Entrée de carnet

La première énigme

Chantal Lapeyre-Desmaison
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Bourg, Lionel. L’engendrement. Meudon, Quidam, 2007, 96 pages.

Lionel Bourg est de ces écrivains français contemporains qui, dans le silence, la discrétion, ont construit une œuvre déjà importante, à tous les sens du terme. Pour l’essentiel journalistiques, les rares critiques qui se sont penchés sur cette œuvre évoquent la «quête autobiographique», «la recherche du temps perdu», «la naissance à soi», axes thématiques ou formels qui apparaissent nettement à la lecture. Mais L’engendrement, ouvrage paru en 2007 aux éditions Quidam, permet de donner à cette naissance, à cette vie surgissante, une tout autre orientation.

 

L’engendrement donc

Engendrer, c’est faire naître, donner la vie. Les dix chapitres qui composent ce très bref récit mené à la première personne reconduisent au présent de l’écriture le milieu familial ouvrier, la région de Saint Étienne, le plateau d’Essalois et les «genêts noircis de septembre» (p.18), les jeux, la neige et les mots entendus, âpres, parfois violents. Oui, il s’agit bien de faire (re)naître les temps d’avant, mais non dans une volonté de dire sa vie, de l’exposer au jour, de vaincre l’irrémissible nostalgie. Écrire, pour Lionel Bourg, c’est penser, en images, créer l’espace d’une réflexion qui se donne pour objet de «comprendre, essayer de comprendre pourquoi l’on fût ce môme qui souffrait, qui marchait quelquefois comme un forcené sur une route vicinale ou se barricadait derrière des cailloux, ces tessons de poterie, des bouquins, des poèmes.» (p.45) Comprendre ici, ce sera regarder, écouter sans finir la mère, celle à qui on rend visite– c’est le cœur de l’ouvrage– alors que la maladie d’Alzheimer la confine dans «cette saloperie de mouroir», hôpital ou maison de repos, on ne sait pas trop. Mais cette maladie, comme une eau du Léthé, précocement venue ravir l’âme de la mère, qui la prive de tout souvenir, ne fait au fond qu’accroître son étrangeté, l’énigme qu’elle a toujours représentée aux yeux de l’enfant, puis aux différents âges de sa vie. C’est cette énigme qu’il s’agit de résoudre, et c’est ainsi que l’on devient écrivain:

Tu te souviens, dis, tu te souviens, nous bavardions la nuit dans la cuisine où tu me laissais seul après avoir lavé la cafetière, les phrases se bousculaient en vrac, tu le savais bien sûr, j’avais beau les planquer derrière des livres de classe, mes feuilles, mes cahiers, ton songe m’habitait, tu pourrais me haïr, et m’aimer, te ruer sur moi, le couteau
-j’vais te crever, j’vais te crever
ou m’empoigner les couilles en riant grassement, je n’étais plus que ça, ta fièvre, ta tourmente.
C’était un piège, maman. Il aura fonctionné.
Les poètes de sept ou de seize ans s’y prennent. Vivre, écrire ne commencent qu’après. (p.28)

On devient écrivain, faute de mieux sans doute, quand on ne comprend pas et qu’on reste pétrifié devant la Sphinge à l’entrée du Royaume de Thèbes. Le temps ne passe pas alors, le temps se pétrifie lui aussi. Dans l’espace que fonde cette mortification prend naissance le fil des mots qui va essayer de penser la chute dans l’effroi qui sourd de cette poseuse d’énigmes, cette Lilith venue du fond des âges, elle qui, tout aussi soudainement que surgissaient ses accès de fureur, «renonçait à [ses] étreintes, [ses] cris, [son] chamanisme de vieille pythie prolétaire vaticinant d’un bout à l’autre de la nuit, n’étant soudain que du silence, un bloc granuleux de silence ou cette chair broyée maintenant.» (p.58)

 

Subterfuges

On n’interroge pas le mystère de la Sphinge, de Méduse ou de Lilith à visage découvert; tous les mythes le disent sous une forme ou sous une autre. Pour découvrir le fin mot de l’histoire– ou pour l’inventer– il est nécessaire de recourir au bouclier de Persée et, comme le héros grec, il faut s’encapuchonner de nuit. L’écriture sera ce truchement, toujours un peu transgressif, toujours un peu dangereux, et son investigation portera sur les temps, les lieux et les êtres de ce passé où cette Lilith était maîtresse des heures, manière de mouvement concentrique autour de l’énigme centrale. À cet égard, le chapitre VII est exemplaire; il s’organise en deux temps: une première investigation se déclinera sous la forme d’une liste, inaugurée par une phrase brève à valeur programmatique pour l’ensemble de l’ouvrage: «Il faut peser ce que l’on porte.» Il faut en effet peser ce que l’on porte, pour dessiner, comme par la négative, ce qui nous porte et qu’approche la seconde partie du chapitre, évoquant les lectures maternelles.

Ce que l’on porte, c’est l’entière matité du temps, «la cohue sur le quai d’une gare en partance», comme «le vol des papillons, l’été», «l’amour ou les matins quand il gèle», «la cousine qui sauta par la fenêtre», comme «la micheline que l’on espérait voir passer sous le pont». On le voit, la liste est la modalité privilégiée de l’évocation: parce qu’elle énumère ces morceaux de temps, ces bribes de lieux, ces objets ou ces sensations, elle tend à rendre avec simplicité– avec égalité– ce qui tramait le passé, ce qui lui conférait sa diversité inégalable. L’écriture est ici mime de l’archéologie, cette quête sans fin des origines, ce désir éperdu du temps inaugural, première passion de l’enfant, de l’adolescent rapportant à la maison ces «fabuleux vestiges qui finissaient à la poubelle» sous le regard ironique du père. Par cette enquête archéologique vouée à l’évocation de ce temps perdu– un temps convoqué dans l’espace, entre ordre et désordre, de la liste–, se dessine soudain le cœur de l’énigme maternelle, sa singularité. Et elle donne le véritable sens de cet engendrement: «Je n’ai jamais su comment maman s’y était prise», pauvre femme débordée, presque nativement, toujours au bord du délire, comment– et la longue série de propositions en incise donne à entendre l’immensité des obstacles– elle a pu «s’éprendre, passionnément il va de soi, de Dostoievski et de William Faulkner». Amour éperdu qui va lester son délire d’une théâtralité épique, intensément fascinante pour l’enfant qui regarde et écoute la mère trouvant dans la langue littéraire «son compte d’exaltation» (p.63). Pour dire, alors, très logiquement, il y a les mots des livres qui viennent donner chair curieuse aux rêveries de l’adolescent, comme cette Hermantride que Lionel Bourg avoue avoir volé à la famille d’Urfé, dont l’évocation sera la première figuration de la mère:

Je vous aimais sur les marches d’escalier ou dans la haute chambre du château d’Essalois, supposant vos cris et vos aveux, vos tuniques froissées par des chevaliers d’aventures tandis que je lançais des pierres contre la muraille ou contemplais la Loire. Vous couriez pourtant sur la lande, folle soudain, violente, et comme en proie à d’impromptues métamorphoses: sorcière, paysanne, prêtresse callipyge ou Vénus de Lespugue, ange, bête, mondaine à son divan […]. (p.46)

La mère obscène («t’es mon chiotte, Lionel» [p.47]) ou Hermantride: sous l’élusion1Terme notamment employé par Maurice Blanchot, qui signifie «dérobade». de la réécriture, c’est encore la même, la mère/femme archaïque que l’œuvre murmure, déployant le faisceau des temps, des lieux et des livres.

 

Une «autobiographie du genre humain»

«[…] tout est en moi où tu l’as déversé», écrit Lionel Bourg. L’écriture est aussi, paradoxalement, un contre-engendrement, le paiement d’une dette envers cette origine fatale, destinale. C’est aussi conférer un espace ultime de germination pour ce «placenta des phrases qui naissent de ton ventre.» (p.86)  C’est enfin faire exister, donner consistance à cet ailleurs dont rêvait l’enfant, à «ce monde qui existait par-delà l’étroitesse des ruelles et les ciels bourbeux amassés sur la ville» (p.17) Au-delà vit aussi le lecteur confronté à ces réminiscences par le livre, symbolum que tend l’écrivain, dans un geste qui dépasse de loin l’enjeu autobiographique strictement défini. Comme l’écrivain, le lecteur est invité à la lecture de ces pages à «peser ce qu’il porte». Pour lui aussi gît une énigme au cœur de sa vie, et c’est la même pour tous, pour chacun confronté à un temps, des lieux, des images et des visages disparus ou au bord du néant qui les guette incessamment. Autobiographie, oui, mais autobiographie du genre humain, selon le mot de Pierre Michon: «L’autobiographie du genre humain, enfin un petit morceau, c’est plus tonique que la vie d’un seul», note-t-il dans Le roi vient quand il veut (p.151)2Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Paris, Albin Michel, 2007.. Plus tonique, et peut-être plus vrai. Pour lui, le je n’est là que pour ancrer le récit, pour lui donner une assise, pour l’orienter d’un point de vue, singulier, non strictement personnel. Ce je n’est plus l’enjeu du récit, il n’en est même pas le centre. C’est ce que montre en particulier l’emploi des pronoms dits personnels. L’emploi du on, indice discret, vient souligner le fait que le je n’est qu’une variante particulière, qu’il ne prend sens que par rapport aux autres et qu’il ne vaut pas mieux qu’eux. Parfois même la référence personnelle, au sens grammatical du terme, se fond et disparaît au fil des phrases: «On joue sa vie, jeune homme, puisqu’on ne la vit pas. Pose au Meaulnes de province ou cultive clope sur clope sa fausse ressemblance avec le Bogart de Casablanca» (p.37). Participe de ce mouvement abrasif, qui renvoie le subjectif au communautaire, la dynamique d’une évocation qui n’est pas sans rappeler les Je me souviens de Georges Perec, avec un autre usage de la liste qui renvoie à la mémoire d’une époque, et non seulement d’un sujet:

Elvis, Brando, les anges à lunettes de motard des bals du samedi, qui cherchaient la castagne, les nouvelles du jour comme la rumeur brouillée déjà des ondes avant de nous atteindre, les films dans les salles moquettées de velours rouges et les flacons de shampooing Dop, la mort de Marylin, le soulier tapageur de Nikita Sergueievitch Kroutchev à l’ONU, et Chuck Berry, et Cochran, l’assassinat de Lumumba ou celui de John Fitzgerald Kennedy n’avaient pas mis toutes les pendules à l’heure […]. (p.14)

La phrase s’étire, les sujets grammaticaux se multiplient au point que le verbe attendu, par cet effet de retard, sera sans importance pour le lecteur qui voit passer des images d’un temps révolu. Lionel Bourg radicalise ici cet effet d’abrasion en jetant pêle-mêle ces souvenirs qui appartiennent à tous, et que chacun peut reconnaître. C’est cette tension du singulier d’une évocation et d’une inscription qui verse à l’universel, et peut-être même à une certaine forme d’intemporel, qui peut prendre le nom d’ «autobiographie du genre humain». Par là l’œuvre transcende tout soupçon d’autobiographisme nombriliste. Par là aussi, et en intimité profonde avec quelques écrivains de la période contemporaine, embarrassés du je et du moi, frères actuels d’un Pascal ou d’un Pierre Nicole, Lionel Bourg réinvente le genre autobiographique à partir de ses impasses.

  • 1
    Terme notamment employé par Maurice Blanchot, qui signifie «dérobade».
  • 2
    Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Paris, Albin Michel, 2007.
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