalon pour que Jade se recouvre le corps de la cendre ainsi produite. Nous n’avons pas accès à ce qu’Adamson écrit sur le blogue. En revanche, Jean-Simon DesRochers nous en offre un genre de tableau:

Après une heure d’expérimentations, de pénétrations sans capote négociées au triple du prix original, de sexe anal sans lubrifiant, d’insertion de poings dans les divers orifices des grosses, d’orgasmes feints et parfois franchement atteints, de saignements légers, de foutre avalé, de claques distribuées, de sueurs mêlées, de salives crachées… (CP, p.355)

Ou, pire:

La brunette fardée, venue s’introduire en levrette dans l’anus déjà occupé par Adamson. […] Jade voit les deux verges pilonner à mort le cul de la fausse blonde sur un high de meth. La blonde profite de cette torture sanglante pour atteindre un étrange niveau de plaisir. Son visage a tous les traits de la douleur. Mais son sexe, rigide et courbé laisse pendre un long fil de liquide préséminal jusqu’aux draps […] avec le sang qui s’échappe du cul de la blonde, avec la somme des lésions engendrées par les frottements, il est clair qu’Adamson reçoit une généreuse part de VIH. […]La brunette lui chie dessus maintenant. […] De la merde liquide coule de son ventre jusqu’à ses cuisses (CP, p.448).

Ce qui ne nous fait plus douter de l’éventuelle intertextualité entre La canicule des pauvres et le livre de Sade dont il est question, c’est le moment où il est dit que «dans trois ans, pour en finir avec ce traumatisme, Jade lira les pages restantes des Cent vingt journées de Sodome. Elle découvrira qu’Adamson, dans sa folie organique, était parvenu à créer des perversions absentes de cette encyclopédie du vice. (CP, p.452)» Ce propos tend à montrer que La canicule des pauvres se revendique comme une reprise de l’œuvre4En effet, bien qu’il ne mentionne que Les cent vingt journées de Sodome, La canicule des pauvres partage aussi des procédés avec d’autres livres de Sade. Par exemple, les scènes d’orgies sont comparables, autant par la manière de les amener que le vocabulaire utilisé (à part ici, je n’avais vu le verbe «enconner» que dans les livres de Sade). De plus, la dernière scène avec Adamson rappelle la fin de La philosophie dans le boudoir; celle où un vérolé jette sa semence dans le con et le cul d’une femme et qu’ensuite Eugénie lui «couse et le con et le cul, pour que l’humeur virulente, plus concentrée, moins sujette à s’évaporer…» Sade, La philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, p.283 du Marquis de Sade.

En représentant Adamson comme figure d’auteur et Jade comme figure de lecteur, nous observons la tension qui existe entre ces derniers. Premièrement, Adamson doit écrire, sinon il va mourir; on l’a bien averti: «Deux jours où tu publies rien sur le forum de Montréal [merb.ca], j’envoie un gars pour t’effacer… (CP, p.298)» L’insistance5À deux autres reprises, on insiste sur ce fait: «God, I must write… (CP, p.102)» et «Si Adamson ne publie pas un texte sur merb.ca avant minuit demain, ce sera le signal définitif pour activer le plan B. (CP, p.486)» qu’on accorde à cet état de fait instaure une mise en abyme qui représente bien un des éléments de la recette aporétique de Jean-Simon DesRochers: Il faut écrire chaque jour. Non seulement, et les auteurs s’accordent sur ce point, il faut écrire chaque jour pour se proclamer auteur, encore faut-il publier régulièrement si on veut rendre son public dépendant. De plus, il y a cette Jade qui est obligée de regarder les scènes décrites plus haut. Mais qui est cette Jade si ce n’est le lecteur? Dans toutes les scènes précédentes, on dit que Jade est forcée d’assister aux scénarios tordus d’Adamson. Pourtant, jusqu’à la fin, elle le fait par choix; rien ne l’oblige à continuer sauf l’argent qui est en jeu. Le lecteur non plus n’est pas obligé, il pourrait passer les pages ou lire en diagonale, mais il ne le fait pas. Il se retrouve, bien malgré lui, attaché à sa chaise, tout comme Jade au moment où elle assiste à la scène la plus horrible.

Cette scène finira avec Adamson qui dira: «Je… (CP, p.451)» Ce retournement vient mettre en abyme un autre processus de création: il faut incarner ses personnages, les habiter. Dans La canicule des pauvres, Adamson n’a plus que Jade pour entretenir ce lien avec le réel. À la fin, il se perd; il devient Samuel Nolan, pseudonyme de l’auteur qui écrit sur le blogue. Il devient fou. Tout ça tend à illustrer la perte de contrôle inhérente au processus d’écriture et les dangers que cela occasionne. Pour Adamson, le livre s’écrit tout seul ce n’est plus lui qui dicte, ce n’est plus lui qui fait le plan, lui, il n’écrit plus et cela signe sa mort.

 

Zach et Daphnée font un porno

Zach et Daphnée forment un pseudocouple. Si j’ai terminé la dernière partie avec l’idée de l’incarnation de l’auteur dans ses personnages, c’est pour amener celle-ci: L’auteur doit composer avec le fait qu’il va être lu et assumer son texte suite à la publication. Dans La canicule des pauvres, Zach se fait embobiner par Kaviak (par l’entremise de Takao) et tourne un film porno amateur qui se retrouve sur Internet, ce à quoi il se dit: «Putain… si jamais Daphnée voit ce truc. MERDE! (CP, p.369)»

En réalité, ce n’est ni Takao ni Kaviak qui embobinent Zach; c’est Daphnée qui veut égaliser les choses parce qu’elle a fait de même; elle a joué dans un porno de Kaviak. Alors elle établit un plan. Pourtant, le rôle qui lui est donné dans La canicule des pauvres est celui de l’actrice; celle qui n’a pas de personnalité propre, qui incarne tout ce qu’on lui dit d’être. Paradoxalement, le rôle de créateur (celui sans qui rien ne serait arrivé) est attribué à celle qui joue un personnage, celle qui tourne des films pornos et des publicités. Ici, l’intelligence est donnée à celle qui incarne le dernier rôle, au même titre que Samuel Nolan incarnait un rôle inventé par Adamson. Encore une fois, une sorte de fusion vient souder le personnage et le créateur, au point de se demander qui tire les ficelles. Il ne faudrait pas oublier qu’écrire c’est avoir la capacité d’incarner plusieurs rôles, notamment celui du lecteur.

 

Claudette abattage et l’héritage de la contre-culture 

La canicule des pauvres, à l’image des habitants du Gallant, tire sa substance à la fois de la culture populaire et à la fois de la contre-culture. Le cinquième étage du Gallant est habité par un groupe de sidéens qui passent leur temps à faire des orgies et à créer de la musique: «quelque chose [qui se situe quelque part] entre la musique punk et l’expérimental. Une fusion sans homogénéité, un son rempli d’impureté. Quelque chose de vivant, d’imparfait, de grossier…de réel… (CP, p.378)». Plusieurs idées jailliront d’une discussion entre les membres du groupe qui exclue Lulu, la tête dirigeante du groupe: «Moi je suis écœuré de sa manière de nous contrôler, il y a pas juste elle qui peut lire des essais pi faire des théories… [… ] T’sais, Lulu, elle se pense postmoderniste parce qu’elle dirige un groupe de postpunk. (CP, p.586)» L’association des mots postpunk et postmoderniste donne à penser que ce qui est dénoncé ici tient de l’aporie que représente la marginalité; quand la mode devient la marge, qu’est-ce qui devient la marge? Les autres éléments que je retiendrai de ces conversations pourraient représenter les questionnements intérieurs auxquels sont confrontés, probablement, tous les artistes qui choisissent la voix de la contre-culture. En voici des bribes:

J’ai senti que la musique de Claudette Abattage – je veux pas dire que j’en ai honte… pas pantoute… c’est super bon, ce qu’on fait. Non. Ce que je veux dire, c’est qu’avec le talent qu’on a… on pourrait faire mieux. […] C’est pas juste une question de cash. Oui, OK… je suis tanné d’être pauvre… […] je me dis qu’on pourrait essayer de composer un hit… une toune qui vendrait. […] C’est ben cute, l’underground… ça parait super bien au niveau de l’intégrité artistique. Mais j’ai pas envie de vivre ce qui me reste avec juste de l’intégrité dans les poches… […] Ils ont fait du cash avec le temps[en parlant de Sex Pistols et The Ramones]. Pis nous autres, du temps, on en a pas. (CP, p.528)

Ces affirmations constituent en effet une forme de réflexivité de l’œuvre elle-même, une œuvre inclassable appartenant à tout et à rien. Elle est à la fois postmoderne, ce dont je suis en train de débattre, et marginale.

Encore une fois, nous avons droit à un retournement semblable aux deux précédents; le personnage se libère de l’emprise du créateur. En effet, les membres de Claudette abattage prennent, en quelque sorte, conscience de leur existence, existence qui est symbolisée par la mort imminente: «À moins qu’un hostie de génie se dégraisse les neurones pis accouche d’un miracle, ma vie va être courte… pareil pour Chloé… pareil pour toi…j’ai pas envie de m’accomplir dans le symbolisme… pis encore moins dans le symbolisme d’une autre personne que moi… (CP, p.585)» Cette affirmation se présente comme un écho symbolique au monde de la marge. On pourrait aussi être tenté de dire que «l’hostie de génie» dont il est question est l’auteur et que La canicule des pauvres est le miracle dont on parle. À ce sujet, puisqu’on a commencé à parler d’intermédialité, le disque audio enregistré par le groupe Claudette abattage pourrait s’avérer lui aussi être une forme de mise en abyme de La canicule des pauvres; en plus d’être postpunk marginal postmoderne, il est prévu qu’il verra le jour en «septembre [puisque] la compagnie dit qu’il se vendra mieux comme cela (CP, p.108)». Outre le fait que nous observons ici un processus de réflexivité du monde commercial de l’édition, ce qui vient encore une fois s’opposer à la notion même de marginalité, cela nous rappelle que le roman dont la citation provient a été lui-même lancé en septembre 20096«Lancement officiel le lundi 28 septembre de 18 à 20h au Pub Quartier Latin, rue Ontario Est à Montréal»..

 

Ce qui entre par le cul, et ce qui en ressort 

Dans le paragraphe précédent, j’ai évoqué la notion d’intermédialité sans la définir. C’est donc sous cet angle que je propose d’amener le personnage de Kaviak, pornographe amateur et philosophe à temps partiel.

L’intermédialité consiste à intercaler dans une œuvre une autre œuvre n’utilisant pas le même média que l’œuvre dont il fait partie. Dans La canicule des pauvres, il y a Claudette Abattage qui enregistre un album, Henriette qui passe sa vie à écouter des téléromans, Adamson, alias Simon Nolan, qui écrit son blogue, et Takao, à qui la prochaine partie sera consacrée, qui dessine sa bande dessinée. Ces modes d’intermédialité, qui sont seulement évoqués et commentés, ont tous en commun d’être des mises en abyme complexes de l’œuvre qui les contient. Les films tournés par Kaviak n’échappent pas à cette règle et, au contraire, sont beaucoup plus explicites que les autres; ils sont représentés dans l’œuvre, soit sous la forme de films que Zach écoute sur internet, soit comme description des scènes au moment du tournage.

Pour arriver à ce qu’ont en commun la pratique de Kaviak et La canicule des pauvres, je dois retourner à Lulu de Claudette Abattage. J’ai déjà parlé des orgies que s’offrait le groupe de musique. Pendant une de ces scènes, quelqu’un «se tient derrière elle, équip[é] d’un gode-à-cul plus petit, bien mouillé. Lulu relève son derrière pour l’inviter à suivre la voie socratique. (CP, p.280)» Cette voie socratique, cette voix philosophique c’est celle du deuxième discours de Kaviak. En effet, Kaviak tourne des films pornographiques –on peut encore parler de mise en abyme par intermédialité– mais il se sert aussi de son studio pour enregistrer des capsules philosophiques. Dans le chapitre intitulé «La philosophie des lumières» (CP, p.113-116), Kaviak installe son studio. Il utilisera la formulation «le vice suit la voie de la lumière (CP, p.115)» pour nous donner la puce à l’oreille concernant son double discours. Or, c’est seulement par l’entremise du site pornographique de ce dernier qu’on peut y avoir accès. En effet, le lien qui permet d’aller sur le site logeant les enregistrements de ses idées, «More on kaviakmind.com (CP, p.578)» n’apparaît à l’écran seulement qu’après le cent vingt-deuxième clic sur le site logeant les films pornographiques. Cette philosophie arrive de manière subliminale, elle arrive par la porte de derrière, elle entre par le cul pris au sens large.

En comparant La canicule des pauvres avec le double discours de Kaviak, on y constate plusieurs similarités. Le discours philosophique de Kaviak est souvent confiné dans quelques chapitres7«Parler seul (CP, p.115)» qui, ironiquement ressemble au titre d’un recueil de poésie publié par Jean-Simon DesRochers (Parle seul) «Les superstitions ordinaires (CP, p.229)», «La raison est sans morale (CP, p.291)» et «La souhaitable décadence (CP, p.418)». facilement repérables. Le lecteur, tout comme Zach, a le choix de cliquer ou non sur kaviakmind.com; il peut choisir de ne pas lire ces chapitres (tout comme il peut le faire avec les chapitres sadiques). De plus, plusieurs phrases émanant du discours de Kaviak servent à défendre sa pratique et, par extension, ce que La canicule des pauvres représente: «Je me demande ce qu’on retiendra de moi dans vingt ans. Le cul ou les idées… ce serait bien que ce soit les deux… Non… c’est pas possible… (CP, p.231)» ou «L’idée admise dans nos sociétés suggère qu’un participant à la culture pornographique ne jouit d’aucune crédibilité en dehors de la pornographie. (CP, p.418)» Ces deux extraits reflètent les craintes qu’auraient pu soulever pour l’auteur l’écriture de La canicule des pauvres. N’avons-nous pas affaire ici à une mise en abyme, par extension, du postmodernisme? D’autres réflexions de Kaviak permettent de mettre en lumière le lien étroit qui s’établit entre le créateur et son public: «Pour vivre la scène dans son intensité, tu dois avoir un lien particulier avec les personnages… Regarder un film, XXX ou pas, c’est comme lire un livre, ça comble la solitude, ça efface les angoisses… c’est du rêve instantané… Les vrais voyeurs cherchent pas un spectacle, ils cherchent des apparences de vérité… (CP, p.488-489)». Ces extraits rappellent l’aporie du réel telle que décrite par Forest dans «Reprendre et revenir»8Philippe Forest, «Reprendre et revenir», dans Laurent Zimmerman (dir.), L’aujourd’hui du roman, Nantes, Éditions Cécile Defaut, (Littérature), 2010.. On le voit, Jean-Simon DesRochers brouille la distinction entre le personnage et le créateur, mais surtout, et en plus, il vient brouiller la distance entre le lecteur et l’auteur: «Je me considère à la fois comme un produit et un créateur du carnaval perpétuel qu’est notre époque… Je suis la parade, je suis le spectateur. (CP, p.419)» La rhétorique de Kaviak apparaît également dans un livre mis en abyme dans le roman; Les aphorismes barbares. Ce livre, qui est qualifié de «livre à un dollar», et qui est écrit dans le même style que les idées de kaviakmind.com, est critiqué sévèrement par Sarah, un personnage qui n’a rien à voir avec ce dernier: «Qu’est ce que je dis? Je vais pas me mettre à philosopher…je connais rien en philosophie…ouais, peut-être, mais ça ferait passer le temps…avec cette chaleur…pas grand-chose d’autre à faire que de réfléchir en silence… ça ou lire les idées d’un type qui pense à ma place…n’importe quoi sauf ce vide infernal…(CP, p.309)».
Enfin, le lien entre La canicule des pauvres et la dualité kaviakmind/kaviaksex, apparaît avec netteté dans le chapitre «Caméra à l’épaule (CP, p.314)». Imitant la forme cinématographique, le narrateur donne littéralement la télécommande au lecteur et utilise outrancièrement les fonctions primaires de cette dernière dans l’énonciation: «Stop […] Rewind […] Stop.[…] Mute […] Avance rapide […] play. (CP, p.320)». De plus, Kaviak mentionne vouloir recréer un évènement qui avait été un succès, c’est-à-dire produire un deuxième Summer Fuck Fest. Il ne dit pas de quoi est fait un Summer Fuck Fest (on se doute qu’il s’agit de films pornographiques), mais il dit que: «Le premier Summer Fuck Fest lui [a] permis de doubler son nombre d’abonnés en un rien de temps, au grand plaisir de sa boîte de production. (CP, p.217)» Encore une fois, on en revient à La canicule des pauvres. En effet, le titre du livre aurait très bien pu être Summer Fuck Fest, puisque cela aurait été cohérent avec le propos et que canicule se rapporte incontestablement a été. De plus, La canicule des pauvres aura probablement fait bien plus que doubler son nombre de lecteurs, au grand plaisir de sa maison d’édition.

Avant d’abandonner les scènes de sexe au profit des bandes dessinées, j’aimerais attirer votre attention sur une autre scène d’orgie qui nous faisait connaître les membres de Claudette Abattage (CP, p.35-40). Dans ce chapitre, les scènes sont découpées par tableaux. Entre les tableaux, il y a toujours un «CLIC» qui en fait représente le déclic généré par un appareil photo qui prend des clichés en continu.» Nous avons déjà vu que la séparation en tableaux des scènes rappelle la manière télégraphique qu’avait Sade de rendre compte de ce genre de scène. Il faudrait aussi se rappeler que Zach a eu accès à kaviakmind.com en accumulant les clics sur le site kaviaksex.com. Dans le chapitre, il y a trente-et-un clics. C’est encore loin des cent vingt-deux clics de Zach, mais en considérant les choses ainsi, nous pouvons voir un processus de mise en abyme paradoxal venant miner la crédibilité de l’autorité narrative. En effet, en soutenant l’hypothèse que les orgies décrites sont des scènes prises par Kaviak, nous arrivons à la conclusion que même le narrateur devient confondu dans l’entité globale auteur-lecteur-narrateur-personnage. Pour finir avec ce dernier, à un certain moment du livre il affirme faire un rêve où il se voit «octogénaire, à la tête d’une organisation ou d’un mouvement majeur. (CP, p.614)». Si, encore une fois, il faut voir une mise en abyme dans cette affirmation, peut-être faudrait-il y voir la prétention nécessaire au travail de l’auteur, celle qui lui permet de briser le silence et d’écrire, celle qui lui permet d’aspirer à quelque chose.

 

Je suis un écrivain japonais

Le dernier personnage que je veux aborder ici m’amène à établir un lien d’intertextualité avec Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière. En effet, Takao Ibata est un bédéiste japonais qui vient observer les Montréalais du Gallant pour écrire une bédé. Ce n’est pas du simple fait qu’il soit Japonais que j’extrapole dans un lien intertextuel. En effet, les épisodes mettant en vedette le bédéiste soulèvent le même débat que dans le livre de Laferrière: le problème d’appartenance. Cependant, dans La canicule des pauvres, il ne s’agit pas du personnage de Laferrière transposé, mais de son antithèse. En effet, Takao est vraiment japonais et il se rend vraiment à Montréal pour, et il insiste, «voir comment [ses] voisins vivent dans ce pays… c’est une recherche… (CP, p.233, 243)», tout en admettant vouloir «s’acclimater au milieu d’abord. (CP, p.99)» Encore en opposition avec Je suis un écrivain japonais, Takao dit devoir «comprendre leurs intentions profondes… leur manière d’agir… pas question de recycler les clichés sur l’Amérique… il y en a trop en circulation (CP, p.539)». Une des choses qu’on relève en premier dans le roman de Laferrière est justement l’utilisation de clichés sur le Japon, par exemple, l’onomastique des noms des deux Japonais qui viennent rendre visite à l’écrivain: Mishima et Tanizaki dont les terminaisons respectives réfèrent à Hiroshima et Nagasaki. Pour finir de nous convaincre de cette intertextualité, dans les deux livres comparés nous pouvons observer un conflit entre l’écrivain japonais et son éditeur, ainsi qu’une avance de 5000 $.

En procédant à la fois par mise en abyme et intertextualité, c’est maintenant la frontière entre les auteurs eux-mêmes qui est sublimée. En effet, tous les indices associant Takao Ibata à Je suis un écrivain japonais, en plus d’être des indices de réflexivité, se révèlent comme des mises en abyme de quelques éléments relatifs aux processus de création. Nous venons de voir l’étape de la recherche, mais avant la recherche, il faut établir un plan: «Il fait un autre pas en direction de son ordinateur. Son cerveau développe une structure linéaire à une vitesse fulgurante. Il trace le parcours de son prochain gekiga, choisit l’angle d’approche, anticipe les recherches nécessaires. (CP, p.426)»
Dans la citation suivante: «Je crois que le terme exact serait… autobiographique. Je dessine ma vie et celle des gens qui gravitent autour de moi. (CP, p.128)», en plus de montrer que la création de personnage se fait surtout en observant ceux qui nous entourent, et puisque Takao observe les personnages de La canicule des pauvres (ou ceux du Summer Fuck Fest de Kaviak, étant donné que nous avons précédemment montré ces niveaux de mise en abyme), il va sans dire que la bédé que Takao projette de faire sera aussi une mise en abyme réflexive de l’œuvre. Tout comme le narrateur de Je suis un écrivain japonais, Takao est un personnage auteur qui utilise l’autofiction; ce n’est cependant pas le cas du narrateur de La canicule des pauvres qui est, lui, hétérodiégétique.

Dans une conférence intitulée La création littéraire: recette pour n’en avoir aucune9Conférence donnée le 21 février 2011 à l’Université du Québec à Rimouski., Jean-Simon DesRochers nous avait parlé de la citation de Picasso: «Les bons artistes copient, les grands artistes volent». Dans un dialogue où Zach discute de son éventuelle apparition dans un épisode de bédé, il dit à Takao se réserver un droit de Veto. Ce dernier se répond à lui-même: «Cette demande est la pire qu’on puisse lui adresser. Tu peux te le foutre dans le cul ton veto… je publie rien tant que je suis dans ce pays… et tu ne viendras certainement pas me chercher à Osaka…(CP, p.407)»

La dernière étape de création représentée dans La canicule des pauvres est celle de la mise en intrigue. Takao «devra créer une histoire. Pousser cette idée d’explorer les secondes où ses personnages ont sombré dans l’échec. Dessiner ne suffit pas. Il devra apprendre, rechercher, analyser. (CP, p.539)» Ce dont il est question ici, c’est la «boucherie nécessaire (CP, p.618)», la fin sanglante de l’histoire d’Adamson, sa mort en plusieurs morceaux aux mains de cette même Sarah qui refusait de lire les idées des autres, et par extension tout jugement moral.

Le personnage de Takao est celui dont l’évolution est la plus perceptible. Au début, il est observateur et prend des clichés10Encore une fois, on pour observer que Takao est l’antithèse de l’écrivain de Laferrière. En effet, le chapitre «Le japonais de la tour Eiffel» commence ainsi: «Je n’ai jamais eu d’appareil photo.» Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Montréal, Boréal, coll. Boréal compact, 2009, p.42.. «Il mitraille. Il numérise des milliards de photons qui composent une vision atroce. Une vision aussi sordide que la réalité…(CP, p.405)». Mais au fur et à mesure que l’intrigue avance, il remet en question sa propre capacité à la gérer. C’est à lui que la voix finale du roman est donnée: «Mon personnage principal sera le climat. Pas moi…le climat. C’est bien mieux. Il sera seul à être de toutes les scènes. (CP, p.670)» En plus de renvoyer à La canicule des pauvres, cette dernière affirmation vient brouiller une dernière carte; l’auteur s’efface. Il ne reste plus qu’un seul personnage qui n’ait pas été malmené et c’est à la toute fin qu’on comprend qu’auteur, narrateur, personnages et histoire ont tous été confondus dans une seule entité, le Gallant, microcosme de Montréal. Après ses constatations d’échec, «Takao détermine qu’il mérite un temps d’arrêt. De brèves vacances pour transformer son quotidien en un doux privilège, celui de réanimer ce visage fermé qu’est le sien, celui de vivre le fiasco fonctionnel qu’est Montréal, celui de se promener, libre et sans attentes, parmi les jours de la canicule des pauvres. (CP, p.672)»
Nous avons donc vu que sous la couverture de La canicule des pauvres se dissimule plus qu’un simple roman. Monté à la manière d’un téléroman, d’un film de pornographie hardcore, d’un traité de philosophie, d’un album postpunk, d’un roman postmoderne et subversif, d’un montage photographique, et d’une bande dessinée, La canicule des pauvres renferme implicitement la vision de l’auteur au sujet de la création littéraire agrémentée d’un reflet du monde qui la contient. À cet effet, j’ai aussi montré que les personnages opéraient divers renversements et revendiquaient leur droit à leur existence propre. C’est d’ailleurs l’idée qui finit par s’imposer (de manière subliminale, conséquence de nombreux clics sur le roman, mais moins que 122): Le créateur doit laisser vivre ses personnages, s’interposer le moins possible, et faire fi de la morale; c’est donc sur un même pied d’égalité, sans considérations morales, que la pornographie et la philosophie sont traitées.

C’est par contre à partir de l’hybridité utilisée à bon escient que nous pouvons affirmer le talent de DesRochers: La canicule des pauvres, malgré sa richesse (de la simple mise en abyme à l’intermédialité, en passant par l’intertextualité et la confusion des voix narratives), ne se laisse pas dissimuler derrière le masque du postmodernisme; ce dernier, tout comme la philosophie, tout comme les idées, nous arrive par derrière. Il ne provoque pas de mise à distance et n’interfère pas dans la lisibilité. Dans le cas présent, le lecteur ne se bute pas à des codes dont il n’a pas la clé; s’il n’a pas la clé, il ne voit pas le code.

Finalement, il est intéressant de constater que Jean-Simon DesRochers a réussi à construire un roman subversif en exploitant des sous-genres dont les succès commerciaux ne sont plus à prouver. On pourrait y voir une nouvelle manière de se placer en marge de la marge, en inventant une contre-culture populaire. D’ailleurs, je verrais très bien ce Kaviak, âgé de 80 ans, réaliser son fantasme: être «à la tête d’une organisation ou d’un mouvement majeur (CP, p.614)»; la contre-culture pop, tout paradoxal que cela puisse paraître.

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    Karrick Tremblay, «La canicule des pauvres: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas» Champ libre dans Le mouton noir, Rimouski, vol. 16 no 4, 2011, p.2
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    Jean-Simon DesRochers, La canicule des pauvres, Montréal, Les Herbes Rouges, 679 p.Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CP, suivi de la page, et placé entre parenthèses dans le corps du texte.
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    Sous-titre de mon article qui fait référence aux remerciements de Jean-Simon DesRochers: «Et parce que l’ironie dépasse les prétentions à la sagesse, je dédie ce livre à ceux qui ne lisent pas. (CP, p.674)» Karrick Tremblay, «La canicule des pauvres: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas» ouvr. cité, p.2.
  • 4
    En effet, bien qu’il ne mentionne que Les cent vingt journées de Sodome, La canicule des pauvres partage aussi des procédés avec d’autres livres de Sade. Par exemple, les scènes d’orgies sont comparables, autant par la manière de les amener que le vocabulaire utilisé (à part ici, je n’avais vu le verbe «enconner» que dans les livres de Sade). De plus, la dernière scène avec Adamson rappelle la fin de La philosophie dans le boudoir; celle où un vérolé jette sa semence dans le con et le cul d’une femme et qu’ensuite Eugénie lui «couse et le con et le cul, pour que l’humeur virulente, plus concentrée, moins sujette à s’évaporer…» Sade, La philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, p.283
  • 5
    À deux autres reprises, on insiste sur ce fait: «God, I must write… (CP, p.102)» et «Si Adamson ne publie pas un texte sur merb.ca avant minuit demain, ce sera le signal définitif pour activer le plan B. (CP, p.486)»
  • 6
    «Lancement officiel le lundi 28 septembre de 18 à 20h au Pub Quartier Latin, rue Ontario Est à Montréal».
  • 7
    «Parler seul (CP, p.115)» qui, ironiquement ressemble au titre d’un recueil de poésie publié par Jean-Simon DesRochers (Parle seul) «Les superstitions ordinaires (CP, p.229)», «La raison est sans morale (CP, p.291)» et «La souhaitable décadence (CP, p.418)».
  • 8
    Philippe Forest, «Reprendre et revenir», dans Laurent Zimmerman (dir.), L’aujourd’hui du roman, Nantes, Éditions Cécile Defaut, (Littérature), 2010.
  • 9
    Conférence donnée le 21 février 2011 à l’Université du Québec à Rimouski.
  • 10
    Encore une fois, on pour observer que Takao est l’antithèse de l’écrivain de Laferrière. En effet, le chapitre «Le japonais de la tour Eiffel» commence ainsi: «Je n’ai jamais eu d’appareil photo.» Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Montréal, Boréal, coll. Boréal compact, 2009, p.42.
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