Entrée de carnet

Les mèmes visuels et les «exploits de Photoshop»

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Le tournant de l’image (numérique), sous la responsabilité de Gabriel Tremblay-Gaudette (2011)

On pense trop souvent à tort que les retouches photographiques sont apparues avec le numérique.

Kirkland, Douglas. 1983. «The Making of Thriller» [Photographie]

Kirkland, Douglas. 1983. «The Making of Thriller» [Photographie]
(Credit : Filipacchi Publishing)

À l’époque de l’argentique, il était déjà possible, d’altérer des photographies : ce procédé était certes plus complexe et était surtout réservé à des cas particuliers, comme par exemple les révisionnismes politico-historiques (pensons à la Russie communiste qui a retiré de certaines photographies les «ennemis du parti» assassinés).

Auteur inconnu. 1919. «Second anniversaire de la révolution d’octobre [1]» [Détail d’une photographie]

Auteur inconnu. 1919. «Second anniversaire de la révolution d’octobre [1]» [Détail d’une photographie]

Auteur inconnu. 1919. «Second anniversaire de la révolution d’octobre [2]» [Détail d’une photographie]

Auteur inconnu. 1919. «Second anniversaire de la révolution d’octobre [2]» [Détail d’une photographie]

(“Adieu Léon, on s’est bien amusés mais tu étais devenu un peu encombrant. Merci pour les services rendus : maintenant, disparais“)

Il est toutefois indéniable que les procédés d’altération dont disposent les utilisateurs de Photoshop à l’heure actuelle rendent plus commodes, plus rapides et plus accessibles ces recours à la retouche. Ce que le photographe canadien Douglas Kirkland pouvait faire à l’aide d’une chambre noire (par exemple, la superposition au sein de la même photographie de Michael Jackson avant et après sa séance de maquillage pour le tournage du vidéoclip de Thriller), quiconque dispose d’un logiciel de traitement d’image peut le faire également : Photoshop, c’est une chambre noire compacte et sophistiquée, qui démocratise un travail important de la production photographique en rendant accessible des outils de retouche et de post-production.

 

 

Auteur inconnu. 2011. «Olga Kurylenko» [Photographie]

Auteur inconnu. 2011. «Olga Kurylenko» [Photographie]
(Credit : Pantene, Cosmopolitan)

(“Plus long, son cou! PLUS LONG! ENCORE! Là, c’est parfait!“)

Les modifications photographiques du numérique peuvent prendre des formes très variées, allant de la retouche cosmétique ou au recadrage jusqu’à l’altération ostensible. Certaines de ces transformations sont toutefois si ratées que les résultats en sont comiques. Par exemple, le site Web Photoshop Disasters recense les pires tentatives d’améliorations numériques, qui provoquent des incongruités étonnantes.

On constate par ailleurs en ouvrant les recherches que les transformations catastrophiques, visant à améliorer son apparence sur une photographie, ne sont pas que le fait de magazines de mode et de publicités : une photographie prise devant le miroir et plus que légèrement valorisée peut aussi faire l’objet d’une retouche malhabile.

Encore une fois, on constate ici que le numérique accélère et accentue le potentiel de malléabilité ultérieure inhérente à la pratique photographique, et peut entraîner une méfiance accrue envers la prétendue vérité de l’image photographique.1Cette prétendue vérité photographique est certes malmenée par l’ère numérique et les passages par Photoshop qui nous font douter de l’authenticité de plusieurs photographies, mais la question pouvait également se poser avant même l’arrivée de l’ordinateur. On peut en juger bien sûr par l’exemple de l’effacement révisionniste de Léon Trotsky donné comme exemple plus haut. De plus, la vérité objective de la photographie, qui repose en bonne partie sur son indicialité sémiotique, est éminemment contestable, comme le prouve la démonstration effectuée par Tom Gunning dans son article La retouche numérique à l’index. Pour une phénoménologie de la photographie. Source : Gunning, Tom (2006) “La retouche numérique à l’index. Pour une phénoménologie de la photographie”, dans Études photographiques, numéro 19 (décembre 2006), en ligne : http://etudesphotographiques.revues.org/index1322.html (consulté le 25 mars 2011)

Auteur inconnu. Année inconnue. «Arm guy fail» [Photographie]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Arm guy fail» [Photographie]

De plus, la disponibilité des photographies numériques permet à quiconque de télécharger une image trouvée sur le Web et de la passer dans le filtre de Photoshop afin d’en offrir une nouvelle version. Ces pratiques, qui visent à détourner l’image de son contexte original et à la remettre en circulation après l’avoir reconfigurée, se décrivent mieux comme des formes de réappropriation, de productions par déplacement. Encore une fois, on peut avancer que les dadaïstes le faisaient déjà grâce à leurs collages, mais les formes que ces pratiques prennent à l’ère numérique sont variées.

Ces pratiques culminent par un phénomène, les photoshop exploitables, que j’aimerais maintenant aborder. Mais avant d’en présenter quelques exemples cocasses, faisons un petit détour par la génétique. Le terme mème (bel et bien écrit avec un accent grave sur le premier e du mot) est un concept introduit par Richard Dawkins en 1976 dans son essai The Selfish Gene. Mot inventé au croisement entre le gène biologique et la mimesis, le mème est un élément culturel d’information simple et aisément reconnaissable, qui peut se propager rapidement :

We need a name for the new replicator, a noun that conveys the idea of a unit of cultural transmission, or a unit of imitation. ‘Mimeme’ comes from a suitable Greek root, but I want a monosyllable that sounds a bit like ‘gene’. I hope my classicist friends will forgive me, if I abbreviate mimeme to meme. If it is any consolation, it could alternatively be thought of as being related to ‘memory’, or to the French word même. It should be pronounced to rhyme with ‘cream’.2Dawkins, Richard (1989), The Selfish Gene, Londres : Oxford University Press,192 pages, passim.

Le concept est un peu flou et son application pratique se révèle rapidement problématique, mais il trouve des incarnations très précises dans le cas du Web: le site Know your Meme en fait le suivi avec une rigueur quasi-scientifique. Une bonne partie des mèmes identifiés relèvent d’une valeur iconique: ce sont des photographies, des illustrations ou des extraits vidéo dont un aspect quelconque, souvent humoristique, lui a conféré une notoriété acquise par propagation virale. Je voudrais présenter brièvement quelques exemples afin de montrer comment une photographie parfois banale est diffusée et altérée par les internautes.

Asadorian, Ron. 2010. «Sad Keanu» [Photographie]

Asadorian, Ron. 2010. «Sad Keanu» [Photographie]
(Credit : Asadorian, Ron)

Les deux premiers mettent en vedette des acteurs hollywoodiens bien connus. Le 3 juin 2010, Keanu Reeves mange un sandwich sur un banc public à New York. Acteur reconnu pour son interprétation taciturne (lire ici : inexpressive) de chacun de ces rôles, on le surprend dans son intimité, affichant un air déprimé.

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sad Keanu [1]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sad Keanu [1]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sad Keanu [2]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sad Keanu [2]» [Montage photographique]

L’aspect cocasse et le visage étonamment expressif de Reeves se transforme rapidement en mème, où on déplace Keanu de son banc de parc afin de le mettre dans plusieurs situations parfois improbables, allant de Lunchtime atop a Skyscraper de Charles Ebbets, la photographie emblématiques de travailleurs à New York, jusqu’à sa présence à la conférence de Yalta.

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [1]» [Photographie]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [1]» [Photographie]
(Credit : Celebrity Gossip)

 

On a également exploité une photographie de Leonardo DiCaprio prise lors du tournage de Inception, où ce dernier semblait particulièrement heureux.

 

 

 

Connu sous le nom de Strutting Leo, ce même consiste à incorporer l’acteur dans des scènes où on l’imaginerait mal être aussi réjoui!

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [2]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [2]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [3]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [3]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [4]» [Photographie]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [4]» [Photographie]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [5]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. 2010. «Strutting Leo [5]» [Montage photographique]

Mais il n’y a pas que des visages connus qui peuvent donner lieu à de tels détournements. Par exemple, cette photographie prise par un amateur, montrant en arrière-plan un incendie et en avant-plan le visage légèrement inquiétant d’une petite fille ne semblant pas au-dessus de tout soupçon, est devenu le mème Disaster Girl, où on l’a tenu responsable de bien des méfaits historiques, depuis la disparition des dinosaures jusqu’au tremblement de terre au Japon.

Roth, Dave. 2004. «Firestarter» [Photographie]

Roth, Dave. 2004. «Firestarter» [Photographie]
(Credit : JPG Magazine)

Auteur inconnu. Année inconnue. «Disaster Girl [1]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Disaster Girl [1]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Disaster Girl [2]» [Montage photographique]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Disaster Girl [2]» [Montage photographique]

Deux constats peuvent être tirés de ces brefs exemples.

Premièrement, on l’a vu par les remix des photographies des acteurs hollywoodiens, une banque de photographies historiques importantes est à la disposition des exploiteurs de photoshop : une iconographie historique et mondiale est accessible à quiconque sait minimalement utiliser un moteur de recherche. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’intention humoristique de ces manipulations numériques, parfois très réussies (notamment le Sad Keanu dînant sur une poutre d’acier surplombant Manhattan au début du 20e siècle et Leonardo Dicaprio inséré dans la célèbre photographie de la petite Kim Phuc), entraîne dans son sillage une remise en circulation des clichés les plus célèbre de certains grands moments de l’histoire. À l’inverse, les photoshop exploitables peuvent également commenter l’actualité la plus récente : la Disaster Girl a été tenue responsable d’une catastrophe ayant frappé le Japon il y a quelques semaines!

Deuxièmement, les internautes pratiquant les “exploits sur photoshop” mettent en commun leurs interventions dans des forums de discussion comme 4chan, ou sont rassemblées sur des sites comme Knowyourmeme.com. Je reviendrai dans une prochaine entrée de carnet sur cette curieuse créature qu’est 4chan, mais je me contenterai pour le moment d’indiquer que les participants aux discussions sur ce site ont pris l’habitude de communiquer à l’aide d’images modifiées par ordinateur, dans une proportion variable selon des sections du site, mais parfois quasi-exclusivement par le biais de ces images. On assiste de la sorte à l’émergence de réelles “communautés picturales”, en paralèlle des “communautés interprétatives” de Stanley Fish, des “communautés discursives” de Linda Hutcheon et des “communautés textuelles” de Brian Stock. Les communautés picturales consistent en des groupes réunis par des réseaux virtuels (principalement le Web), dont les membres produisent, partagent et commentent un ensemble d’images spécifiques. Par exemples, je ne crois pas que l’on puisse dire, par exemple, que les usagers de Flickr ou les amis Facebook qui partagent des photographies sur un même site forment de telles communautés, puisque rien de met en commun les photographies hébergées sur ces sites. Dans le cas des photoshop exploitables, les interventions portent toutes sur une même image d’origine, qui est retravaillée et investie selon une fonction propre, se stabilisant jusqu’à en faire de véritables tropes visuelles.

À suivre.

  • 1
    Cette prétendue vérité photographique est certes malmenée par l’ère numérique et les passages par Photoshop qui nous font douter de l’authenticité de plusieurs photographies, mais la question pouvait également se poser avant même l’arrivée de l’ordinateur. On peut en juger bien sûr par l’exemple de l’effacement révisionniste de Léon Trotsky donné comme exemple plus haut. De plus, la vérité objective de la photographie, qui repose en bonne partie sur son indicialité sémiotique, est éminemment contestable, comme le prouve la démonstration effectuée par Tom Gunning dans son article La retouche numérique à l’index. Pour une phénoménologie de la photographie. Source : Gunning, Tom (2006) “La retouche numérique à l’index. Pour une phénoménologie de la photographie”, dans Études photographiques, numéro 19 (décembre 2006), en ligne : http://etudesphotographiques.revues.org/index1322.html (consulté le 25 mars 2011)
  • 2
    Dawkins, Richard (1989), The Selfish Gene, Londres : Oxford University Press,192 pages, passim.
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