Article ReMix

La dominicanité critiquée. Regards migrants sur la construction de l’identité dominicaine dans la littérature étatsunienne

Roxane Maiorana
couverture
Article paru dans Les migrations interdiscursives: Penser la circulation des idées, sous la responsabilité de Marie-Pierre Krück et Savannah Kocevar (2021)

Image d’un barbier à Washington Heights, 1961. Washington Heights est, encore aujourd’hui, le quartier de New-York où l’on retrouve la plus forte diaspora dominicaine.
Achat du musée American Art Museum par le biais du Smithsonian Latino Initiatives Pool, administré par le Smithsonian Latino Center, et par la Frank K.
https://www.lbi.org/exhibitions/virtual-refuge-heights/changing-neighborhood/
(Credit : Ribelin Endowment)

En 2015, l’écrivain étatsunien Junot Díaz, né en République dominicaine, est traité d’antipatriote, et plus précisément d’«anti-Dominicain» (Walters, 2015: s.p.), par le consul de la République dominicaine Eduardo Selman, exerçant à New York. Selman lui retire de surcroît le prix de l’ordre du mérite qui lui avait été octroyé en 2009 (Walters, 2015: s.p.). Ce que l’on reproche à Díaz, c’est sa dénonciation du sort réservé en République dominicaine aux immigrants haïtiens sans papiers, voire à leurs descendants, un sort qui implique notamment la déportation. Sans analyser la prise de position de Díaz sur le sujet —dont il ne sera par ailleurs pas question dans cet article—, nous nous sommes demandée ce que signifie «être (anti-)Dominicain» pour un écrivain tel que Díaz, arrivé aux États-Unis à l’âge de six ans (Knight, s. d.: s.p.), devenu professeur au M.I.T. (Díaz, s. d.: s.p.) et écrivain de langue anglaise. Il s’inscrit au sein de la diaspora dominicaine aux États-Unis —façonnée tant par des immigrants que par leurs descendants de première génération— qui est une communauté importante de laquelle plusieurs auteures ont émergé1Nommons entre autres Julia Álvarez, Josefina Báez, Angie Cruz, Ana-Maurine Lara, Nelly Rosario et Loída Maritza Pérez.. Certaines des œuvres littéraires de ces écrivains étatsuniens d’origine dominicaine ont en commun de partager des récits migratoires au sein desquels les protagonistes tentent de (re)trouver leur place individuelle, —à cheval entre diverses identités. En ce sens, à travers leurs écrits de fiction, Díaz et d’autres déplacent le concept de dominicanidad —que nous traduisons par dominicanité—, c’est-à-dire qu’ils repensent, parfois de manière critique, les contours de l’identité dominicaine par l’entremise du processus de migration. Nous nous proposons donc d’étudier le rôle de l’écriture littéraire par le biais des transformations sociales, culturelles, linguistiques, etc. qu’apporte le phénomène d’expatriation de l’idée de dominicanité. Notre corpus se compose de trois romans qui, selon nous, permettent de rendre compte du travail critique fait à propos de celle-ci dans les œuvres: ¡Yo! (1997) de Julia Álvarez, The Brief Wondrous Life of Oscar Wao (2007) de Junot Díaz et Dominicana (2019) d’Angie Cruz. Nous donnerons une définition du concept de dominicanité pour analyser ensuite l’évolution des visions narratives de ce dernier en rapport avec les décalages établis par les récits analeptiques entre les vies étatsunienne et insulaire. Nous nous pencherons finalement sur le processus de maintien, voire de renforcement du stéréotype mis en place dans les œuvres non seulement autour de la communauté dominicaine, mais aussi autour d’autres groupes diasporiques que côtoient les protagonistes des récits.

Définir la dominicanité

Dans son ouvrage The Borders of Dominicanidad. Race, Nation, and Archives (2016), Lorgia García-Peña présente une liste de terminologies qu’elle utilise tout au long de son texte pour aborder la complexité de certaines identités. Elle y définit la dominicanité comme

[a] theoretical category that refers to both the people who embrace the label “Dominican” whether or not they are considered Dominican citizens by the state (such as diasporic Dominicans and ethnic Haitians) and the history, cultures, and institutions associated with them. (ix)

La dominicanité relève donc, selon García-Peña, d’une appartenance individuelle à une culture dominicaine issue d’un partage collectif de multiples points communs qui ne dépend pas forcément de structures officielles. En ce sens, elle se façonne à partir de l’acceptation d’une étiquette dont la revendication est assumée. Plus loin dans son analyse, García-Peña précise que ce qui est caractérisé comme «Dominicain» à travers le concept de dominicanité s’inscrit à la suite de la constitution historique d’un territoire: elle est «[a] category that emerges out of the historical events that placed the Dominican Republic in a geographic and symbolic border between the United States and Haiti since its birth» (3). Les recherches de García-Peña ont comme cadre méthodologique une archéologie, au sens foucaldien du terme, de la dominicanité, concluant —à travers l’analyse de documents historiques, de textes littéraires, de monuments et de représentations culturelles (12)— que le concept lui-même découle d’une volonté de l’élite créole dominicaine de la deuxième moitié du XIXème siècle, encouragée par la force politique étatsunienne, de se distinguer racialement du reste de la population: «Dominicanidad became simultaneously a project of the criollo elite and the US Empire in their common goal of preserving white colonial privilege in the mid-nineteenth century.» (13) L’indépendance de la République dominicaine en 1844 marque la mise en place d’une frontière tant géographique que symbolique entre la République dominicaine et ses voisins, une frontière menant à la ségrégation de ces derniers au sein du territoire dominicain2Le massacre de 1937, où «plus de 30 000 Haïtiens et Dominicains d’ascendance haïtienne furent massacrés en quelques jours par l’armée et les forces de police dominicaines sous la présidence de Rafael Leónidas Trujillo Molina» (Govain et al., 2016: s.p.), est le plus tristement célèbre des conflits raciaux de l’histoire de la République dominicaine.. Pour Dhariana María González, c’est plutôt le triptyque identitaire caribéen, identifié par Stuart Hall dans «Cultural Identity and Diaspora» (1990), qui participe à la construction de la dominicanité, et ce, d’une manière spécifique. Il se compose des présences africaine, américaine et européenne: la première, provenant de l’exploitation des esclaves amenés d’Afrique; la deuxième, des peuples occupant les territoires des Amériques avant l’arrivée de Christophe Colomb; et la troisième, s’établissant dès la colonisation des premières îles caribéennes par les Européens (2012: 14-15). Cependant, en République dominicaine, les trois parties de ce triptyque forment ce qu’Alan Cambeira nomme «la trinité ethnique de la culture dominicaine3«Trinidad Étnica de la Cultura Dominicana». Notez que toutes les traductions trouvées dans le corps du texte sont de notre main.» (1996, 34). Elles sont nécessaires à la compréhension des différentes tensions communautaires tout en assurant la continuité d’un héritage hybride:

La présence de trois parties —même si elles ne sont pas équivalentes— nous éloigne d’une acceptation de race et d’identité en termes binomiaux, et nous permet d’observer les négociations identitaires plus subtiles qui se déroulent dans un système triangulaire4«La presencia de tres partes, aún no siendo equivalentes, nos aleja de una aceptación de raza e identidad en términos binominales, y nos permite observar negociaciones identitarias más sutiles que ocurren en un sistema triangular.». (Cambeira, repris par González, 2012: 15)

Par ailleurs, la République dominicaine a régulièrement subi l’ingérence des États-Unis dans sa politique. Elle a notamment été occupée une première fois par ceux-ci, de 1916 à 1924. Les États-Unis ont également joué un rôle prépondérant dans l’accession —et le maintien— au pouvoir du dictateur Rafael Trujillo, qui a régné en despote durant 31 ans (1930-1961)5Luciano Anzelini écrit que «la figure de Rafael Trujillo a gagné en ascendant dans la politique dominicaine, à travers une carrière fulgurante qui ne pourrait s’expliquer sans le soutien des autorités nord-américaines». [«La figura de Rafael Trujillo ganó ascendencia en la política dominicana, en una carrera meteórica que no podría explicarse sin el espaldarazo de las autoridades norteamericanas.»]. Une deuxième occupation du pays par les troupes américaines a enfin commencé en 1965, lorsque des Marines ont été déployés à Saint-Domingue afin d’y éviter l’instauration d’un gouvernement de gauche6Voir l’article «Intervention de troupes américaines en République dominicaine» (s.d.) de l’équipe de Perspective Monde.. Ces diverses instabilités ont entraîné des mouvements migratoires vers les États-Unis, pays stable le plus proche où les Dominicains ont pu se réfugier pour échapper aux problèmes politiques et économiques de leur terre natale. Cependant, ces déplacements ne furent pas à sens unique: la diaspora présente aux États-Unis est elle aussi retournée en République dominicaine, tandis qu’aujourd’hui, les descendants des immigrants dominicains nés en sol étatsunien font parfois le chemin inverse à celui de leurs prédécesseurs. En ce sens, selon González, le concept de dominicanité subirait sans cesse des transformations sous l’influence de cette circulation régulière d’individus. Ainsi que l’affirme la chercheuse, loin d’une vision identitaire qui serait figée,

[l]e transfert physique du Dominicain aux États-Unis, et la plupart du temps de son retour dans son pays de naissance, n’est pas seulement un mouvement de masse physique ou un changement de géographie, il inclut aussi des processus plus fluides et intangibles pleins de moments incompréhensibles7«[…] El traslado físico del dominicano a los Estados Unidos, y la mayoría de las veces de vuelta a su país nativo, no es solamente un movimiento de masa física o un cambio en la geografía, también incluye procesos más fluidos e intangibles, llenos de momentos incomprensibles.». (2012: 23)

Aussi la rencontre des cultures dominicaines et étatsuniennes produit-elle une forme hybride dans laquelle évoluent les sujets, une forme qui complexifie les relations aux identités. González souligne notamment qu’il existe, face aux cultures, «des changements de perception qui n’arrivent à être compris qu’avec le retour au pays natal8«[…] Cambios de percepción que sólo llegan a ser entendidos con el regreso al país nativo […].»», grâce «au potentiel qu’a la distance d’élargir la vision de l’immigrant9«[…] Del potencial que tiene la distancia para ampliar la visión del inmigrante.»», voire à remettre en question certaines pratiques ou croyances. Pourtant, selon elle, même à l’extérieur de la République dominicaine, «où la dominicanité domine, le Dominicain continue d’être dominicain». Or il semblerait plutôt que le déplacement géographique, physique, vienne modifier le rapport à la dominicanité. Nous ne pouvons donc assumer que le fait «d’être dominicain10«[…] Donde la dominicanidad domina, el dominicano sigue siendo dominicano.»» s’inscrive dans un prolongement de l’identité telle que cette dernière s’est conçue dans le pays de naissance ou d’origine. Bien au contraire, il est possible de constater l’ambigüité qui caractérise la figure du migrant et celle de ses descendants, qui ne sont jamais totalement étatsuniennes; jamais totalement dominicaines. Dans le cas du champ littéraire, Carolina Ferrer et nous avons déjà montré, à l’aide de la base de données la plus importante en littérature —Modern Language Association International Bibliography (MLAIB)11MLAIB contient plus de 2,8 millions de références répertoriées. Voir https://www.mla.org/.—, que plusieurs écrivains sont renvoyés à leurs origines, parfois lointaines, pour qualifier leur personne ou leurs œuvres par le biais d’étiquettes (Ferrer et Maiorana, 2019: 156). Nous avons identifié 83 de ces étiquettes, dont celle de Dominican American (15812Voir le Graphique 4: Littératures mineures.) à laquelle appartient notamment Junot Díaz, qui correspondent à des littératures mineures au sein de la littérature des États-Unis. L’adjectif Dominicain/Étatsunien13La traduction littérale pour American serait «Américain». Cependant, puisque American renvoie ici au pays et non au continent, il nous apparaît plus logique d’utiliser le terme «Étatsunien». souligne alors, dans la critique littéraire, soit une appartenance double de l’écrivain, c’est-à-dire une non-appartenance véritable à la littérature étatsunienne comme une exclusion de la littérature dominicaine. Il s’agit donc d’un véritable entre-deux dont aucune dichotomie ne peut rendre compte. Contrairement à González, Ramón A. Figueroa analyse s’il est pertinent de considérer les œuvres des auteurs étatsuniens d’origine dominicaine dans les réflexions autour de la dominicanité. Selon lui, le choix de l’anglais comme langue d’écriture, de même que les thèmes abordés par ces auteurs, entre autres l’immigration, s’éloignent des réalités insulaires:

L’acceptation de l’Œuvre de ces écrivains et de la production littéraire dominicano-étatsunienne n’est pas […] universelle. […] Ces critères de sélection [la langue et la thématique] mettent en évidence […] les possibilités et les limites de la contribution potentielle de la diaspora dominicaine à la discussion sur la définition nationale qui est donnée dans l’île14«La aceptación de la obra de estos autores y de la producción literaria dominico-americana no es […] universal. […] Estos criterios de selección [lengua y temática] evidencian […] las posibilidades y limitaciones de la contribución potencial de la diáspora dominicana a la discusión sobre la definición nacional que se está dando en la isla.». (2005: 731)

Il prend notamment pour exemple le premier roman de Julia Álvarez, How the García Girls Lost Their Accents (1991), dont il écrit qu’il

est marqué par certaines images correspondant à des questions fondamentales de la problématique nationale, qui font aujourd’hui partie de la dynamique à laquelle la littérature de la diaspora dominicaine participe dans son dialogue avec les tradition et les symboles de l’île15«[…] su primera novela está marcada por ciertas imágenes que corresponden a cuestiones fundamentales de la problemática nacional, las cuales hoy son parte de la dinámica en que la literatura de la diáspora dominicana participa en su diálogo con las tradiciones y símbolos de la isla.». (2005: 731)

Ce roman n’est pas le seul à témoigner de ces réalités; cependant, Álvarez est devenue grâce à ce dernier une figure importante de la littérature de la diaspora dominicaine aux États-Unis parce qu’elle est la première à avoir écrit et publié une œuvre sur celle-ci, à l’avoir fait connaître dans le milieu littéraire. Plusieurs sujets sont récurrents dans les romans des écrivains étatsuniens d’origine dominicaine: les inégalités raciales, les enjeux liés aux conditions socio-économiques des personnages ainsi que la conception des rapports entre les hommes et les femmes. En revanche, chaque fiction investit un angle d’approche différent, offrant une multiplicité d’expériences. Étudiant le travail d’écriture d’Álvarez et de Díaz, Figueroa souligne d’ailleurs que les deux auteurs jouent avec les codes traditionnels liés à la dominicanité au moyen d’esthétiques distinctes, voire opposées. Il compare notamment leur façon de traiter de la question raciale:

La perspective d’Álvarez contrast[e] avec celle de Junot Díaz: la représentation de la problématique raciale dominicaine au sein de la diaspora est plus centrale dans l’univers narratif e la première tandis que, pour le deuxième, cela a un caractère plus conflictuel et dynamique16«[…] La perspectiva de Alvarez se contrastará con la de Junot Díaz, cuya representación de la problemática racial dominicana en la diáspora es más central a su universo narrativo y, por ello, tiene un carácter más conflictivo y dinámico.». (732)

Figueroa poursuit en affirmant que l’hétérogénéité des pratiques culturelles dominicaines, quand bien même elles se soient transformées à travers la migration ou la réappropriation des descendants d’immigrants, doit faire partie des recherches sur le concept de dominicanité. Toujours à propos d’Álvarez et de Díaz, il pointe que «le contraste entre ces deux auteurs est finalement une représentation claire de la diversité historique, sociale et économique de l’émigration dominicaine aux États-Unis17«El contraste entre estos dos autores es, en última instancia, una representación clara de la diversidad histórica, social y económica de la emigración dominicana a los Estados Unidos.»» (732). Il conclut que l’observation des œuvres d’auteurs étatsuniens d’origine dominicaine «est une étape absolument nécessaire au diagnostic de la condition nationale actuelle aussi bien qu’à la définition des possibles directions de l’avenir dominicain18«Este es un paso absolutamente necesario en el diagnóstico de la condición nacional presente, así como la definición de los posibles derroteros del futuro dominicano […].»» (743).

Nous pouvons donc résumer le concept de dominicanité à un processus de construction identitaire issu d’un héritage sociohistorique de multiples colonisations. Si pour García-Peña il s’assimile à la base à une volonté de distinction raciale, il semble que l’idée d’une dominicanité ait évolué avec le temps pour tendre vers une idée de cohésion nationale, au sein de laquelle les inégalités liées aux couleurs de peau se perpétuent. Or les écrivains dominicains partis vivre aux États-Unis ou descendants d’immigrants participent à dénoncer non seulement celles-ci, mais aussi d’autres aspects culturels qui maintiennent des formes de discrimination envers d’autres groupes d’individus, et notamment envers les femmes. Du fait de leur statut ambivalent, ces auteurs portent un regard critique à la fois sur leur propre situation et sur leurs pratiques quotidiennes provenant de pratiques culturelles diverses.

De l’autre côté de la rive

Au sein du corpus à l’étude, le concept de dominicanité est d’abord approché par le prisme du souvenir à travers l’écriture. ¡Yo! s’inscrit à la suite de la première œuvre de fiction d’Álvarez, How the García Girls Lost Their Accents dont l’intrigue relate les événements qui mènent les quatre sœurs García à vivre aux États-Unis avec leurs parents. Dans le roman, Yolanda García, surnommée Yo19Ce nom est un jeu de mots avec la langue castillane puisque yo signifie «je», ce qui correspond à la description du personnage, qualifié d’égocentrique par certains protagonistes de la saga., finit par sortir un livre qui a énormément de succès. Celui-ci narre les aventures de sa famille dominicaine immigrante, qui a fui la fin du régime de Trujillo. Les García de la Torre, soulignant régulièrement leur ascendance espagnole, font partie des familles les plus riches de l’île. Leur expérience migratoire est donc, à bien des égards, unique et ne rejoint pas les cas présentés dans The Brief Wondrous Life of Oscar Wao et Dominicana¡Yo! est un assemblement des versions des différents individus qui sont dépeints dans le livre fictif que Yolanda a publié. En effet, plusieurs d’entre eux estiment que l’image qui y est donnée d’eux ne reflète en rien la «réalité» et se disent les victimes de l’égoïsme de Yo, qui y raconte une histoire  à son avantage. C’est la cousine Lucinda qui exprime les décalages existants entre les sœurs García, lesquelles ne passent que leurs vacances d’été en République dominicaine, et le reste des membres féminins de la cellule familiale, qui y résident en permanence: «Don’t think I don’t know what the García girls used to say about us island cousins. That we were Latin American Barbie dolls, that all we cared about was our hair and nails, that we had size-three souls.» (Álvarez, 1997: 36) Le traitement favorable réservé aux quatre sœurs dans l’environnement familial contraste avec la vie à laquelle sont astreintes leurs congénères féminines, ce que révèle également Lucinda: «[Yo] did her arguing with the men, the uncles and boy cousins, who were the ones responsible, she said. […] Those crazy gringa cousins could do what the rest of us would have been put away in a convent for doing.» (37) Dans cet extrait, le personnage les nomme même gringas, leur réservant un statut d’étrangères. Ce caractère étranger est souligné dès le début de son récit, lorsqu’elle explique que ses cousines sont désormais façonnées par leur mode de vie étatsunien, au point d’être décalées de leurs origines de naissance: «They’d talk and talk about the unfairness of poverty, about the bad schools, the terrible treatment of the maids.» (36) Yo va jusqu’à signaler à Lucinda, de manière condescendante, que celle-ci vit dans le Tiers-monde (37). Lucinda souligne alors la double temporalité qui l’éloigne de ses cousines: «They came every summer and were out of here by September. They had to get back to school, I know. But still, it seemed right in keeping that they should make their exit just as hurricane season was about to start.» (36) En ce sens, le roman fait clairement une distinction entre les Dominicains et la diaspora étatsunienne, Lucinda témoignant du fait qu’elle est pour sa part «enfermée» dans son île quoi qu’il advienne: «I was trapped here for the rest of my life.» (36) En effet, après un bref séjour aux États-Unis pour ses études, Lucinda retourne se marier en République dominicaine, ce qui trace sa destinée:

Unlike the Garcías’ mother and father, who had changed their minds living in [the United States of America], my parents still didn’t think girls should go to college. I was scheduled to go back to the island after graduation in June. (45)

Ce que ne peut percevoir Lucinda dans sa version des faits, mais qui —pourtant— rend le discours critique de Yo pertinent sur en ce qui a trait à la dominicanité, c’est l’exclusion que subissent les García aux États-Unis. Elle met en relief les discriminations que ces personnages sont susceptibles de perpétrer à leur tour en République dominicaine. Laura P. Alonso Gallo exprime au sujet du travail d’écriture de certains auteurs de la diaspora d’origine hispanique, dont Álvarez:

[They] interject in their fiction counter-discourses that question both Anglo values and essentialist definitions of Latino/a identity. Their works challenge totalizing national, cultural, social and gender assumptions, creating a plural, evolving subjectivity that breaks binary patterns of identity. (2002: 244)

À cet égard, un des anciens étudiants de Yolanda décrit sa professeure en ces termes:

She was a Dominican-American-USA-Latina —or whatever she had explained she was during the first class. Her pretty olive color made Lou think of honey in jar. Lou had never before known a Hispanic person without ten pounds of shoulder and chest pads on him and a teeth guard in his mouth and a helmet on his head. (171)

Nous constatons à travers cet exemple l’essentialisation «exotique» à laquelle Yo est réduite, à la fois en raison de la multiplicité de ses origines et en fonction de la couleur de sa peau. En effet, Lou n’a pas vraiment fait attention aux explications de sa professeure par rapport à ses origines. L’accumulation des adjectifs (Dominican, American, USA, Latina) et l’apparition du mot whatever renvoient, de façon méprisante, à une écoute peu attentive de la part du personnage. Celui-ci conclut par ailleurs subtilement que ceux qu’il qualifie de Hispanics se ressemblent tous: d’une part, parce que sa seule référence en matière d’hispanicité se résume aux membres de l’équipe de football de son collège; d’autre part, parce qu’il ne les connait qu’habillés de leur équipement. En raison de son usage des amalgames auxquels sont soumis ceux classés parmi les Latinos aux États-Unis —des amalgames qui encouragent l’idée que chaque communauté hispanique peut être confondue avec une autre sans distinction, il nous semble ainsi que le roman d’Álvarez signale la désuétude du concept de dominicanité à l’extérieur des frontières de la République dominicaine.

Dans Dominicana, les réflexions entourant les questions identitaires sont amplifiées par le fait que la temporalité du récit s’écoule presque au jour le jour à l’entrée d’Ana aux États-Unis, vers le milieu des années 1960. Après avoir été forcée de se marier à un homme, Juan Ruiz, qui a deux fois son âge, alors qu’elle n’a que quinze ans, Ana suit ce dernier à New York. Les décalages culturels des débuts semblent accentués dans le récit par la lenteur des péripéties, ce qui fait correspondre la lecture aux longues journées d’attente où Ana est enfermée dans son appartement, scrutant le retour de Juan ou de César, le plus jeune des frères Ruiz. La protagoniste comprend dès son arrivée qu’avec leur statut migratoire précaire, leur rêve étatsunien sera vite déçu. En effet, avant son mariage, Ana s’était fait décrire Juan par sa mère comme étant le meilleur parti pour son avenir:

He comes from a family of hard workers, good men, entrepreneurs. We can learn from them. The Ruiz brothers started poor like us. But they work together. […] They are detailed people. Organized people. People with intelligence. (Cruz, 2019: 25)

Mais aux États-Unis, Ana découvre une tout autre personne: violent physiquement et verbalement, Juan impose à sa femme l’unique part de pouvoir qu’il détient dans sa situation, c’est-à-dire régenter la vie quotidienne d’Ana. À l’extérieur de chez lui, il se fait discret pour ne pas être arrêté: «Juan keeps his head down when he passes the police. Inside the apartment, he is a bull. On the street, he looks small, vulnerable, even scared.» (113) En ce sens, la réputation des Ruiz sur leur île natale n’a plus aucune valeur en sol étatsunien. Encore une fois, Cruz met en scène, à l’instar d’Álvarez, une dominicanité qui n’a plus de signification une fois sortie hors des frontières nationales. Toutes les qualités énoncées par la mère d’Ana sont bafouées par la nécessité de survivre sans se faire remarquer des différentes institutions étatiques (forces de l’ordre, personnel médical, enseignants, etc.). De plus, alors qu’en République dominicaine les frères Ruiz forment un clan, à New York, ils sont astreints à des traitements inégaux, notamment parce que le benjamin de la fratrie à une couleur de peau plus foncée. Tout comme dans ¡Yo!, c’est en territoire étatsunien qu’Ana prend connaissance des discriminations raciales qui sévissent contre les étrangers. La figure ambivalente de sa belle-sœur en témoigne:

To us Yrene is without a mother tongue. Her father had moved from Puerto Rico to fight in World War II. She is one-hundred-percent Americana, something I will never be. How lucky she speaks English so well. How strange for her to look like us but be one of them. (143-144)

Il nous faut préciser que la trame de fond du roman a lieu en 1965, en plein milieu de la guerre au Vietnam, soit à un moment où le mouvement pour les droits civiques bat son plein. C’est Ana qui le raconte sans savoir que les événements qui l’entourent vont être déterminants dans l’histoire des États-Unis:

Before I heard the gunshots I noticed the army of bow-tie-wearing black men enter the Audubon Ballroom, their families trailing behind them. Usually the cops hover nearby, but today there are none around. Not a single one. Maybe bigger trouble elsewhere? (76)

Elle apprend plus tard que l’homme abattu était Malcom X: «A young man. A black man. Even handsome. Malcom X.» (78) Contrairement aux sœurs García qui voyagent sporadiquement en République dominicaine, Ana n’a pas les moyens de retourner chez elle. Elle ne garde que des souvenirs de son passé, incarnés par la poupée —sa dominicana— qui lui tient compagnie. Le processus critique de la dominicanité n’a donc lieu que dans une seule direction. Il ne se confronte jamais physiquement aux réalités de l’île, lesquelles renvoient, pour nombre de Dominicains, à des bribes d’informations provenant des médias ou de tierces personnes. Elle n’a accès à des informations que par sa famille demeurée là-bas ou par les journaux annonçant une guerre imminente20En 1965, la République dominicaine traverse une période d’instabilités. À la suite du régime de Trujillo,  qui prend fin à l’assassinat du dictateur en 1961, le pays tente effectivement de rétablir une démocratie. Cependant, différentes franges politiques, et notamment les anciens trujillistes et leurs anciens opposants, s’affrontent. Les États-Unis finissent par s’ingérer dans le conflit en envoyant des troupes armées en République dominicaine, de peur de voir un autre régime communiste au pouvoir comme à Cuba. Voir l’article «Intervention de troupes américaines en République dominicaine» (s.d.) de l’équipe de Perspective Monde.. La critique de la dominicanité passe aussi par la mise au jour du mariage forcé de certaines Dominicaines, envoyées aux États-Unis pour s’occuper des hommes partis chercher du travail et pour donner naissance à des enfants qui auront leur citoyenneté étatsunienne, dans le but de débloquer les procédures de naturalisation pour le reste de la famille. Nous pouvons alors affirmer que le roman joint l’histoire individuelle, celle d’Ana (et de tant d’autres femmes), à des histoires collectives, celles des États-Unis et de la République dominicaine. Il postule de ce fait que, s’il existe un concept de dominicanité, il ne peut que s’inscrire dans son rapport à l’Autre. Nous rejoignons ainsi les propos de García-Peña rapportés précédemment, qui associent le concept de dominicanidad à des conjonctures sociohistoriques.

Les stéréotypes à la rescousse

Si les romans d’Álvarez et de Cruz proposent des réflexions subtiles sur le sujet de la dominicanité en les intégrant au sein de la narration, le travail littéraire de Junot Díaz dans The Brief Wondrous Life of Oscar Wao attaque de front toutes les facettes du concept. L’ironie traverse le texte et renverse nombre de symboles nationaux, que ceux-ci soient étatsuniens ou dominicains21Par exemple, Díaz écrit: «(It wasn’t like In the Time of the Butterflies, where a kindly Mirabal Sister steps up and befriends the poor scholarship student. No Miranda here: everybody shunned her.)» (2007: 83) Dans cet extrait, il fait référence de manière ironique —et critique— à la fois au roman d’Álvarez, In the Time of the Butterflies (1994), qui rend hommage aux sœurs Mirabal, et à ces dernières, qui sont de véritables héroïnes nationales. Elles ont en effet rejoint la résistance à l’encontre du régime trujilliste, et trois d’entre elles ont été assassinées par le dictateur en place à l’époque. Leur mort, ayant marqué d’horreur la population, signe un tournant pour Trujillo qui sera tué quelques mois plus tard.
Il est d’ailleurs étonnant que le consul Eduardo Selman ait attendu 2015 pour proférer de telles accusations à l’encontre de Díaz, puisque The Brief Wondrous Life of Oscar Wao, publié en 2007, portait déjà un regard cru sur la réalité dominicaine.
. Diaz participe à forger une histoire de l’île au sein d’un contexte plus large, et notamment au sein de celui de la colonisation européenne. Il construit même un mythe, le Fukú:

They say it came first from Africa, carried in the screams of the enslaved; that it was the death bane of the Tainos, uttered just as one world perished and another began; that it was a demon drawn into Creation through the nightmare door that was cracked open in the Antilles. Fukú Americanus, or more colloquially, fukú —generally a curse or a doom of some kind; specifically the Curse and the Doom of the New World (2007: 1)

L’auteur lie les aventures d’Oscar, le personnage principal, à celles du territoire dominicain, voire à l’ensemble du territoire caribéen, au moyen de nombreuses références à la colonisation européenne et à l’exploitation esclavagiste. Il trace ainsi un fil conducteur grâce au fukú, une malédiction que partagent les Dominicains de manière commune depuis des siècles:

No matter what its name or provenance, it is believed that the arrival of Europeans on Hispaniola unleashed the fukú on the world, and we’ve all been in the shit ever since. Santo Domingo might be fukú’s Kilometer Zero, its port of entry, but we are all of us its children, whether we know it or not. (1, nous soulignons)

L’usage du syntagme «nous sommes tous ses enfants» renvoie ici à une double appartenance: la mention générationnelle évoque à la fois à un principe d’héritage, qui participe d’une forme d’historicité, et une conception de la famille élargie, qui inclut une approche commune de la réalité. Elle souligne alors une certaine unité collective alimentée par la critique de la dominicanité. Cette dernière s’incarne autour du protagoniste Oscar, lequel ne se fond pas dans les stéréotypes habituels de l’homme dominicain. La virilité est en effet un trait commun du Dominicain dans les discours stéréotypés; aussi constate-t-on l’a-dominicanité du personnage lorsque sa virilité lui fait défaut: «And except for one period early in his life, dude never had much luck with the females (how very un-Dominican of him).» (11) De même, très tôt dans sa jeunesse, Oscar se fait expliquer par sa mère qu’il lui faut recourir à la violence physique avec les femmes pour obtenir d’elles ce qu’il souhaite. Il se rend cependant compte qu’il est incapable de telles pratiques: «It wasn’t just that he didn’t have no king of father to show him the masculine ropes, he simply lacked all aggressive and martial tendencies!» (15) La narration pose ainsi d’elle-même ses propres critères, clarifiant au tout début du texte ce qu’elle entend par dominicanité ou, à tout le moins, l’angle au moyen duquel elle compte aborder ce concept:

One of those preschool loverboys who was always trying to kiss the girls, always coming up behind them during a merengue and giving them the pelvic pump, the first nigger to learn the perrito and the one who danced at any chance he got. Because in those days he was (still) a “normal” Dominican boy raised in a “typical” Dominican family, his nascent pimp-liness was encouraged by blood and friends alike. (11)

Devenu un adolescent nerd, gros et sans vie sexuelle, Oscar détonne de l’image virile qui lui a été imposée par son entourage. Pour Jennifer M. Wilks, cet aspect caractérise en partie le travail de Díaz, de même que celui de ses contemporains, qui explorent tous les «nonnormative identities in the Dominican Republic and its diaspora» (2012: 349). Par conséquent, Oscar est une «mauvaise» représentation de l’homme dominicain, tout en étant forgé par une dominicanité: «Oscar is not Dominican in spite of being black, fat, and geeky; on the contrary, his Dominicanness, or dominicanidad, comprises and is shaped by all of these qualities.» (Wilks, 2012: 349) Nous ne pouvons dès lors comprendre la question conceptuelle de la dominicanité sans la lier à l’élaboration de stéréotypes. Selon nous, cette démarche élaborative devient effectivement nécessaire, d’où le fait qu’elle ne constitue pas simplement la narration; elle est la narration en soi. Ruth Amossy écrit notamment que le stéréotype

se met en place à partir du déchiffrement d’un pan de texte entier, et ne peut en conséquence être construit qu’à partir d’une vue d’ensemble qui permet de repérer et de rassembler les divers constituants du schème collectif figé. (2016: s.p.)

Dans la perspective d’Amossy, le lecteur joue un rôle important et doit lui aussi participer à réunir les éléments constitutifs du stéréotype. Son implication est active: «Pour rassembler les constantes de prédicats qui s’attachent à un thème, le lecteur est astreint à une série d’opérations dont la complexité varie.» (s.p.) En effet, certains «stéréotypes qui sous-tendent le texte peuvent être plus ou moins explicites et plus ou moins complets», et demandent un véritable travail de lecture. Si le texte de Díaz est traversé par la (dé)construction stéréotypique de l’homme dominicain, Dominicana met également en scène une forme de géographie des diasporas qui permet de distinguer les diverses communautés qui forgent le paysage social du Washington Heights de 1965. C’est effectivement au contact d’autres individus issus de la marginalisation raciale étatsunienne que les personnages du roman peuvent modeler leur identité dominicaine. Pour ce faire, chaque groupe possède ses stéréotypes qui, certes, influent sur leur propre marginalisation, mais qui attribuent aussi à chacun une place dans la vie communautaire. Aussi Juan, le mari d’Ana, explique-t-il en ces termes à cette dernière comment fonctionne la dynamique du quartier:

Across from us is the German shop that sells sausages. Beside it, the Jewish photo shop. The Cuban everything store a life-size doll, toilet paper, toy airplanes, packets of pencils and notebooks, cigarettes, shoe polish, a plastic bucket, a mop, extension cords. If the Cuban doesn’t have it, says Juan, it must not exit. (Cruz, 2019: 59)

De plus, le stéréotype montre que les individus issus des minorités (religieuses, ethniques, migratoire, etc.) ne forment pas une masse homogène. En ce sens, pour se différencier de l’Autre, il faut établir des nuances, ce qui entraîne les personnages à perpétuer les stéréotypes. Ainsi, quand il dénigre d’autres communautés, Juan participe dans un même temps à façonner le stéréotype de la dominicanité:

Juan says no one’s to be trusted, especially the blacks who sleep on the streets waiting for their next fix. Juan says those blacks as if he’s skinning a goat. They’re like Puerto Ricans, he says, wanting everything for nothing. Dominicans work hard for what they have. That’s why there’s always a job for a Dominican. (Cruz, 2019: 86-87)

L’homme dominicain, fiable travailleur, père de famille, ne peut exister qu’à côté de sujets masculins caractérisés comme «fainéants» et à qui on ne peut faire confiance. Par ailleurs, le «those blacks» souligne le distinguo que fait Juan entre les Noirs, sachant que son frère César, le plus foncé de la fratrie, subit constamment la ségrégation raciale. L’italique suggère un mépris qui dénigre les Noirs étatsuniens et assume la hiérarchisation des communautés en fonction de leur couleur de peau. Selon nous, cette attitude fait partie d’une conception de la dominicanité, comme nous l’avons vu avec García-Peña. Par conséquent, le personnage de Juan témoigne du fait que la communauté est un élément majeur de la société étatsunienne à cette époque. Or ce n’est pas parce qu’il existe une diversité qu’elle est forcément le gage d’une mixité: «This is the Audubon Ballroom, where the Jews pray, the blacks make trouble, and we can watch movies in Spanish and go dancing.» (59) S’il semble posséder peu de sens en sol étatsunien —notamment en raison des amalgames dont sont victimes ceux classés au sein de l’appellation Hispanics ou Latinos—, le concept de dominicanité reste pourtant un repère identitaire pour les protagonistes d’origine dominicaine. Soit ils estiment être façonnés par elle —c’est le cas de Juan ou encore d’Oscar—, soit ils y ont été confrontés dans le cadre de leur éducation biculturelle —c’est l’exemple des sœurs García. En effet, les situations d’entre-deux qui qualifient leur statut quotidien brouillent la question des identités. La dominicanité, quand bien même critiquée, offre un positionnement pour répondre à cette confusion.

 

***

 

Nous avons proposé ici une analyse du concept de dominicanidad à partir de regards migrants, ceux des Dominicains partis vivre aux États-Unis ou de leurs descendants retournés en territoire insulaire. De la diaspora dominicaine habitant aux États-Unis a émergé un corpus d’œuvres littéraires qui traitent de la dominicanité à travers l’expérience migratoire de protagonistes variés. Elles assument entre autres la critique de certains pans de l’identité dominicaine qui, au vu du mode de vie étatsunien des sujets concernés, n’ont plus lieu d’être perpétués, notamment parce qu’ils favorisent des marginalisations à l’encontre des femmes et des distinctions sociales par rapport aux couleurs de peau. Ce sont les récits analeptiques construits par le choc de cultures différentes qui enclenchent des réflexions de la part des protagonistes quant à la dominicanité telle qu’elle leur a été imposée. Le stéréotype est utilisé en tant que procédé critique dans une double perspective: d’abord, pour dénoncer l’exigüité des destinées auxquelles sont astreints les individus; puis, pour montrer, de façon parallèle, que l’appartenance communautaire peut aider à réinstaurer une sorte d’ordre social bafoué par le rôle ambivalent de la figure de l’immigrant. L’intervention du consul Eduardo Selman à propos de Junot Díaz nous rappelle alors que la littérature est profondément politique et qu’elle participe à mettre au jour toutes les facettes d’une société, surtout celles qui dérangent les conventions établies. Nous rejoignons en quelques sortes la conception sartrienne de l’écriture:

Ainsi de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille; écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté, si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé. (Sartre, 1948: 82)

Par conséquent, l’acte d’écriture investit toujours l’écrivain d’une responsabilité collective.

 

Bibliographie

Álvarez, Julia. 1997. ¡Yo!. New York : A Plume Book, 309 p.
Cruz, Angie. 2019. Dominicana. New York : Flatiron Books, 322 p.
Díaz, Junot. 2007. The Brief Wondrous Life of Oscar Wao. New York : Riverhead Books, 340 p.
Alvarez, Andrea. 1991. How the García Girls Lost Their Accents. New York : Algonquin Books, 286 p.
Gallo, Laura PAlonso. 2002. « Latino Culture in the U.S.: Using, Reviewing, and Reconstructing Latinidad in Contemporary Latino/a Fiction ». KulturPoetik, vol. 2, 2, p. 236-248.
Amossy, Ruth. 2016. « Stéréotypie et argumentation ». Le stéréotype. Caen : Presses Universitaires de Caen. <https://books.openedition.org/puc/9700?lang=fr>.
Anzelini, Luciano. 2020. « Imperialismo informal militarizado. Un estudio de caso sobre las relaciones entre los Estados Unidos y la República Dominicana durante el siglo XX ». Imperialismo informal militarizado. Un estudio de caso sobre las relaciones entre los Estados Unidos y la República Dominicana durante el siglo XX. Buenos Aires : Teseo Press. <https://www.teseopress.com/imperialismoinformalmilitarizado/>.
Cambeira, Alan. 1996. Quisqueya la Bella. Dominican Republic in Historical and Cultural Perspective. Londres : Routledge, « 288 ».
Díaz, Junot. 2021. « About. Junot Díaz ». Junot Díaz. <http://www.junotdiaz.com/about/>.
Ferrer, Carolina et Roxane Maiorana. 2019. « Les écrivaines dans les littératures mineures de États-Unis: du “melting pot” à la ghettoïsation ». Pontos de Interrogação, vol. 9, 2, p. 149-166.
Peña, Lorgia García. 2016. The Borders of Dominicanidad. Race, Nation, and Archives. Durham/London : Duke University Press, 274 p.
González, Dhariana María. 2012. « La dominicanidad desde la diáspora: Literatura e historiografía en “La breve y maravillosa vida de Óscar Wao” ». Honor Theses, 23, p. 116.
Govain, Renauld et Arnaud Richard. 2016. « Schibboleth, la langue comme arme de détection massive: 1937, le massacre des Haïtiens ». Lengas. <http://journals.openedition.org/lengas/1193>.
Hall, Stuart. 1990. « Cultural Identity and Diaspora », dans Jonathan Rutherford (dir.), Identity: Community, Culture, Difference. Londres : Lawrence & Wishart, p. 227-237.
Knight, Henry Ace. 2021. « An Interview with Junot Díaz ». Asymptote Journal. <https://www.asymptotejournal.com/interview/an-interview-junot-diaz/>.
Monde, Perspective. 2021. « Intervention de troupes américaines en République dominicaine ». Perspective Monde. <https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/82>.
Sartre, Jean-Paul. 1948. Qu’est-ce que la littérature?. Paris : Gallimard, 307 p.
Walters, JoAna. 2015. « Author Junot Díaz called unpatriotic as Dominican Republic strips him of award ». The Guardian. <https://www.theguardian.com/books/2015/oct/25/junot-diaz-author-dominican-republic-haiti-immigration>.
Wilks, Jennifer M. 2012. « Dominican “Décalage”: Comparative Negotiations of Race and Gender in Junot Díaz’s “The Brief Wondrous Life of Oscar Wao” ». Comparative Literature Studies, vol. 56, 2, p. 348-373.
  • 1
    Nommons entre autres Julia Álvarez, Josefina Báez, Angie Cruz, Ana-Maurine Lara, Nelly Rosario et Loída Maritza Pérez.
  • 2
    Le massacre de 1937, où «plus de 30 000 Haïtiens et Dominicains d’ascendance haïtienne furent massacrés en quelques jours par l’armée et les forces de police dominicaines sous la présidence de Rafael Leónidas Trujillo Molina» (Govain et al., 2016: s.p.), est le plus tristement célèbre des conflits raciaux de l’histoire de la République dominicaine.
  • 3
    «Trinidad Étnica de la Cultura Dominicana». Notez que toutes les traductions trouvées dans le corps du texte sont de notre main.
  • 4
    «La presencia de tres partes, aún no siendo equivalentes, nos aleja de una aceptación de raza e identidad en términos binominales, y nos permite observar negociaciones identitarias más sutiles que ocurren en un sistema triangular.»
  • 5
    Luciano Anzelini écrit que «la figure de Rafael Trujillo a gagné en ascendant dans la politique dominicaine, à travers une carrière fulgurante qui ne pourrait s’expliquer sans le soutien des autorités nord-américaines». [«La figura de Rafael Trujillo ganó ascendencia en la política dominicana, en una carrera meteórica que no podría explicarse sin el espaldarazo de las autoridades norteamericanas.»]
  • 6
    Voir l’article «Intervention de troupes américaines en République dominicaine» (s.d.) de l’équipe de Perspective Monde.
  • 7
    «[…] El traslado físico del dominicano a los Estados Unidos, y la mayoría de las veces de vuelta a su país nativo, no es solamente un movimiento de masa física o un cambio en la geografía, también incluye procesos más fluidos e intangibles, llenos de momentos incomprensibles.»
  • 8
    «[…] Cambios de percepción que sólo llegan a ser entendidos con el regreso al país nativo […].»
  • 9
    «[…] Del potencial que tiene la distancia para ampliar la visión del inmigrante.»
  • 10
    «[…] Donde la dominicanidad domina, el dominicano sigue siendo dominicano.»
  • 11
    MLAIB contient plus de 2,8 millions de références répertoriées. Voir https://www.mla.org/.
  • 12
    Voir le Graphique 4: Littératures mineures.
  • 13
    La traduction littérale pour American serait «Américain». Cependant, puisque American renvoie ici au pays et non au continent, il nous apparaît plus logique d’utiliser le terme «Étatsunien».
  • 14
    «La aceptación de la obra de estos autores y de la producción literaria dominico-americana no es […] universal. […] Estos criterios de selección [lengua y temática] evidencian […] las posibilidades y limitaciones de la contribución potencial de la diáspora dominicana a la discusión sobre la definición nacional que se está dando en la isla.»
  • 15
    «[…] su primera novela está marcada por ciertas imágenes que corresponden a cuestiones fundamentales de la problemática nacional, las cuales hoy son parte de la dinámica en que la literatura de la diáspora dominicana participa en su diálogo con las tradiciones y símbolos de la isla.»
  • 16
    «[…] La perspectiva de Alvarez se contrastará con la de Junot Díaz, cuya representación de la problemática racial dominicana en la diáspora es más central a su universo narrativo y, por ello, tiene un carácter más conflictivo y dinámico.»
  • 17
    «El contraste entre estos dos autores es, en última instancia, una representación clara de la diversidad histórica, social y económica de la emigración dominicana a los Estados Unidos.»
  • 18
    «Este es un paso absolutamente necesario en el diagnóstico de la condición nacional presente, así como la definición de los posibles derroteros del futuro dominicano […].»
  • 19
    Ce nom est un jeu de mots avec la langue castillane puisque yo signifie «je», ce qui correspond à la description du personnage, qualifié d’égocentrique par certains protagonistes de la saga.
  • 20
    En 1965, la République dominicaine traverse une période d’instabilités. À la suite du régime de Trujillo,  qui prend fin à l’assassinat du dictateur en 1961, le pays tente effectivement de rétablir une démocratie. Cependant, différentes franges politiques, et notamment les anciens trujillistes et leurs anciens opposants, s’affrontent. Les États-Unis finissent par s’ingérer dans le conflit en envoyant des troupes armées en République dominicaine, de peur de voir un autre régime communiste au pouvoir comme à Cuba. Voir l’article «Intervention de troupes américaines en République dominicaine» (s.d.) de l’équipe de Perspective Monde.
  • 21
    Par exemple, Díaz écrit: «(It wasn’t like In the Time of the Butterflies, where a kindly Mirabal Sister steps up and befriends the poor scholarship student. No Miranda here: everybody shunned her.)» (2007: 83) Dans cet extrait, il fait référence de manière ironique —et critique— à la fois au roman d’Álvarez, In the Time of the Butterflies (1994), qui rend hommage aux sœurs Mirabal, et à ces dernières, qui sont de véritables héroïnes nationales. Elles ont en effet rejoint la résistance à l’encontre du régime trujilliste, et trois d’entre elles ont été assassinées par le dictateur en place à l’époque. Leur mort, ayant marqué d’horreur la population, signe un tournant pour Trujillo qui sera tué quelques mois plus tard.
    Il est d’ailleurs étonnant que le consul Eduardo Selman ait attendu 2015 pour proférer de telles accusations à l’encontre de Díaz, puisque The Brief Wondrous Life of Oscar Wao, publié en 2007, portait déjà un regard cru sur la réalité dominicaine.
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.