Entrée de carnet

Le paria

Julie Boulanger
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Mavrikakis, Catherine. Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009, 193 pages.

La Treizième revient… C’est encor la première;
Et c’est toujours la Seule, -ou c’est le seul moment:

Car es-tu Reine, ô Toi! la première ou dernière?
Es-tu Roi, toi le seul ou le dernier amant?…

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement:
C’est la Mort -ou la Morte… Ô délice! ô tourment!
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

— Gérard de Nerval, «Artémis»

 

Un genre honteux

L’autofiction a mauvaise presse. Si elle a obtenu un succès important, elle n’en a pas moins dès l’origine suscité la méfiance et servi de repoussoir ­­­–plus particulièrement au cours des dernières années– à quantité d’auteurs qui se défendaient de pratiquer ce genre honteux, racoleur, narcissique afin de mieux démontrer a contrario le statut indubitablement littéraire de leur production. L’autofiction est ainsi devenue ce que l’on veut à tout prix se garder de faire. D’anciens adeptes du genre l’ont également délaissée afin de se consacrer à un genre plus sérieux, celui du roman, à un genre préservé de l’ambiguïté, de l’impureté professée de façon éhontée dans le mélange de l’expérience personnelle et de la fiction propre à l’autofiction. La pratique de l’autofiction, on le sait, peut être pardonnée si elle conduit vers le droit chemin du roman. Je pense, par exemple, à Nelly Arcan qui avait opéré ce passage de l’autofiction vers le roman dans À ciel ouvert [2007], narré à la troisième personne pour être bien certaine de ne garder aucune trace de sa mauvaise fréquentation passée1Dans sa critique parue dans Le Devoir, Danielle Laurin écrivait: «La grande nouvelle, cependant, c’est qu’À ciel ouvert est un roman. Fini l’autofiction. Même si on reste dans les mêmes obsessions: le sexe, le sexe, le sexe. […] Mais peut-on blâmer les écrivains de creuser toujours le même sillon? Oui. Prenez l’auteure de La Honte, justement, Annie Ernaux. À qui on reproche de se répéter. D’aller trop loin dans la révélation de son intimité, aussi. ‘J’ai essayé d’écrire Folle à la troisième personne, mais je n’y suis pas arrivée’, m’avait confié Nelly Arcan à la sortie de son deuxième livre, en 2004. Pari réussi avec À ciel ouvert.» Danielle Laurin, «Bête de texte», Le Devoir, 25 et 26 août 2007, en ligne, consulté le 22 novembre 2009..

Je pense aussi à Catherine Mavrikakis qui, avec Le ciel de Bay City [2008] ­–roman qui l’a consacrée–, s’est éloignée du genre autofictionnel auquel la rattachaient à divers degrés ses trois premiers romans. D’une façon beaucoup moins nette que Nelly Arcan cependant. À l’occasion du lancement de ce dernier roman, elle a ouvert un blogue2http://catherinemavrikakis.com où la place centrale accordée à Bay City et l’évocation de certains éléments du roman comme expérience personnelle brouillaient les cartes quant au caractère fictif de son roman. Qui plus est, c’est quelques mois après la parution du Ciel de Bay City qu’a été réédité chez Héliotrope Deuils cannibales et mélancoliques, paru aux éditions Trois en 20003On peut lire dans la préface de la réédition: «Depuis quelques années le livre était introuvable. À un moment où Le ciel de Bay City fait découvrir à un plus large public l’écriture de Mavrikakis, il fallait rendre à nouveau disponible ce roman péremptoire et halluciné, dans lequel se devinent déjà les livres à venir.»  Catherine Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009 [2000], p. 8. Cette affirmation inattendue nous présente le texte comme un roman «halluciné», non comme le produit de la réalité mais celui d’une fabulation de l’auteure., roman qui respectait tous les codes de l’autofiction. La définition établie par Serge Doubrovsky et adoptée par Marie Darrieussecq la caractérise comme «un récit à la première personne, se donnant pour fictif […] mais où l’auteur apparaît homodiégétiquement sous son nom propre, et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples ‘effets de vie’4Marie Darrieussecq, «L’autofiction, un genre pas sérieux», Poétique, no 107, automne 1996, p.369-370.». Deuils cannibales et mélancoliques assume parfaitement cette définition.

 

Provoquer l’événement

De repentir par rapport à la pratique de l’autofiction, il n’y a donc pas chez Mavrikakis. Loin s’en faut. Dans son essai Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran [2005], elle s’inscrit d’ailleurs en porte-à-faux de ce mouvement général de dépréciation de l’autofiction et tente de repenser celle-ci à travers son rapport au monde:

L’on pourrait considérer le travail de l’autofiction, tel qu’il s’est présenté dans la littérature contemporaine depuis 10 ans, comme une tentative de l’écrit de participer au médiatico-juridique, une mise en acte de crime de papier, qui ne mène pas nécessairement à la mort de ceux que le narrateur punit, mais bien à leur dénonciation sur la place publique et à la possible condamnation de l’écrivain pour atteinte à la vie privée. C’est du moins ce que donnent à penser beaucoup de textes autofictionnels qui veulent agir sur le monde et sur les torts subis en utilisant la littérature comme espace de vengeance personnelle ou sociale, et en faisant appel à une loi imaginaire ou bien réelle. Les intellectuels, qui très souvent méprisent l’autofiction parce qu’elle fait le jeu des médias, auraient à réfléchir sur cette tentative désespérée et peut-être parfois, mais pas toujours, désespérante de sauver les lettres afin d’en faire un lieu où il se passe quelque chose, un événement médiatique5Catherine Mavrikakis, Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 151-152..

Cette proposition apporte une réponse à la condamnation véhémente du cynisme des intellectuels contemporains qui ouvre son essai. L’autofiction constituerait ainsi une tentative d’échapper à ce cynisme caractérisé entre autres par la résignation confortable à l’impuissance de la littérature et de la pensée. L’autofiction, une certaine pratique de l’autofiction, se définirait donc par un désir d’agir sur le monde à travers le jugement qu’elle dirige contre lui. C’est précisément à l’aune de cette volonté d’agir sur le monde qui sous-tend, contre toute attente, le projet autofictionnel que j’aimerais lire Deuils cannibales et mélancoliques.

 

Une suite de morts

Le titre du texte de Catherine Mavrikakis nous place sous le signe de l’accumulation et du tragique. Accumulation des morts, passées ou à venir, derrière lesquelles se trame la possibilité d’une autre mort, double cette fois, celle de l’auteure et celle et du livre:

Combien de morts avant la fin de ce livre? Combien de coups de téléphone, d’alarmes secrètes et de sonneries du destin? Et puis la question de la fin du livre, comme fin non prévue, comme mort possible de l’auteure que je ne pose pas, mais qui est dans chacun de mes mots, dans chacun de mes morts. (p. 92)

La narratrice ne fera donc pas le récit d’un seul deuil, tel qu’il est souvent le cas6Sur les pages de Salon double il a par exemple été question de l’essai de Philippe Forest Tous les enfants sauf un [2007] (Le sens à l’épreuve de la mort, consulté le 22 novembre 2009), qui donne suite à ses deux premiers romans, L’Enfant éternel [1997] et Toute la nuit [1999] dans lesquels il relate le deuil de sa fille, ainsi que de Ce matin [2009] de Sébastien Rongier  (Traces, tracés, trajets : itinéraires d’un fils en deuil, consulté le 22 novembre 2009) où le narrateur raconte le deuil de sa mère, et de Dieu Jr. [2005] (Game Over, consulté le 22 novembre 2009) de Dennis Cooper qui fait également le récit d’un homme endeuillé par la mort de son enfant. Il ne s’agit là que de quelques exemples qui m’apparaissent traduire une tendance plus générale. —comme si l’endeuillé devait à son mort une fidélité indéfectible—, mais d’une série de deuils, de deuils de morts qui portent tous le même prénom, Hervé: «Cette semaine, j’ai encore perdu un Hervé, et statistiquement, c’était prévisible puisque tous mes amis s’appellent Hervé et sont, pour la plupart, séropositifs.» (p. 13) Dans l’univers de Deuils cannibales et mélancoliques, se prénommer Hervé et fréquenter la narratrice représentent les conditions mêmes de la fatalité, déclare-t-elle: «Dans notre entourage, il ne fait pas toujours bon s’appeler Hervé, ironiserais-je.» (p. 159) Situation extraordinaire qui ébranle l’enjeu de vraisemblance propre à l’autofiction et détonne avec l’esthétique réaliste maintenue autrement dans tout le texte. On peut ainsi en conclure que le prénom Hervé ne permet non pas d’identifier les personnages ­—confronté à cette suite de Hervé, on perd très rapidement pied— mais plutôt de les rassembler sous un même sens, sur lequel je reviendrai. Catherine, la narratrice, rejette d’ailleurs le caractère figé qu’on associe traditionnellement à l’identité:

Ce que je déteste le plus chez les hommes, les homos comme les hétéros, c’est leur assurance face à leur identité sexuelle. […] . Rien ne me dégoûte plus qu’une bande d’homos ricanant d’une fille qui les drague et qui se dit en minaudant: «Mais si elle savait…» Mais si elle savait quoi? Que l’identité protège de tout? (p. 103)

L’identité n’est jamais définitive et ne doit en aucun cas servir de réconfort devant le caractère multiple et fuyant de l’être. C’est entre autres ce que nous donnent à voir tous ces Hervé qui défilent dans le roman et ne sauraient être circonscrits dans leur simple prénom.

 

Effigies

Certains Hervé sont vivants mais la plupart ont péri —tous du sida, mises à part les exceptions que je mentionnerai. Parmi cette suite de Hervé morts, il y a tout d’abord le Hervé de la dédicace, puis le Hervé enterré à Montmartre, heidegerrien qui détestait le bavardage et aimait les Kindertotenlieder (Chants pour des enfants morts) de Mahler. Il y a ensuite Hervé Guibert évoqué à maintes reprises, dont la narratrice est «imprégnée comme une éponge» (p. 153), puis le Hervé mort dans l’attentat d’un métro londonien neuf ans auparavant. Il y a le Hervé metteur en scène dont elle avait défendu l’oeuvre, qui est apparu pour la première fois à Catherine vêtu de cuir noir et qui lui avait demandé de «trouver la bonne métaphore de sa mort» (p. 41), puis le Hervé compagnon de ce dernier Hervé. Vient ensuite le Hervé psychanalyste pédophile, suicidé, qui était son voisin et surtout pas son ami, puis un ami Hervé qui avait aperçu un spectre avant d’être persuadé de son pouvoir sur la mort jusqu’à ce qu’elle le frappe quand il avait vingt-quatre ans, et un autre Hervé, voisin très jeune qui s’était mis à pleurer en voyant Sud, la chienne de Catherine. Il y a également le Hervé qui était son coiffeur et qu’elle aimait tendrement, homme très discret qui avait la même date d’anniversaire que la narratrice et à qui elle est demeurée fidèle au-delà de sa mort, puis le Hervé jeune avocat superbe épris de littérature slave. Il y a le Hervé suicidé pendu à son appareil de gymnastique, qu’elle désigne comme l’un des «travailleurs du mourir» (p. 115) en raison de son suicide très lent, puis un Hervé disparu en avion et un autre Hervé ami français passionné par la Grèce et le sexe des chevaux mâles. Il y a le Hervé abject, professeur au «charisme inversé» (p. 140) qui excitait la haine de tous et qui s’est suicidé le jour de la mort de Balzac, puis Hervé, le cousin de Catherine mort jeune. Il y a aussi le Hervé que la narratrice et Olga, l’amoureuse de celle-ci, ont aidé à mourir lorsque sa maladie est devenue insoutenable. Enfin, il y a Hervé dont on apprend uniquement qu’il «est mort hier» (p. 191).

Tout autant de repères qui ne servent pas tant à cerner l’identité de cette foule de Hervé qu’à la faire fuir, au sens où un tuyau fuit, si on reprend l’image de Gilles Deleuze et Félix Guattari7Deleuze et Guattari écrivent à propos de Kafka: «Déjà, dans les nouvelles animales, Kafka traçait des lignes de fuite; mais il ne fuyait pas ‘hors du monde’, c’était bien plutôt le monde et sa représentation qu’il faisait fuir (au sens où un tuyau fuit) et qu’il entraînait sur ces lignes.» Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka − pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 85., et auxquels on s’accroche désespérément pour tenter de se retrouver un peu parmi ce flux incessant. Le roman se structure ainsi comme une suite d’effigies, entre lesquelles on voit la vie suivre son cours, à travers les rencontres de la narratrice, ses souvenirs et réflexions, jusqu’à un prochain rendez-vous avec la mort.  La mort a déjà eu lieu et continuera d’avoir lieu nous dit l’incipit: «J’apprends la mort de mes amis comme d’autres découvrent que leur billet de loterie n’est toujours pas gagnant.» (p. 13) Présent d’habitude ancré dans la fatalité à laquelle seule une chance exceptionnelle pourrait permettre d’échapper mais en laquelle on s’acharne à croire pour continuer d’exister. Peut-être un autre ami ne mourra-t-il pas? Peut-être ne mourront-ils pas tous les uns après les autres avec nous comme seul témoin et unique survivant? Peut-être la suite des Hervé morts cessera-t-elle enfin de grandir?

S’il apparaît plusieurs autres morts que les Hervé —le grand-père suicidé de la narratrice, l’amant d’un voisin propriétaire de chien, la grand-mère de la narratrice, un vieux professeur d’université nommé Pierre Rochant, une jeune professeure d’université qui n’est pas nommée, le demi-frère de la narratrice, Patrick, la sœur de son amie Carla, avocate assassinée par la junte militaire en Argentine, puis Camille, la modiste de sa mère, puis un ami prénommé Piero et une morte célèbre, Lady Diana et d’autres encore—, la narratrice ne porte cependant pas le deuil de ces autres morts. Les Hervé sont ses morts: «Je me remets à écrire sur Hervé. Je deviens de plus en plus mélancolique, possessivement jalouse de mes morts.» (p. 39) Ce sont les morts auxquels elle est attachée, souvent par amour mais parfois aussi par la haine:

Les gens me trouvent malsaine de vouloir connaître les détails de sa mort. Mais comment enterrer quelqu’un qu’on détestait ? Quelle pose prendre devant ce mort-là? Je ne dirai pas du bien d’Hervé. Je n’en dirai que du mal, je dirai toute la vérité, toute ma vérité. Je n’aurai pas de bons sentiments à son égard, je ne le plaindrai pas. (p. 143)

Devant ses morts, aimés ou abhorrés, la narratrice s’impose un impératif incontournable, celui de la vérité.

 

Le devoir des vivants face aux morts

Cette accumulation de rendez-vous avec la mort est la condition première de l’écriture pour la narratrice. Elle confère l’autorité suffisante pour écrire. Ainsi dit-elle à propos d’un chauffeur de taxi rencontré entre Québec et Baie Saint-Paul:

Ce type avait déjà enterré dix-neuf de ses amis, dont douze morts sur cette route. Pour quelqu’un d’une trentaine d’années, avoir tant de morts me parut véritablement une performance et je me demandai alors si ce n’était pas à lui d’écrire un livre sur les morts. Je ne revendique rien, surtout pas la mort… Il y aura toujours plus compétent ou plus doué que moi dans le domaine. La mort n’est malheureusement pas une chasse gardée. (p. 25)

L’écriture est donc d’abord fondée sur la compétence accordée par le contact direct et répété avec la mort et ensuite sur la justesse du dire. L’écriture trouve son sens dans le devoir des vivants face aux morts, à plus forte raison celui de l’écrivain, devoir qui revêt plusieurs formes. La narratrice tente de répondre à la demande du metteur en scène mourant qui lui avait demandé de trouver une métaphore pour sa mort:

Oui, trouver la bonne métaphore de sa mort, c’est ce qu’Hervé me demanda dans ce café de gars, ce mardi après-midi où nous nous vîmes pour la dernière fois. C’est qu’il espérait que je l’aide à écrire sa juste façon de dire sa disparition. Je devrais trouver les mots qui proclament la vérité et qui apaiseraient les plaies que fait à nos chairs la vitesse du vivre. Il me fallait produire la bonne métaphore que le théâtre ne pouvait donner à Hervé et que seule l’écriture lui promettait. L’écriture… et moi. Moi, chemin vers la mort; moi, exécuteur testamentaire de ses livres posthumes; moi, critique littéraire de ses œuvres; moi, mémoire de l’écrit et de la parole. Moi, la littérature. (p. 41-42)

Si la narratrice s’acquitte de la tâche confiée par Hervé, le metteur en scène, en trouvant une métaphore pour sa mort —dont elle dira qu’il «est tout simplement mort consumé par sa propre énergie que la maladie ne lui permettait plus de dépenser: Pneumocystis carinii» (p. 36)—, celui-ci réussit, pour sa part, à formuler pour elle son travail d’écrivain en lui faisant cette demande. Le travail de l’écrivain face aux morts est donc à la fois celui bien connu de la remémoration, mais aussi celui de l’accompagnement du mourant vers sa mort en trouvant pour lui une «juste façon de dire sa disparition». Les morts de Deuils cannibales et mélancoliques, semblables en cela à ces revenants qui règnent dans les œuvres fantastiques, sont tourmentés et requièrent l’aide des vivants pour trouver le repos. Ce repos, ils le trouveront lorsque les vivants auront su décrire leur disparition.

S’inscrivant dans la lignée de Gilles Deleuze, tandis qu’elle évoque L’Abécédaire, un entretien filmé de huit heures entre Claire Parnet et le philosophe, la narratrice compare son travail d’écriture à celui du médium:

Par intermittence, Deleuze affirmait qu’il faut écrire pour les animaux, les enfants ou les fous, c’est-à-dire à la place des animaux, des enfants ou des fous. Moi j’écris pour les morts. À la place des morts. Ce n’est pas que je sois un excellent médium ou que j’aie plus de dons que les autres pour bavarder avec les morts. Mais comme Deleuze, je suis un peu perverse, je fais le mort et je crois n’être pas trop mauvaise dans ce rôle. (p. 170)

Son rôle d’écrivaine est très concret. Entièrement dédiée à ses morts, elle est celle qui parle à la place des morts, qui parle avec les morts. La parole privilégiée par la narratrice, elle le signale dans ce passage, est le bavardage. Elle l’avait toutefois annoncé d’entrée de jeu. Au «dévoilement de l’être» recherché par les heideggeriens, elle préfère le bavardage: «Tous mes amis universitaires sont heideggeriens. Mais moi j’aime parler et surtout hurler pour ne rien dire.» (p. 18) La narratrice situe ainsi la littérature non du côté de l’être, mais plutôt du côté du monde. Du côté des hommes et des morts. Ce bavardage, par lequel elle définit à la fois sa parole et son mode de conversation avec les morts —elle dira qu’il «n’est de conversation qu’avec les morts, qu’avec Mahler ou qu’avec ceux qui se sont tus» (p. 21)— rassemble l’idée d’une parole aussi abondante qu’inutile avec celle d’une parole qui divulgue les secrets: «La trahison, elle est là, dès les premières lignes que je veux bavardes; elle est en moi.» (p. 19) Toute traîtresse que soit sa parole, la narratrice travaillera cependant tout au long à décrire les mécanismes délicats du secret et de l’aveu, surtout celui du sida. La narratrice écrit par exemple dans ce passage bouleversant et à maints égards proustien :

Il s’était ramassé à l’hôpital et avait fini «Noël sur le dos», comme il me le raconta en riant. «J’ai le système immunitaire fragile», avait-il ajouté pour que je comprenne. Mais je ne compris rien et pourtant j’ai enregistré ses paroles à même mes entrailles. Elles retentissent en moi maintenant de façon effroyable. Comment ai-je pu les entendre, les conserver et ne pas les décrypter? Est-ce cela le sens de la semi-conserve? Paroles sibyllines entendues, dont le vrai sens m’échappe, conservées pour plus tard, quand je pourrai les entendre, impuissante.  (p. 87-88)

À l’image du narrateur de La Recherche du temps perdu, la narratrice de Deuils cannibales et mélancoliques réinterprète après coup l’événement dont elle n’avait pas su comprendre le sens. Cette défaillance de l’interprétation est toutefois illustrée ici dans ses conséquences les plus tragiques. N’ayant pas su déchiffrer l’aveu, la narratrice ne put répondre à la demande formulée dans l’aveu masqué.

 

Le triste savoir

Malgré la venue à l’écriture que permet le contact répété avec les morts, cette accumulation de rendez-vous n’en est pas moins reçue et décrite comme une fatalité par la narratrice. Ainsi évoque-t-elle son amoureuse à qui elle «ne [fait] qu’apporter des morts pêle-mêle. Dans des charrettes toutes pleines.» (p. 22) De même n’apporte-t-elle au lecteur que des morts pêle-mêle. Dans des pages toutes pleines de Hervé. La narratrice transmet ce faisant à son amoureuse et au lecteur son triste savoir, façonné autant par ses rendez-vous sans fin avec la mort que dans son constat de la disparition de l’humanité: «Je sais la cruauté de mes paroles et l’horreur qu’elles provoquent en moi. C’est la cruauté qui nous tuera, notre inhumanité. Je constate que je deviens dure, insensible. Le constat est la seule humanité qui me reste.» (p. 91) Dans ce triste savoir, c’est son reste d’humanité qu’elle transmet.

La transmission de son triste savoir s’inscrit donc à la suite de la fatalité qui frappe la narratrice. Il y a dans la fatalité, telle qu’elle est représentée, quelque chose de la contamination. D’une façon très évidente et précise, bien sûr, puisque cette fatalité survient surtout sous l’action du sida, mais plus globalement aussi. Tout ce qui entoure la mort nous menace de contamination. Dans son essai La Violence et le sacré, René Girard décrit la terreur de la contamination par la violence qui habitait les membres des sociétés dites primitives:

Il n’y a qu’un moyen d’éviter l’impureté, c’est-à-dire le contact avec la violence, et c’est de s’éloigner. Aucune idée de devoir ou d’interdiction morale n’est présente. La contamination est un danger terrible auquel seuls, en vérité, les êtres déjà imprégnés d’impureté, déjà contaminés, n’hésitent pas à s’exposer8René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 48..

Cette terreur, nos contemporains se targuent d’en être affranchis, nous dit Girard «parce que [la mentalité moderne] ne croit pas à la contagion, excepté dans le cas des maladies microbiennes9Ibid., p. 391.» La narratrice reconnaît au contraire ce danger de contagion et le prête à son livre, porteur de tant de morts: «Ce livre lui-même est contaminé par la mort et si on le traite comme un paria, je comprendrai.» (p. 173) Cet avertissement qui pourrait se solder par l’exclusion du livre traduit la volonté d’une littérature capable d’agir sur le monde exprimée dans tout le livre. Si on croit la littérature capable d’agir sur le monde et si l’on croit en la contamination, ce livre présente un réel danger. L’exclusion du livre devient donc en quelque sorte un objet de désir puisqu’elle attesterait de la vitalité de la littérature.

Or, ce qui est plus que tout redouté par la narratrice par rapport à la littérature, ce qu’elle rejette le plus violemment, c’est une littérature reléguée au statut de culture morte, pur résidu du passé sans existence dans le monde actuel. C’est précisément ce que dénonce ce passage magnifiquement virulent où la narratrice croise d’anciens étudiants à elle devant «l’université la plus prestigieuse en Amérique du Nord, l’université des riches anglophones et des francophones parvenus qui rêvent d’oublier leurs origines» (p. 70) où ceux-ci sont désormais inscrits. Devant ce choix de ses anciens étudiants, elle s’insurge:

Ils sont fiers de me montrer qu’ils ont suivi mes traces, je les renie et bien plus que trois fois. J’ai passé tant d’heures à leur montrer que la littérature leur permettrait d’éviter ce genre d’université. Je me suis tellement épuisée à leur dire de travailler sur autre chose que sur des textes reconnus par l’institution littéraire bien pensante et si peu engagée. On ne doit pas tous écrire sa thèse sur Gabrielle Roy! Je ne veux plus rien avoir à faire avec ces étudiants! Je les maudis. (p. 71)

Cette université apparaît ici comme le symbole de la littérature comme culture morte. À cet égard, la première édition du texte s’avère encore plus radicale:

J’ai passé tant d’heures à leur montrer que la littérature, c’était aussi ne pas aller à cette université, je me suis tellement épuisée à leur dire de travailler sur autre chose que Gabrielle Roy et toute l’institution littéraire bien pensante et pas du tout engagée, que je ne veux plus rien avoir à faire avec eux. Je les maudis10Catherine Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Laval, Trois, 2000, p. 70..

Dans la nouvelle édition de Deuils cannibales et mélancoliques cette université n’est plus complètement incompatible avec la littérature telle qu’elle devrait être pratiquée selon la narratrice mais pourrait simplement être évitée. La narratrice formule une suggestion et non plus une interdiction. Il en est de même pour Gabrielle Roy sur laquelle il est désormais permis d’écrire en autant que d’autres étudiants écrivent sur d’autres auteurs moins reconnus par «l’institution littéraire bien pensante si peu engagée». «Si peu engagée» et non plus «pas du tout engagée». Le mot est lancé: engagement.

 

La vie juste

Mais en quoi consiste l’engagement de la littérature? Comment la littérature peut-elle agir sur le monde? Comment, plus particulièrement, Deuils cannibales et mélancoliques agit-il sur le monde? D’abord par l’affect qu’il provoque. La narratrice évoque les paroles prononcées par un ami lors d’un hommage rendu à une jeune collègue morte:

Je voudrais que mes mots ici soient comme ceux de Bob, cruels et maladroits, mais avant tout cruels et maladroits à mes propres yeux, contre moi-même. Je veux des mots qui me fassent souffrir quand je parle de mes morts, des mots qui me fassent grincer des dents, qui me fassent mal, encore et toujours, des morts que je sente traîtres. Je refuse la parole anesthésiante. La parole qui console, la parole qui pardonne. (p.77)

La littérature, telle qu’elle la désire provoque donc un affect qui doit conduire vers une action sur le monde. En refusant d’anesthésier le sujet par des mots rassurants, en refusant de ménager le lecteur, en le poussant au contraire dans ses derniers retranchements, la littérature le rend disponible à l’action. Ce passage dresse ainsi un véritable programme éthique et esthétique qu’on pourrait associer à ce que Theodor W. Adorno nomme une «doctrine de la vie juste11«Le triste savoir dont j’offre ici quelques fragments à celui qui est mon ami concerne un domaine qui, il y a maintenant bien longtemps, était reconnu comme le domaine propre de la philosophie ; mais depuis que cette dernière s’est vue transformée en pure et simple méthodologie, il est voué au mépris intellectuel, à l’arbitraire silencieux, et pour finir, à l’oubli : il s’agit de la doctrine de la vie juste (das richtige Leben).» Theodor W. Adorno, Minima Moralia, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, coll. «Petite bibliothèque Payot», 2001 [1951], p. 9.» dans sa dédicace de Minima Moralia.

À travers la réinscription du deuil au sein des vies de ses contemporains défendue par ce texte—ses contemporains dont elle raille la fausse désinvolture par rapport à la mort qui exige de savoir rigoler dans un enterrement (p. 184)—, à travers les attitudes envers les morts, les vivants et les animaux auxquelles la narratrice en appelle autant dans ses dénonciations, dans ses récits que dans ses réflexions, elle jette les bases d’un retour à une vie plus humaine. Un des passages les plus emblématiques à cet égard survient à la fin du roman, lorsque la narratrice évoque sa rencontre dans la rue avec un chat mort qu’elle a laissé derrière elle:

En promenant Sud, j’ai aperçu de loin un chat mort, couché sur son petit flanc. Je me suis approchée en tenant Sud en laisse et j’ai pu voir que ce chat portait un collier et une médaille autour de son coup fragile, trop fragile. Ce chat a été heurté par une voiture. Je suis restée longtemps à l’observer, les larmes affluant à mes yeux. Mais je ne l’ai pas pris dans mes bras, je ne l’ai pas ramené chez moi, je ne l’ai pas touché, ni réchauffé, ni caressé, ni bercé, ni enterré. Je suis partie et j’ai couru jusqu’au premier téléphone, afin de prévenir les autorités compétentes qui viendront le ramasser, ce petit chat… Je l’ai laissé là sur le terrain, en me lavant les mains de ce corps que j’avais trouvé. Tout le monde me dit que j’ai bien agi, mais je ne dors plus. Ce petit chat me hante. Il paraît que j’ai fait comme il fallait… Pourtant j’ai honte. Honte d’avoir fait mon devoir sans plus, de ne pas avoir pris soin de cette bête. J’ai géré la mort, moi la manager en affaires funéraires… Je n’ai pas payé de ma personne cette rencontre avec le petit chat. À quatre heures du matin, je me réveille en sueur: «À combien d’amis ai-je fait le coup? Quelqu’un me ramassera-t-il un jour sur le bord du chemin?» La toilette funéraire, il faut bien que quelqu’un la fasse pour le mort, et les institutions, les autorités compétentes, les salons funéraires ne sont pas là pour cela. Au contraire. (p. 185-186)

Par sa réaction devant cet animal, qu’elle a pleuré et pourtant abandonné, dont elle a laissé aux autorités le soin de s’en occuper, c’est-à-dire de disposer du cadavre, de la même façon qu’on récolte les ordures, la narratrice nous dit avoir renoncé à son humanité. Le retour à l’humanité repose donc d’abord dans cet acte fondateur de la toilette des morts et dans cette exhortation à «payer de notre personne» nos rencontres, à agir en humain afin de pouvoir échapper enfin à ce monde administré.

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    Dans sa critique parue dans Le Devoir, Danielle Laurin écrivait: «La grande nouvelle, cependant, c’est qu’À ciel ouvert est un roman. Fini l’autofiction. Même si on reste dans les mêmes obsessions: le sexe, le sexe, le sexe. […] Mais peut-on blâmer les écrivains de creuser toujours le même sillon? Oui. Prenez l’auteure de La Honte, justement, Annie Ernaux. À qui on reproche de se répéter. D’aller trop loin dans la révélation de son intimité, aussi. ‘J’ai essayé d’écrire Folle à la troisième personne, mais je n’y suis pas arrivée’, m’avait confié Nelly Arcan à la sortie de son deuxième livre, en 2004. Pari réussi avec À ciel ouvert.» Danielle Laurin, «Bête de texte», Le Devoir, 25 et 26 août 2007, en ligne, consulté le 22 novembre 2009.
  • 2
    http://catherinemavrikakis.com
  • 3
    On peut lire dans la préface de la réédition: «Depuis quelques années le livre était introuvable. À un moment où Le ciel de Bay City fait découvrir à un plus large public l’écriture de Mavrikakis, il fallait rendre à nouveau disponible ce roman péremptoire et halluciné, dans lequel se devinent déjà les livres à venir.»  Catherine Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009 [2000], p. 8. Cette affirmation inattendue nous présente le texte comme un roman «halluciné», non comme le produit de la réalité mais celui d’une fabulation de l’auteure.
  • 4
    Marie Darrieussecq, «L’autofiction, un genre pas sérieux», Poétique, no 107, automne 1996, p.369-370.
  • 5
    Catherine Mavrikakis, Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 151-152.
  • 6
    Sur les pages de Salon double il a par exemple été question de l’essai de Philippe Forest Tous les enfants sauf un [2007] (Le sens à l’épreuve de la mort, consulté le 22 novembre 2009), qui donne suite à ses deux premiers romans, L’Enfant éternel [1997] et Toute la nuit [1999] dans lesquels il relate le deuil de sa fille, ainsi que de Ce matin [2009] de Sébastien Rongier  (Traces, tracés, trajets : itinéraires d’un fils en deuil, consulté le 22 novembre 2009) où le narrateur raconte le deuil de sa mère, et de Dieu Jr. [2005] (Game Over, consulté le 22 novembre 2009) de Dennis Cooper qui fait également le récit d’un homme endeuillé par la mort de son enfant. Il ne s’agit là que de quelques exemples qui m’apparaissent traduire une tendance plus générale.
  • 7
    Deleuze et Guattari écrivent à propos de Kafka: «Déjà, dans les nouvelles animales, Kafka traçait des lignes de fuite; mais il ne fuyait pas ‘hors du monde’, c’était bien plutôt le monde et sa représentation qu’il faisait fuir (au sens où un tuyau fuit) et qu’il entraînait sur ces lignes.» Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka − pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 85.
  • 8
    René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 48.
  • 9
    Ibid., p. 391.
  • 10
    Catherine Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Laval, Trois, 2000, p. 70.
  • 11
    «Le triste savoir dont j’offre ici quelques fragments à celui qui est mon ami concerne un domaine qui, il y a maintenant bien longtemps, était reconnu comme le domaine propre de la philosophie ; mais depuis que cette dernière s’est vue transformée en pure et simple méthodologie, il est voué au mépris intellectuel, à l’arbitraire silencieux, et pour finir, à l’oubli : il s’agit de la doctrine de la vie juste (das richtige Leben).» Theodor W. Adorno, Minima Moralia, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, coll. «Petite bibliothèque Payot», 2001 [1951], p. 9.
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