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Claude Cahun ou l’art de se dé-marquer

Dominique Bourque
couverture
Article paru dans De l’assignation à l’éclatement. Continuités et ruptures dans les représentations des femmes, sous la responsabilité de Dominique Bourque, Francine Descarries et Caroline Désy (2013)

L’œuvre de Cahun vise à subvertir toute «idée fixe» sociale ou sexuelle, à détruire les images mentales qui acculent le vivant à une forme de mort expéri/entielle. (Lippard, 1999:27)

Parallèlement à la démocratisation des structures politiques au XVIIIe siècle, émerge, en Allemagne, une nouvelle perspective sur les différences sociales, désormais perçues comme fixes plutôt que circonstancielles (lieu, climat, culture, etc.)1Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour son soutien financier («Mort annoncée du genre: stratégies de “dé-marquage” des catégories de sexe dans les œuvres des féministes universalistes depuis le XVIIe siècle en France», 2004-2008, et «Ouvrir la question identitaire: stratégies de dé-marquage», 2008-2012). Je tiens également à souligner la précieuse collaboration de Maria Sierra Cordoba Serrano.. Ainsi, les femmes, les Noirs ou les «sauvages», qui pouvaient par exemple espérer, avant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), un changement de statut par la «grâce de Dieu» (à force de vertu ou par une conversion), voient leur altérité se figer en hétérogénéité, devenir immuable. À l’ère des Lumières, la nature a en effet remplacé le divin comme source de différenciation des groupes sociaux (Guillaumin, 2002). Le célèbre professeur Cesare Lombroso (1835-1909) considérait ainsi que les humains à peau pâle étaient plus évolués que les autres, que les individus de sexe masculin possédaient une intelligence supérieure à ceux du sexe féminin et les criminels, une physionomie qui leur était propre (Lombroso, 1887).

Les recherches contemporaines visant à démontrer le fonctionnement intrinsèquement distinct du cerveau des femmes (Gur et al., 1999) ou l’existence de gènes déterminant l’homosexualité (Hamer, 1993) participent de cette optique. En départageant les groupes dits «minoritaires» des groupes dominants, ces travaux reconduisent sur le plan biologique de vieux systèmes de  catégorisation sociale. Souvenons-nous qu’en Europe, entre le Moyen-âge et la Renaissance, on a obligé les Juifs à porter la rouelle (ancêtre de l’étoile de David), marqué les esclaves au fer rouge, tatoué des prisonniers, etc. Ces «signes»: une étoile jaune cousue sur le devant d’un vêtement, une cicatrice représentant les initiales du maître, un tatouage d’incarcération, mais également une bouche, une taille ou des pieds déformés par l’insertion de plateaux, le port d’un corset ou l’usage de bandages, sont présentés comme les simples indicateurs de la nature distincte d’un groupe religieux, d’un statut ou d’un sexe par rapport à un autre, celui spécifiquement qui s’est imposé comme l’étalon, la norme (Guillaumin, [1979] 1992). En réalité, il s’agit de marquages attestant d’un rapport de force plus ou moins violent et se concrétisant par un ensemble de comportements pouvant aller de l’intimidation à la mise à mort. Pensons à l’Allemagne nazie, et aux traitements qu’ont subis, avec les Juifs, les Tsiganes et les immigrés, de même que ceux qui étaient perçus comme «dégénérés», à savoir les homosexuels, les «asociaux», les handicapés et les dissidents politiques. L’objectif, dans ce cas, n’était pas seulement de dissocier, par le port de triangles de couleur, les individus de ces groupes et ceux appartenant à la «race» aryenne pour mieux les exploiter, mais de les éradiquer afin d’éliminer toute confusion possible. D’autant plus que de «race», de communauté ou de sexualité supérieures, il n’y a pas.

Une approche matérialiste

Ce que montre une analyse féministe matérialiste, c’est que ce que nous prenons pour la cause ou pour l’origine de l’oppression n’est en fait que la «marque» que l’oppresseur impose sur les opprimés. (Wittig, 2007 [1992]: 45)

En faisant de traits physiques (comme le sexe, la couleur de la peau ou un handicap), de pratiques (religieuses, politiques ou sexuelles), de statuts ou d’appartenances à une classe ou à une communauté (comme les pauvres, les sans-papiers ou les Roms), les révélateurs d’identités de nature distinctes, les groupes dominants restreignent insidieusement l’humanité des individus concernés. En effet, ces derniers sont réduits à un cas particulier (a-normal) d’être humain et ne peuvent donc représenter que ce cas-là. Prenons l’exemple de la marque du féminin en français, qui limite le pouvoir de représentation des femmes à leur seul sexe dans cette langue, le «elles» ne renvoyant qu’aux femmes, tandis que le «ils», lui, peut évoquer tout autant l’humanité entière que des individus de sexe masculin. Dans ses études, la sociolinguiste Claire Michard (1982, 2002) constate que les femmes sont principalement définies par leur sexe, ce qui les confine à leur corporalité, voire leur animalité (femelle), et seulement secondairement par leur humanité. En ce qui concerne les hommes, c’est l’inverse qui est vrai: ils sont d’abord définis par leur humanité, et seulement secondairement par leur sexe (mâle). Cette dissymétrie sémantique a fait conclure à Monique Wittig, à la fin des années soixante-dix, qu’il n’y a pas deux genres grammaticaux mais un seul «le féminin» (Wittig, 1980), puisque le «masculin» est indissociable, linguistiquement parlant, du général, de l’«universel». Autrement dit, pour Wittig, le genre (féminin) est un marquage et la classe dominante de sexe s’est appropriée le pouvoir de représenter, sur le plan linguistique, la condition humaine.

Or, la dissymétrie représentationnelle des femmes et des hommes ne se limite pas à la langue puisqu’elle est également présente dans les discours institutionnels (lois, rapports gouvernementaux, manuels scolaires, etc.), culturels de masse (séries télévisuelles, bestsellers, films hollywoodiens, etc.), médiatiques (tribunes, magazines et publicité de toutes sortes) et scientifiques, comme nombre d’études nous l’ont prouvé depuis une quarantaine d’années, soit depuis l’émergence du Mouvement de libération des femmes. Ces études ont aussi montré que cette dissymétrie existe tout autant dans les structures sociétales (partis politiques, compagnies, administrations, etc.).

L’omniprésence du marquage du «sexe», mais aussi de la « race » et des autres «indicateurs» d’identités minorisées, ne peut qu’entraver le rapport à soi des individus concernés. De fait, on s’attend à ce qu’ils agissent d’une certaine manière plutôt que d’une autre —qu’ils correspondent, autrement dit, aux clichés auxquels on les associe. Pour sortir de ce carcan, ces personnes doivent repenser ce qui est censé les définir, comme le fait d’être «femmes», ou sexualisées, «Noires», ou racisées, « homosexuelles », ou réduites à leur sexualité. Elles doivent, en d’autres termes, se dégager du système idéologique qui les enferme habilement (Mathieu, 1991), notamment en faisant ce qu’il faut pour qu’elles n’aient pas conscience de la violence qu’elles subissent, ou à tout le moins de son ancrage politique.

Les théoriciennes du féminisme et du lesbianisme matérialistes ont montré que ce n’est pas le sexe biologique qui détermine le sexe social (genre), ainsi que l’affirme la doxa, mais le sexe social qui crée le sexe biologique. Pour elles, le «sexe» est donc, comme la «race», une construction sociale. Elles constatent que les identités «données» sont appréhendées comme naturelles ou plus ou moins construites (et donc à dé/cons/truire), selon le degré de distanciation de chacun face aux idéologies dominantes. Inspirée plus particulièrement par Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu et Monique Wittig, j’ai appelé «dé-marquage»2 J’ai proposé ce néologisme dans le projet de recherche «Mort annoncée du genre» (2004-2008, CRSH) et dans l’ouvrage Écrire l’inter-dit (2006: 42). Il désigne le processus par lequel les individus se distancient des identités de nature qu’on leur a assignées à la naissance (femmes, Noirs, Juifs, etc.) ou à la suite d’une pratique dissidente (subversion des codes de genre, refus de la norme hétérosexuelle, désobéissance civile, etc.). Il peut donc être le fait de personnes identifiées aussi bien à la classe des dominés qu’à celle des dominants, en autant que ces derniers dénoncent d’une manière ou d’une autre les hégémonies suprématistes, patriarcales, capitalistes, hétérosociales… Du fait du brouillage qu’occasionnent les chevauchements des catégories (homme blanc pauvre handicapé, lesbienne noire professionnelle en exil, hermaphrodite bisexuel du troisième âge, etc.), il est préférable de mener une analyse des plus nuancées (intersectionnelle) du dé-marquage. la résistance qui est opposée à l’une ou l’autre des bi-catégorisations humaines asymétriques, en ce qu’elle renverse le processus de réification des individus classés «minoritaires». Ce qui retient mon attention, ce sont les stratégies formelles qui exposent, contournent ou abolissent un ou plusieurs marquages de manière à rendre à ces individus leur pleine humanité, et donc leur pleine représentativité.

Depuis quelques années, je recense ces stratégies au sein de créations artistiques variées (œuvres littéraires, films, performances, etc.), l’art permettant en effet la part d’espoir et de liberté (de jeu ?) dont la réalité peut paraître dépourvue. Typiquement, ces œuvres sont issues de personnes marginalisées et questionnent plus d’une pratique normative, comme la convergence entre sexe et genre, l’injonction à l’hétérosexualité et la déshumanisation des êtres minorisés. C’est le cas de l’artiste française Claude Cahun (1894-1954), dont je me propose d’examiner l’œuvre avant-gardiste à partir du concept du dé-marquage. Mais voyons d’abord qui est cette auteure dont on parle encore trop peu.

Une figure méconnue 

Il est bon de faire éclater les fausses catégories, celles qui ne s’établissent qu’au moyen de vocabulaires tranchants, de bulles irisées.3Cahun, 2002: 579. Désormais, les citations tirées de cet ouvrage seront suivies de leur numéro de page entre parenthèses.
Claude Cahun

Claude Cahun, autoportrait, 1927

Claude Cahun, autoportrait, 1927

Claude Cahun est le pseudonyme de Lucy Renée Mathilde Schwob, auteure, photographe et actrice que le philosophe et essayiste François Leperlier a révélée au public en lui consacrant une monographie en 1992 (Leperlier, 1992). C’est d’abord l’œuvre photographique4Selon Leperlier, les photos de Cahun ne furent pas présentées avant 1937.— où elle se met en scène en (se) jouant des codes esthétiques et sociaux —qui a interpellé les critiques intéressés par ses qualités postmodernes évidentes: parodie, jeux intertextuels, réflexivité, travestissements, etc. Ces photographies résultent d’une étroite collaboration avec l’artiste visuelle et amante de Cahun, Marcel Moore alias Suzanne Malherbe, que les exégètes ne mentionnent pas toujours. Quant à l’œuvre littéraire, en grande partie inédite du vivant de l’auteure et bien qu’enfin disponible (Cahun, 2002), elle demeure étonnamment peu étudiée.

Tant les mises en scène que les textes de Cahun rendent compte de ses préoccupations politiques et philosophiques, dont sa remise en question du système de catégorisation des êtres humains en ce qu’il oppose, nous l’avons vu, des groupes sociaux de statuts inégaux comme les femmes et les hommes, les homosexuels et les hétérosexuels, ou les personnes racisées et les autres (blancs, chrétiens, sédentaires). Née dans une famille d’intellectuels aisée, Cahun était, précise Leperlier, «profondément attachée à la liberté individuelle, allergique au classement et à l’assimilation» (Lhermitte, 2006). Il s’agira donc de voir comment s’articule dans ses écrits, datés de la première moitié du vingtième siècle, la profonde indépendance d’une artiste «femme», «homosexuelle» et «juive», qualificatifs la désignant comme l’«Autre» du «Même», ou l’«Autre» du «Sujet»; autrement dit, comme être «relatif» par rapport à l’être «absolu» (de Beauvoir, 1949). Pour ce faire, je commencerai par contextualiser la perspective politique de Cahun en évoquant brièvement ses engagements et activités militantes, en excluant toutefois ses combats contre le capitalisme, l’impérialisme et le fascisme, faute d’espace.

Claude Cahun, qui s’est intéressée aux grandes révolutions (Lhermitte, 2006), s’investit à sa manière dans la lutte des femmes, des allosexuels et de la Résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale. En ce qui concerne la première lutte, l’auteure précise dans Confidences au miroir, un essai biographique rédigé en 1946, qu’elle fréquentait «le milieu, théoriquement ultra-féministe de la porte Roquine» où, précise-t-elle, «elle était] la seule femme à prendre part aux partis idéologiques» (597). Elle soutenait, entre autres, les positions néomaltusiennes et émancipatrices d’Havelock Ellis, dont elle a traduit l’étude Man and Woman (1929) sous le titre La Femme dans la société (1929).

Selon Laura Cottingham, son rejet affiché des traits représentationnelles associés à la féminité participe de cet engagement:

Tout en refusant d’être «féminisée» (et par conséquent d’admettre que le corps des femmes soit à la disposition sexuelle des hommes), Cahun revendiquait consciemment sa position politique de femme dans ses œuvres […] les autoportraits de Cahun présentent souvent l’image d’une femme qui rejette les codes visuels conventionnels de la conduite des femmes: ses cheveux ne sont pas longs, son visage ne se cache pas sous un maquillage, son corps n’est pas fardé de bijoux et elle ne porte pas de robe. (2002a: 28-29)

Ce souci d’une représentation non instrumentalisée ou genrée des femmes, se retrouve également dans ses textes, entre autres à travers son traitement de la thématique des « héroïnes ». Dans ses nouvelles rédigées de 1920 à 19245Ces nouvelles, remaniées en 1930, ont été publiées en 2006 sous le titre Héroïnes., Cahun met à mal les modèles féminins stéréotypés et binaires de la culture occidentale misogyne : vierge ou putain, mère ou vieille fille, sainte ou vilaine. Ces récits décapants, inspirés des mythes et des contes, témoignent du regard caustique qu’elle portait sur les icônes féminines, majoritairement simplistes, fautives, soumises ou trop vertueuses, de la patiente Pénélope de L’Odyssée à la parfaite Cendrillon, d’Ève la pécheresse à la Sophie des Malheurs, de Marie-la-mère-de-Jésus à la princesse-qui-se-maria-et-eut-beaucoup-d’enfants, de Salomé la monstrueuse à la Belle s’éprenant de la Bête.

En ce qui a trait à la sexualité, Cahun annonce sa position, très subversive pour l’époque, dans le premier numéro d’un petit journal homosexuel, L’amitié, publié en 1925. D’abord, il faut préciser qu’elle emploie de préférence le néologisme «polymorphisme»6Le terme, inventé en 1836 pour caractériser ce qui se présente sous diverses formes, est probablement emprunté à Freud, qui utilise l’adjectif «polymorphe» (Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905)., qui englobe l’«homosexualité , le «lesbianisme», la bisexualité et l’androgynat. Dans la revue, elle se réfère à ces sexualités comme possédant un statut non pas inférieur ou supérieur à l’hétérosexualité, mais équivalent (Cottingham, 2002a: 21), éliminant par là même les jugements médicaux (immaturité, anomalie, maladie, etc.) ou moraux (faiblesse, vice, etc.) portés sur les autres sexualités, mais aussi le statut référentiel de l’hétérosexualité en tant que sexualité «normale».

Le choix de ce terme, composé des mots grecs polloí: «plusieurs» et morphos: «forme», signale, de plus, une mouvance des «polymorphes», leurs continuelles transformations —fluctuations qui évoquent par ailleurs les définitions actuelles de l’identité (Kaufmann, 2008). En ce sens, le terme met en relief le caractère complexe et insaisissable d’une personne. En tant que qualificatif, «polymorphes» conviendrait parfaitement aux protagonistes en perpétuelles métamorphoses du Corps lesbien (1973) de Wittig. Loin d’être anodine, cette référence indique une parenté de pensée entre les deux auteures: entre celle qui a politisé la notion de sexualité en démocratisant ses expressions, et celle qui a conceptualisé le lesbianisme comme position politique (le matérialisme lesbien), récusant ainsi la perspective naturaliste moins menaçante pour le régime hétérosocial. En ce sens, Cahun et Wittig s’opposent aux portraits, non seulement réducteurs (mièvres, grossiers ou pornographiques) mais également essentialistes, qui sont proposés des lesbiennes dans les productions culturelles dominantes des XIXe et XXe siècles. Or, ces dernières comportent très peu de figures de lesbiennes, ce qui constitue une autre violence à leur endroit, une violence pire que la première, car elle nie leur existence même. Il est vrai que cette existence remet en question les fondements du système hégémonique, donc sa légitimité.

Claude Cahun et Marcel Moore, 1928

Claude Cahun et Marcel Moore, 1928

Dans les soirées, les entrées fort remarquées de Cahun au bras de Marcel Moore (Suzanne Malherbe) en vêtements extravagants, ou habits de dandy, montrent qu’elle n’hésitait pas à défier la polarisation des sexes et des genres7«Une photographie de Cahun posant devant l’objectif de son amante en costume de dandy prise au début des années vingt, par exemple, présente un sujet qui se met lui-même en scène et qui, par son sexe indéterminé, remet en question les modèles dominants tant de la masculinité que de la féminité» (Latimer, 2003:137)., ni la normalisation du couple homme-femme, propres à la société hétérosexuelle:

Elle se travestissait à la fois comme sujet de ses propres photographies et comme objet du regard public, retournant les constructions du genre en endossant selon son gré le déguisement de l’un ou l’autre sexe, mettant en lumière l’interchangeabilité de multiples rôles et de ce fait, les exposant comme de simples rôles, par opposition à des vérités immanentes. (Zanne)

Enfin, pour ce qui est de sa participation à la Résistance, elle nous permet d’évoquer son rapport à «sa» judéité, acquise strictement par le patronyme de son père (Schwob) puisque dans la culture juive, l’identité se transmet par la mère et que celle de Cahun n’était pas juive. Cahun a souffert de son nom de famille entre autres à l’adolescence, période où elle a été persécutée par des condisciples. Mais lors de son adoption d’un pseudonyme, au lieu de réfuter cette judéité nominative, elle la revendique en choisissant le patronyme de sa grand-mère paternelle (Cahun). Défiant ainsi les traditions patriarcale et judaïque, elle se détache des catégories existantes pour s’inventer elle-même. Whitney Chadwick souligne par ailleurs qu’elle s’intéressait à la représentation de la judaïcité dans les années vingt comme indicatrice de l’«autre», comme instrument utilisé par l’État pour établir et faire circuler des typologies des déviances sociales qui associaient volontiers judaïcité et homosexualité.

Pendant l’Occupation, Cahun et Moore, qui née de mère juive était juive au sens traditionnel, en appellent à l’humanisme des soldats en écrivant des tracts en allemand qu’elles glissaient discrètement, avec des cigarettes, dans leurs véhicules. Elles espéraient ainsi déclencher une mutinerie. Dans Confidences au miroir, rédigé juste après cette guerre, Cahun écrit: «Je m’étais engagée —engagée envers moi seule— à convaincre les soldats (allemands) de se retourner contre leurs officiers (nazis)» (580).

[…] a affirmé qu’elle était d’origine juive du côté de son père, en ayant tout à fait conscience du risque qu’elle courait avec cette affirmation. Par ce geste politique, qui est lancé contre le fascisme raciste, elle a ainsi politisé une ethnicité élective, qu’elle avait déjà choisie comme identité professionelle [sic], en adoptant comme nom de plume Cahun: la version française de Cohen. (Pollock, 2011)

Elles n’échapperont que de justesse à la mort8Ces luttes font dire à Cottingham que «Claude Cahun est un modèle pour nous tou-te-s qui sommes sincèrement engagé-e-s contre les politiques impérialistes et les attitudes fascistes de nos sociétés» (2002: 7).. Mais les mauvaises conditions de détention et les épreuves subies affecteront gravement la santé de Cahun, qui décède en 1954.

Le dé-marquage

Avant de décrire l’approche que j’utiliserai pour aborder l’œuvre de Cahun, il me faut revenir rapidement sur la notion de marquage et sur sa portée. Lorsqu’un groupe social est identifié comme différent du «Référent», de la «Norme»9«En somme la différence se pense a) dans un rapport, b) mais dans un rapport d’un type particulier où il y a un point fixe, un centre qui ordonne autour de lui et auquel les choses se mesurent, en un mot un RÉFÉRENT. Parler de différence, c’est énoncer une règle, une loi, une Norme» (Guillaumin, 1992: 97)., il est «marqué» (altéré) afin qu’on puisse le percevoir ou l’identifier comme «autre». Longtemps avant que les nazis, mais aussi la loi française, espagnole et italienne n’aient obligé les Juifs10 La Huitième ordonnance du 29 mai 1942 concernant les mesures contre les Juifs: «En vertu des pleins pouvoirs qui m’ont été conférés par le Fûhrer und Oberster Befehischaber der Wehrmacht, j’ordonne ce qui suit: §1 Signe distinctif pour les Juifs I. Il est interdit aux Juifs, dès l’âge de six ans révolus, de paraître en public sans porter l’étoile juive» (http://perso.orange.fr/d-d.natanson/etoile_juive.htm). La loi française, espagnole et italienne avait également imposé le port d’un signe distinctif aux Juifs, la «rouelle», au Moyen-âge. à porter un signe distinctif, et longtemps avant que les propriétaires des plantations n’aient marqué au fer rouge leurs esclaves, la classe bourgeoise chinoise faisait bander les pieds de ses petites filles, ce qui donnait à celles-ci une démarche reconnaissable entre toutes et limitait grandement leurs déplacements.

Dans le cas des femmes occidentales, l’incitation à porter des vêtements et des accessoires mettant leur corps en évidence, mais aussi en danger, participent également du marquage. Pensons, nous rappelle Guillaumin (1992: 86), aux talons aiguilles ou très hauts qui précarisent la démarche et abîment le dos, ou aux jupes qui maintiennent «les femmes en état d’accessibilité permanente» et peuvent entraver leur liberté de mouvement si elles sont très longues ou amples, très courtes ou serrées. Il en va de même, selon Wittig, de l’affichage obligé, pour les femmes, de leur sexe lorsqu’elles s’avancent dans la langue. La marque du genre (féminin) étant, selon cette dernière, «l’indice linguistique de l’opposition politique des sexes et de la domination des femmes» (1992: 77). «Si le genre féminin ne s’applique qu’aux êtres femelles c’est parce qu’il catégorise ces êtres en tant que sexe (ce qui a pour effet de ne pas les séparer des femelles animales), et si le masculin ne s’applique pas qu’aux êtres mâles c’est parce qu’il catégorise ces êtres en tant qu’humains»11Elle ajoute: «Être catégorisé comme femelle (et par conséquent être indifférencié de l’animalité) entraîne de ne pas être construit discursivement comme agent mais comme instrument, tandis que la catégorisation en tant qu’humain entraîne la construction discursive d’agent» (http://www.fifalia.org/michard.html, page Internet annonçant la réédition de l’ouvrage Sexisme & Sciences humaines. Pratique linguistique du rapport de sexage (Michard et Ribéry, 2008 [1982]), consultée le 1er mars 2009)., précise Michard.

La difficulté pour les femmes est donc de composer avec cette injonction du genre féminin qui les ramène à leur physionomie (corporalité) et à leur quasi invisibilité en tant qu’être pensant dans la sphère publique. Si les femmes ne sont pas encore ou pas toutes considérées (à l’échelle de la planète) comme des sujets à part entière, celles qui le peuvent se privent de moins en moins d’agir comme tels. Celles qui le font en évitant ou en court-circuitant une forme ou une autre de marquage manifestent un refus non seulement du statut «particulier» qu’on leur impose, mais également du système de pensée qui institue cette exclusion. En ce sens, le «dé-marquage» fait ressortir la dimension politique du phénomène de la hiérarchisation des êtres humains sur une base essentialiste (sexe, sexualité, ethnicité, etc.). Il met donc en garde contre ou récuse, contrairement à la féminisation, le maintien des catégories de sexe. Plus largement, il désigne les stratégies de distanciation ou de démantèlement des catégories asymétriques de manière à préserver l’ouverture identitaire, et avec elle, la part d’insaisissable propre à la condition humaine.

Cette démarche, Cahun fut la première de l’ensemble des artistes (femmes et hommes) à l’entreprendre explicitement. De nombreux critiques ont d’ailleurs tenté de décrire son approche en usant de sa propre terminologie. Alors que Leperlier insiste, par exemple, sur le fait qu’elle appréciait «l’indéfini» (Leperlier, 1994: 16-20), Chadwick souligne sa quête d’«indéterminé», qu’elle associe à son adhésion au mouvement surréaliste:

Cahun a toutefois repris à son compte l’intérêt du surréalisme pour la figure du double en tant que moyen de subvertir le sens unitaire et de brouiller la distinction entre le moi et l’autre. On peut voir dans des œuvres comme Que me veux-tu? des jalons essentiels dans sa quête incessante de ce qu’elle a appelé l’«indéterminé» —c’est-à-dire son propre désir de produire un sujet qui est à la fois soi et l’autre. Cherchant à reconfigurer tous les genres —homosexualité, bisexualité et androgynie— elle s’est tournée vers l’artifice et le déguisement pour contester la fixité de la différence sexuelle et de l’orientation sexuelle. (2002: 7)

De son côté, Cottingham préfère le terme plus actuel de «dégenré» pour qualifier par exemple le choix de Cahun d’un pseudonyme épicène. Elle signale l’impact syntaxique de sa rupture avec le genre:

Quoi qu’il en soit, il s’agit de s’affranchir des images imposées, invivables, à commencer par le clivage féminin/masculin. Ainsi tout au long de son livre Aveux non avenus (1930), Claude Cahun veille à l’alternance des deux genres grammaticaux12Dans Cherchez Claude Cahun, Cottingham précise: «Le choix de se représenter non féminisée […] était orchestré en opposition aux codes établis de l’apparence des femmes et non en fonction d’une quelconque tentative délibérée de se faire passer pour un homme ou une travestie» (2002: 13). Aveux non avenus paraît peu après le texte «Womanliness as Masquerade» (1929) de Joan Rivière (International Journal of Psychoanalysis 10: 303-313) qui analyse la féminité comme une mascarade.. (Cottingham, 2002b)

Par «l’alternance des deux genres grammaticaux», Cottingham entend l’usage, par l’instance narrative, de formes marquées par le genre grammatical autant que de formes non marquées par lui, ou génériques. De fait, Cahun emmêle constamment le recours au féminin et au général, identique au « masculin », afin de les mettre sur un même pied, de les assimiler l’un à l’autre.

Ces commentateurs de l’œuvre nous permettent de voir que le travail de distanciation qu’entreprend Cahun vis-à-vis des identités particularisées touche à plusieurs aspects du texte. En général, les artistes emploient quatre grandes stratégies pour produire un dé-marquage: linguistique, représentationnelle, dialogique et conceptuelle. La première concerne principalement la sexuation des langues et renvoie à des procédés nominaux, syntaxiques et sémantiques pour opérer sa neutralisation. La deuxième touche spécifiquement à la mise en scène de personnages et à la subversion des codes sociaux en regard de la mise, des comportements ou de l’inscription sociale. La troisième agit sur les plans interdiscursif et intertextuel de manière à déboulonner le «je» autoritaire, ou monologique, et les formes esthétiques historiquement polarisées comme les genres littéraires «féminins» (romans d’amour, épistolaires et psychologiques) et «masculins» (roman d’aventure, historique, de science-fiction et polars). Enfin, la dernière grande stratégie s’attaque au binarisme asymétrique du système de pensée occidental et à ses aprioris conceptuels, de manière à les recontextualiser, voire les désamorcer. Cahun, on l’aura compris, utilise toutes ces stratégies à divers degrés.

Un nouvel art d’écrire

Le recours insistant de Cahun aux notions d’«indéfini» et d’«indéterminé» s’inscrit dans la grande stratégie conceptuelle du dé-marquage, en ce qu’il montre l’importance pour elle de sortir des cadres établis dans lesquels elle se sent trop à l’étroit sur les plans philosophique et esthétique. Ses autoportraits maintes fois discutés par les critiques et jouant clairement de la déconstruction des identités fixes (indécidabilité du sexe, dédoublements, déguisements, port de masques, etc.), ainsi que ses revisitations des héroïnes pour en faire des êtres complexes, imprévisibles et indépendants au même titre que les héros de son époque, tiennent de la stratégie représentationnelle. Nous verrons maintenant des exemples de son emploi des stratégies linguistiques (procédés syntaxique, nominal et sémantique) et dialogiques (procédés liés à la structuration des textes et à leur voix narrative). Nous commencerons par cette dernière stratégie, en nous penchant sur la page couverture de ses écrits et sur les genres littéraires qu’ils interpellent. Pour parler en termes genettiens, nous étudierons leur paratexte et leur architexte.

En ce qui a trait au paratexte et plus spécifiquement au péritexte auctorial13Il comprend le nom de l’auteur, le titre et la dédicace. Voir Genette, 1987: 8., l’auteure utilise des pseudonymes épicènes qui indiquent son refus de porter un prénom féminin, comme celui de Lucy qui lui a été attribué à la naissance. Elle ne recourt presque pas non plus au nom de famille qu’elle a hérité de son père, et ce, afin d’indiquer sa «résistance obstinée à l’usage des patronymes, à la dénomination par l’État» (Leperlier, 1992: 41). Cahun signera «Claude Courlis» en 1914, puis «Claude Schwob» ou «Cahen» jusqu’en 1917, moment où elle adopte «Claude Cahun» qui devient, à ses yeux, son «véritable nom». Le choix du nom propre de sa grand-mère comme nom de famille, opère une reconnaissance du plein statut de celle-ci dans une société misogyne où les femmes ne sont que les filles de leur père ou les épouses de leur mari. Le fait que ce nom soit juif s’avère par ailleurs une audace tant face à l’antisémitisme montant de l’époque que face aux règles de transmission par la mère de la judéité, puisque sa mère était protestante.

Son emploi d’initiales permet en outre à Cahun d’échapper à l’empreinte du genre et à jouer sur les homophonies. «M.» par exemple peut avoir été choisi pour évoquer le prénom de Matilde qu’elle porte comme sa grand-mère paternelle avant elle; à moins que ce ne soit pour inclure sa compagne par une référence à l’un de ses anthroponymes : Malherbe, Marcel ou Moore. Quant aux lettres «L. S. M.» qui, lues rapidement, laissent entendre «elles s’aiment», elles constituent un pied de nez à l’hétéronormativité. Dans tous les cas, l’usage d’initiales et d’un prénom neutre lui permet d’éviter d’être ramenée à son sexe et même de se positionner comme une personne humaine tout simplement.

Sur le plan des «genres» littéraires, Cahun opte pour des formes hybrides qui associent, par exemple, des éléments biographiques à la poésie, à la mythologie et à la réflexion, de manière à mettre en question la frontière entre la réalité et la fiction, entre le paraître et l’être. D’où l’incipit prudent de Pierre Mac Orlan dans sa préface à l’ouvrage Aveux non avenus, qu’il qualifie à la fois «de poèmes-essais et d’essais-poèmes»: «Il est très difficile de présenter ces pages. La littérature, quand elle sert à se libérer, échappe à peu près à toute critique […]»14Cottingham, pour sa part, décrit cette œuvre comme un «enchevêtrement de masques, de dévoilements, de dissimulations, de révélations, de citations, de ruminations et de proclamations» (2002 : 50). (Cahun, 1930: I; E: 165). Déjà, le titre paradoxal de cette œuvre annonce une anti-biographie, une impossibilité de se dire, dans le contexte existant:

Vais-je donc m’embarrasser de tout l’attirail des faits, de pierres, de cordes tendrement coupées, de précipices… Ce n’est pas intéressant. Devinez, rétablissez. Le vertige est sous-entendu, l’ascension ou la chute. (165)

Monique Wittig, qui ne semble pas avoir eu accès à l’œuvre de Cahun, écrira, un demi-siècle plus tard comme en écho:

Il nous faut dans un monde où nous n’existons que passées sous silence, au propre dans la réalité sociale, au figuré dans les livres, il nous faut donc, que cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir comme de nulle part, être nos propres légendes dans notre vie même. (1982: 117-118)

Si Aveux non avenus trouve un point d’ancrage dans l’invisible, c’est-à-dire à l’abri des apparences, dans l’«aventure intérieure» de Confidences au miroir, c’est l’histoire dans sa «multidimensionnalité» qui occupe cette fonction. Leperlier parlera d’ailleurs d’un «essai autobiographique» dans son cas, parce qu’il amalgame la forme du mémoire et celle du journal intime, le récit d’activités politiques et celui d’événements familiaux. En ce sens, Cahun rend caduques les formes littéraires «masculines» (qui relatent la «grande» Histoire) et «féminines» (qui racontent les «petites»).

Passons maintenant à sa pratique du dé-marquage linguistique. Sur le plan sémantique, Cahun engage un dialogue sur le sens du sexe et des codes qui y sont rattachés en s’attardant à l’ambiguïté historique des figures mythiques, dont plusieurs sont passées du sexe féminin au sexe masculin, par exemple, lors de l’installation dans la Grèce pré-homérique d’envahisseurs patriarcaux (Achéens et Doriens). De la sorte, elle ouvre aux (personnages de) femmes un espace de réflexion et d’émancipation. Relisons cet extrait des Confidences au miroir:

Les signes ont-ils un sexe? […] Atlas porte un fardeau. À quel sexe incombe ce dévouement —mais qui prendrait Atlas pour un efféminé? Capables d’assumer tous les travaux, les déesses ont précédé les dieux. De ce prestige femelle reconnu par les mâles (désavoué sitôt que par le nombre, les ruses, les outils, la Nature leur paraît subjuguée), une civilisation antérieure à la nôtre porte encore l’empreinte en dépit de tout ce qu’on interpola pour en perdre le sens […] (586)

Comme le précise Tirza True Latimer en ce qui concerne l’œuvre photographique de Cahun et Moore, c’est le statut de celles qui ont été déclarées des «non-sujets» qui est ici en jeu:

Cahun et Moore ont lancé l’assaut sur le sujet cartésien assiégé à partir d’une position délibérément (et irrévocablement) décentrée: celle d’une femme, d’une lesbienne, d’un non-sujet, sans statut civil autonome ni vocabulaire symbolique autonome à sa disposition, et n’ayant aucun intérêt à préserver l’intégrité de ces catégories de subjectivité sociale. (2003: 134)

Sur le plan syntaxique, Cahun favorise des formes génériques ou épicènes tant en ce qui concerne le lexique que la syntaxe, de manière à donner à son instance narrative une pleine existence, hors de la réduction au corps-sexe qu’impose le genre (féminin) (Michard, 2002: 39-48). Dans les exemples suivants, notons l’usage des mots «personne», «collectivité» et «êtres», ainsi que le recours au pronom indéfini «on», au «je» non marqué, ou encore à l’association des pronoms féminin et masculin (accentués en gras ou soulignés par moi pour les mettre en évidence):

– En fin de compte, le choix de la personne, de la collectivité à qui l’on s’adresse a bien peu d’importance. (Écrits, 538)

– Le seul fait de risquer sa propre vie, de ne pas s’efforcer avant tout de préserver ce qu’on peut valoir pour elle ou lui par-delà les conflits humains, tue, ruine ou pour le moins lèse irrévocablement l’être aimé. (Écrits, 582)

– On étudie son personnage; on s’ajoute une ride, un pli à la bouche, un regard, une intonation, un geste, un muscle même… On se forme plusieurs vocabulaires, plusieurs syntaxes, plusieurs manières d’être, de penser et même de sentir nettement délimitées -parmi lesquelles on se choisira une peau couleur du temps. (Écrits, 485)

À ces stratégies s’en ajoutent d’autres, comme l’emploi des formes impersonnelles ou plurielles, et de l’infinitif:

– Dira-t-on: «C’est bien fait!» quand de telles souffrances semblent artificielles? Il ne suffit pas d’être bon pour les passereaux maladroits, il faut encore donner la volée aux oiseaux mécaniques. (Écrits, 486)

– En attendant, il nous reste notre ombre. Nous n’en avons pas peur, nous n’avons pas perdu la mémoire. À la découverte encore et toujours. (Écrits, 573)

– Vingt fois, pendant le déjeuner de midi, se lever, courir à la fenêtre ; de là, guetter, compter, sur le pont Maudit, les premiers arrivants; s’écrier, décrire aux grandes personnes plus ou moins assises des uniformes de pierrot, de folie, de bébé rosé ou bleu. (Écrits, 485)

On le voit, Cahun s’acharne à trouver de nouvelles formes non seulement pour libérer sa propre voix, mais aussi pour fissurer les cages de verre qui nous réifient.

L’air libre

À ma connaissance, Claude Cahun est le premier auteur (et non la première auteure) occidental à pratiquer le dé-marquage de manière systématique. Or ce grand procédé n’a pas été relevé dans les études surréalistes et postmodernes de son œuvre. Il faut dire que ces études tendent à faire l’impasse sur son humanisme, davantage appréhendé par ses exégètes féministes. Ils négligent en outre la conscience matérialiste qui sous-tend cet humanisme. Je pense en particulier à celle qui tient compte de l’ensemble des rapports de domination des classes exploitées par les classes au pouvoir que formulent des analystes de la trempe de Colette Guillaumin et de Nicole-Claude Mathieu. On leur doit en effet d’avoir cerné ce que Bourdieu appelle «Le travail de construction symbolique» qui, écrit-il:

ne se réduit pas à une opération strictement performative de nomination orientant et structurant les représentations […]; il s’achève et s’accomplit dans une transformation profonde et durable des corps (et des cerveaux), c’est-à-dire dans et par un travail de construction pratique imposant une définition différenciée des usages légitimes du corps, sexuels notamment, qui tend à exclure de l’univers du pensable et du faisable tout ce qui marque l’appartenance à l’autre genre […] pour produire cet artefact social qu’est un homme viril ou une femme féminine. (1998: 40)

Monique Wittig a également contribué à l’articulation de cette conscience matérialiste. Elle l’a fait en insistant non seulement sur l’impact dévastateur de la marque du « genre » dans la culture, incluant la langue, mais aussi sur la nécessité d’éliminer le genre. C’est donc à l’aune des écrits de celle qui a ouvert la voie à la théorisation de la notion du dé-marquage que j’ai pu mettre en relief ce qui fait la profonde originalité de l’œuvre de Cahun, soit sa poétique de la liberté par le moyen de formes et de figures insaisissables.

Comme Wittig, sa cadette d’une quarantaine d’années, Cahun s’est investie dans des activités politiques et a choisi un mode de vie en marge de l’hétérosociété. Comme Wittig également, elle a pratiqué l’essai et la fiction, et son usage du dé-marquage est généralisé, c’est-à-dire qu’il s’applique comme on vient de le voir à plusieurs niveaux de son œuvre littéraire (linguistique, représentation, dialogique et conceptuel). Ce grand procédé, elle l’a employé dans ses créations visuelles produites en collaboration avec son amante: «[…] en se fondant sur leur partenariat égalitaire, Cahun et Moore voyaient dans la collaboration une alternative émancipatrice aux systèmes sociaux et artistiques hiérarchisants […]» (Latimer, 2003: 129)15Monique Wittig a travaillé avec Sande Zeig pour la création de plusieurs œuvres, dont le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (Paris: Grasset, 1976 [2010])..

Bien avant Wittig donc, Cahun a ouvert la voie à une représentation des personnes en tant qu’êtres humains au-delà des catégories oppressives:

L’œuvre […] introduit autant des changements dans la pratique du portrait (par la réversibilité des positions artiste/modèle) que des changements d’ordre structurel (par les effets perturbants du collage et de la bifurcation sur les mécanismes mêmes de la représentation). On peut voir dans cette stéréographie de portraits réalisés à deux et ludiquement frauduleux, une sorte de manifeste visuel contestant les valeurs hiérarchisées traditionnellement sous-jacentes au genre du portrait lui-même. (Latimer, 2003: 129)

On ne sait pas où en serait aujourd’hui la question de la représentation des femmes et des autres êtres discriminés, si Wittig avait pu lire Cahun. Mais il me semble crucial d’offrir aux jeunes générations des modèles susceptibles de les inspirer et de favoriser leur plein épanouissement.

Références

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Zanne. En ligne: http://www.vinland.org/scamp/Cahun/ (consulté le 10 février 2009).

  • 1
    Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour son soutien financier («Mort annoncée du genre: stratégies de “dé-marquage” des catégories de sexe dans les œuvres des féministes universalistes depuis le XVIIe siècle en France», 2004-2008, et «Ouvrir la question identitaire: stratégies de dé-marquage», 2008-2012). Je tiens également à souligner la précieuse collaboration de Maria Sierra Cordoba Serrano.
  • 2
    J’ai proposé ce néologisme dans le projet de recherche «Mort annoncée du genre» (2004-2008, CRSH) et dans l’ouvrage Écrire l’inter-dit (2006: 42). Il désigne le processus par lequel les individus se distancient des identités de nature qu’on leur a assignées à la naissance (femmes, Noirs, Juifs, etc.) ou à la suite d’une pratique dissidente (subversion des codes de genre, refus de la norme hétérosexuelle, désobéissance civile, etc.). Il peut donc être le fait de personnes identifiées aussi bien à la classe des dominés qu’à celle des dominants, en autant que ces derniers dénoncent d’une manière ou d’une autre les hégémonies suprématistes, patriarcales, capitalistes, hétérosociales… Du fait du brouillage qu’occasionnent les chevauchements des catégories (homme blanc pauvre handicapé, lesbienne noire professionnelle en exil, hermaphrodite bisexuel du troisième âge, etc.), il est préférable de mener une analyse des plus nuancées (intersectionnelle) du dé-marquage.
  • 3
    Cahun, 2002: 579. Désormais, les citations tirées de cet ouvrage seront suivies de leur numéro de page entre parenthèses.
  • 4
    Selon Leperlier, les photos de Cahun ne furent pas présentées avant 1937.
  • 5
    Ces nouvelles, remaniées en 1930, ont été publiées en 2006 sous le titre Héroïnes.
  • 6
    Le terme, inventé en 1836 pour caractériser ce qui se présente sous diverses formes, est probablement emprunté à Freud, qui utilise l’adjectif «polymorphe» (Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905).
  • 7
    «Une photographie de Cahun posant devant l’objectif de son amante en costume de dandy prise au début des années vingt, par exemple, présente un sujet qui se met lui-même en scène et qui, par son sexe indéterminé, remet en question les modèles dominants tant de la masculinité que de la féminité» (Latimer, 2003:137).
  • 8
    Ces luttes font dire à Cottingham que «Claude Cahun est un modèle pour nous tou-te-s qui sommes sincèrement engagé-e-s contre les politiques impérialistes et les attitudes fascistes de nos sociétés» (2002: 7).
  • 9
    «En somme la différence se pense a) dans un rapport, b) mais dans un rapport d’un type particulier où il y a un point fixe, un centre qui ordonne autour de lui et auquel les choses se mesurent, en un mot un RÉFÉRENT. Parler de différence, c’est énoncer une règle, une loi, une Norme» (Guillaumin, 1992: 97).
  • 10
    La Huitième ordonnance du 29 mai 1942 concernant les mesures contre les Juifs: «En vertu des pleins pouvoirs qui m’ont été conférés par le Fûhrer und Oberster Befehischaber der Wehrmacht, j’ordonne ce qui suit: §1 Signe distinctif pour les Juifs I. Il est interdit aux Juifs, dès l’âge de six ans révolus, de paraître en public sans porter l’étoile juive» (http://perso.orange.fr/d-d.natanson/etoile_juive.htm). La loi française, espagnole et italienne avait également imposé le port d’un signe distinctif aux Juifs, la «rouelle», au Moyen-âge.
  • 11
    Elle ajoute: «Être catégorisé comme femelle (et par conséquent être indifférencié de l’animalité) entraîne de ne pas être construit discursivement comme agent mais comme instrument, tandis que la catégorisation en tant qu’humain entraîne la construction discursive d’agent» (http://www.fifalia.org/michard.html, page Internet annonçant la réédition de l’ouvrage Sexisme & Sciences humaines. Pratique linguistique du rapport de sexage (Michard et Ribéry, 2008 [1982]), consultée le 1er mars 2009).
  • 12
    Dans Cherchez Claude Cahun, Cottingham précise: «Le choix de se représenter non féminisée […] était orchestré en opposition aux codes établis de l’apparence des femmes et non en fonction d’une quelconque tentative délibérée de se faire passer pour un homme ou une travestie» (2002: 13). Aveux non avenus paraît peu après le texte «Womanliness as Masquerade» (1929) de Joan Rivière (International Journal of Psychoanalysis 10: 303-313) qui analyse la féminité comme une mascarade.
  • 13
    Il comprend le nom de l’auteur, le titre et la dédicace. Voir Genette, 1987: 8.
  • 14
    Cottingham, pour sa part, décrit cette œuvre comme un «enchevêtrement de masques, de dévoilements, de dissimulations, de révélations, de citations, de ruminations et de proclamations» (2002 : 50).
  • 15
    Monique Wittig a travaillé avec Sande Zeig pour la création de plusieurs œuvres, dont le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (Paris: Grasset, 1976 [2010]).
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