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La chair aperçue: piège et fétiche. Une lecture de «L’homme au bracelet» de Jean Lorrain

Cyril Barde
couverture
Article paru dans La chair aperçue. Imaginaire du corps par fragments (1800-1918), sous la responsabilité de Véronique Cnockaert et Marie-Ange Fougère (2018)

Bottini, Georges. 1904. «La Maison Philibert» [Illustration]

Bottini, Georges. 1904. «La Maison Philibert» [Illustration]
(Credit : Gallica: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10665665.image)

Dans sa nouvelle «L’homme au bracelet», Jean Lorrain met en scène une pratique de prostitution bien connue du XIXe siècle: la prostitution à la fenêtre. Celle-ci met à profit le pouvoir érotique de la fragmentation du corps grâce au cadrage de la fenêtre, au sein de laquelle les membres, têtes ou bras, émergent, afin de tenter les passants. Toutefois, cet appel fantasmatique et troublant n’est pas sans danger pour le passant de la nouvelle. Il prend par ailleurs plusieurs sens au sein du récit de Lorrain: entre fantastique moderne et mise en abyme de la fiction et de la poétique de l’auteur, le corps et ses fragments font aussi signe au lecteur.

 

Une réécriture fin-de-siècle de la prostitution à la fenêtre

Le fantastique des Histoires de masques de Jean Lorrain repose sur des dispositifs optiques qui empêchent, obstruent ou fragmentent la vision. Le personnage de la nouvelle intitulée «Lanterne magique» invite le narrateur du récit-cadre à «fouill[er] un peu du bout de la lorgnette le clair-obscur [des] baignoires» (Lorrain, 2006: 521 Les références à la nouvelle seront désormais insérées directement dans le corps du texte et indiquées entre parenthèses.) de l’opéra pour découvrir le véritable visage du fantastique contemporain, plus que jamais tapi sous la réalité la plus quotidienne. Le regard porte alors sur des fragments de corps, la lorgnette découpe des morceaux de chair: l’œil du lecteur, comme celui des personnages, est prié de «détaill[er]» (51) les visages et les corps, d’observer «ces narines vibrantes, ces pâleurs de linge, ces prunelles hallucinées, ces mains exsangues posées au rebord de velours rouge» (52) qui trahissent les détraquements nerveux des dames du monde. Dans «Un crime inconnu», le narrateur, ayant «approché un œil du trou de la serrure» (60), assiste impuissant à une scène de meurtre épouvantable, qu’il ne voit que partiellement. La pulsion scopique de ces narrateurs masculins possède bien sûr, de manière plus ou moins explicite, une dimension érotique. Les parcelles des corps féminins à l’opéra, la scène surprise dans une chambre d’hôtel s’offrent à un regard avide de voir (libido sentiendi) et de savoir (libido sciendi).

L’érotisme de la chair aperçue est au cœur d’une nouvelle que je voudrais lire plus en détail: elle s’intitule «L’homme au bracelet» et fut pré-publiée dans Le Journal du 3 novembre 1896 avant d’être reprise dans le recueil Histoires de masques en 1900. Elle est placée dans la section «Récit du peintre», dont elle est l’unique texte. Elle s’ouvre sur l’évocation d’une pratique qui joue sur l’érotisme du corps fragmenté: la prostitution à la fenêtre. Le récit commence par la description d’une soirée pluvieuse dans un quartier reculé des faubourgs. La marginalité de cet espace et le crépuscule déterminent une atmosphère de l’équivoque et de l’entre-deux: «des clartés vaguent émergent de l’ombre et […] des visages maquillés et fardés, des femmes en camisole surgissent, accoudant aux croisées des pâleurs de chairs nues» (97). Cette prostitution à la fenêtre est bien connue à la fin du siècle. Elle est un topos d’une littérature qui, au XIXe siècle, s’inscrit dans le paradigme de l’exposition que Philippe Hamon a mis au jour2 Sur ce point, voir Philippe Hamon, Expositions: littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, José Corti, 1989. . La prostituée est ce corps-marchandise exposé derrière la vitrine-fenêtre. Andrea del Lungo étudie le motif de la prostitution à la fenêtre dans son dernier livre: il rappelle que l’article 2 de la loi de 1829 interdit aux prostituées de se produire en dehors de lieux clos: «Dès lors, la fenêtre se fait vitrine, derrière laquelle les hommes peuvent apprécier leurs appas» (2014: 277). Le lexique mêle à dessein séduction et piège. Si la vitrine du magasin expose la marchandise aux yeux de tous, le commerce sexuel de la prostitution à la fenêtre repose sur une exposition partielle de la femme. Le cadre de la fenêtre délimite un espace dans lequel les corps n’apparaissent pas entièrement. Si la fenêtre est située en hauteur, la partialité de la vision n’en est que plus grande. S’instaure alors un jeu entre le client et la prostituée qui finit par inverser le rapport de force entre les genres: parce qu’elle peut jouer avec la délimitation du cadre, la «fenestrière» (102) bénéficie d’un avantage sur le client qui n’est jamais vraiment certain de (ce) qui se cache derrière la vitre.

Le narrateur de la nouvelle de Lorrain se délecte de cette prostitution délicieusement trouble:

C’est la prostitution des fenêtres, la plus savante dans ses honteuses pratiques, la plus troublante aussi pour les sens d’un vicieux; car la femme entrevue y apparaît lointaine, idéalisée dans sa fange ou par le mystère et la rudesse du décor, l’inattendu des plaisirs promis, le danger de la maison inconnue, le frisson du guet-apens probablement tendu dans le noir de cet escalier, l’angoisse du chantage, qui sait? […] Il y a là un aléa, un doute, un ragoût d’aventure irrésistible pour une âme blasée et de joueur… (97-98)

La prostitution à la fenêtre, en cela proche de l’art du récit, repose sur l’imagination du client, suscitée, excitée et stimulée par la vision fragmentaire mise en scène. Cependant, le lexique du piège rappelle le danger auquel s’expose le passant tenté par le spectacle qui s’offre à lui. Ce danger qu’il court «probablement» ne fait qu’attiser un désir presque masochiste: la prostitution à la fenêtre fait courir sur l’échine du badaud blasé un frisson nouveau, elle esquisse la possibilité d’une aventure. La prostitution à la fenêtre transforme la transaction charnelle en pari, en jeu. La chair aperçue n’incite pas seulement le passant à rêver, à imaginer; elle l’oblige à prendre un risque, à miser.

Lorrain, dans «L’homme au bracelet», ne se contente pas de reprendre le motif de la fenestrière, mais le combine à un autre topos littéraire dix-neuviémiste, celui de la tête coupée, forme spectaculaire du corps fragmenté. La plupart du temps, explique le narrateur, seule la tête de la prostituée est visible depuis la rue. Seul le visage se laisse apercevoir:

[C]’est […] le vieux symbole rajeuni, modernisé et plus terrible encore dans le cadre moderne, de la redoutable et souriante tête de Scylla, la tête surnaturelle et surnageante et chantante au-dessus des flots bleus des golfes de Sicile […] tête sans corps et d’autant plus enivrante. […]. « Oh! la femme à la fenêtre des maisons de faubourgs, pomme d’or des voluptés damnables, posée là sur l’appui des croisées, comme la tête de Scylla, tournoyante sur les flots […]. (98)

On rejoint là les hantises de bien des écrivains fin-de-siècle, et de Lorrain lui-même: la prostituée de la fenêtre, Sirène ou Sylla de l’Odyssée moderne, est avant tout fantasmée comme une belle décapitée. Le désir qu’elle suscite est un désir morbide.

Anonyme. 1885. «Robert de Montesquiou en Saint-Jean-Baptiste» [Photographie]

Anonyme. 1885. «Robert de Montesquiou en Saint-Jean-Baptiste» [Photographie]
(Credit : Musée d’Orsay © DR)

À ce stade de l’étude, il n’est pas sans intérêt de voir comment se nouent, au XIXe siècle, l’image de la tête coupée et le cadre optique de la fenêtre. Le XIXe siècle s’est en effet ouvert sur l’image d’une fragmentation traumatisante: celle de la guillotine. Patrick Wald-Lasowski, dans Les Échafauds du romanesque, a montré une continuité, voire une affinité, entre la tête prise dans la lunette de la guillotine et le régime de visualité qui s’instaure au XIXe siècle, de la silhouette à la photographie: «aucune image, aucun passage à l’effigie ne saurait se constituer désormais sans l’entremise d’une guillotine» (1991: 44). C’est donc dans l’ombre portée de la guillotine inaugurale qu’il faut lire les dispositifs d’encadrement qui découpent les visages dans les textes narratifs du XIXe siècle. La fenêtre, on le voit chez Lorrain, est l’un de ces cadres, l’un de ces encadrements qui semblent exhausser une tête sans corps. Rappelons-nous la tête de la princesse de Lamballe présentée sous les fenêtres de Marie-Antoinette enfermée à la prison du Temple. Rappelons-nous ce passage du livre V des Mémoires d’outre-tombe où le jeune Chateaubriand, «aux fenêtres de [son] hôtel garni» (1951: 171), voit avec horreur approcher les têtes décapitées de Foulon et Berthier brandies sur des piques. Le cadre de la fenêtre, lieu d’apparition des «pâles effigies» (Chateaubriand, 1951: 171), rejoue le supplice de la guillotine. À l’autre bout du siècle, Robert de Montesquiou, dans l’une des compositions photographiques dont il a le secret, se représente dans l’encadrement d’une fenêtre en Jean-Baptiste décapité.

Si, dans «L’Homme au bracelet», la fenêtre semble décapiter la prostituée, elle pourrait bien aussi fonctionner comme miroir et renvoyer le passant, le client potentiel au risque de sa propre décapitation s’il cède à son désir et tombe dans ce qui pourrait s’avérer un coupe-gorge. Mais nous n’en sommes pas encore là. Après l’exposé général sur la prostitution à la fenêtre, le narrateur en vient au cœur de son propos. Il relate un fait divers qui date d’une vingtaine d’années et qui s’est produit –c’est peut-être plus terrifiant– «dans une des rues les plus passantes de Paris» (102). Comme l’annonçait le début de la nouvelle, il met en jeu une femme à la fenêtre. Cependant, ce n’est pas une tête qui aguiche mais un bras:

[…] [L]a fille n’apparaissait jamais tout entière à la fenêtre, mais, à partir de quatre heures du soir en hiver, et de sept heures en été, un bras nu, un bras très blanc et d’un galbe très pur sortait de derrière un rideau de soie rouge […] La fille, elle, se dérobait. On n’avait jamais vu son visage […]. (102-103)

L’énigme est assez vite résolue. Ce bras est bien un piège qui menace de décapiter le passant un peu trop curieux. Ainsi de l’agent de police qui s’est fait passer pour un client intéressé:

Après un pourparler à travers la serrure et quelques mots lascifs prononcés par une voix féminine, la porte s’entre-bâillait pour se refermer aussitôt sur un policier interdit: un tour de clé, et l’agent se trouvait en face d’un gaillard en bras de chemise, une manche relevée jusqu’à l’épaule, et qui, le serrant à la gorge d’une main, le menaçant, de l’autre, d’un long couteau de boucher: «Allons! vieux salaud, pas de pétard… Ta montre, tes bijoux, et ce que tu as sur toi, ou je fais arrêter, charogne! Tu en as de l’estomac de monter chez un homme! Allons! Ton argent, tes bagues, ou je te fais emballer! (104)

Le bras fonctionne sans conteste comme hameçon, harpon. La focalisation sur cette partie du corps humain témoigne de la double opération à l’œuvre dans cette réécriture du topos de la prostituée à la fenêtre. D’une part, il y a radicalisation du topos: ce n’est plus seulement un corps entrevu, ce n’est plus une tête, un visage (qui porte l’identité de la personne), ce n’est plus qu’un bras. D’autre part, il y a perversion du topos, déviation du regard et du désir qui n’est plus dirigé vers un individu reconnaissable, même partiellement, mais vers un membre réifié qui brouille la frontière entre animé et inanimé, humain et objet. Le désir qu’il suscite en est d’autant plus troublé et troublant.

 

Chorégraphie d’un bras nu

S’il nous est difficile de le concevoir aujourd’hui, le bras est une partie du corps féminin fortement érotisée au XIXe siècle. Dans leur Histoire de la société française pendant le Directoire, les Goncourt mettent sur le même plan le dévoilement de la gorge et le dévoilement des bras permis par la mode des tenues à l’antique:

À cette restauration de l’Olympe, les Impossibles de la nouvelle France se trouvent tellement bénéficier qu’elles se mettent à gagner tout doucement le nu. La robe se retire peu à peu de la gorge; et les bras habillés jusqu’au coude, suspectés d’être de vilains bras, accusés de s’envelopper dans une robe à l’hypocrite, se dénudent jusqu’à l’épaule. (1855: 410)

Les romans de la seconde moitié du siècle ne manquent pas de souligner l’érotisme des bras blancs et potelés des personnages féminins3Voir Nao Takaï, Le Corps féminin nu ou paré dans les récits réalistes de la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2013, pp. 295-304. . C’est un bras doté des mêmes qualités érotiques qui apparaît dans la nouvelle de Lorrain, «très blanc et d’un galbe très pur» (102). L’autre raison de la séduction exercée par le bras tient certainement aux nombreux plis qu’il permet: pli du poignet, pli entre le bras et l’avant-bras, pli de l’aisselle, là où le bras rejoint l’épaule. Membre du creux, membre du pli, le bras cache ou dévoile, retient ou déploie une intimité. Sa courbe conduit le regard vers l’aisselle féminine, caractérisée au XIXe siècle par sa pilosité. Le duvet qu’il laisse alors entrevoir est également doté d’une forte charge érotique en ce qu’il rappelle la pilosité de la toison ou le duvet de la nuque, à la naissance de la chevelure4Voir la contribution de Marie-Ange Fougère à ce volume.. Le bras mystérieux de la nouvelle de Lorrain ne cesse de se plier et de se déplier au gré d’une chorégraphie bien réglée:

[…] un bras nu, un bras très blanc […] se déployait comme un cou de cygne et puis demeurait là des heures, replié, de façon à montrer la tache duvetée de l’aisselle, ou bien se laissait pendre au dehors, dans la rue, langoureux et fluide, écharpe dénouée lancée vers le désir. (102-103)

Tous les signes qui rendent un corps féminin désirable au XIXe siècle sont réunis. Le mouvement gracieux rappelle les métamorphoses de la danseuse, mais aussi celles de la pantomime. La blancheur immaculée de ce bras «poudrerizé» évoque en effet le costume blanc de Pierrot, surface vide qui peut endosser une multiplicité de rôles et de caractères. Coup de cygne, écharpe déployée, mais aussi statue («d’un blanc si froid qu’on l’aurait dit de marbre»), le bras se transforme au gré des comparaisons et des métaphores. Cependant, ce mouvement chorégraphique envoûtant porté par une syntaxe souple, des assonances et des allitérations séduisantes, s’interrompt brutalement, par une phrase nominale couperet: «Le bras et jamais plus. La fille, elle, se dérobait; on n’avait jamais vu son visage» (103). Le narrateur détruit brutalement l’illusion à laquelle le spectateur comme le lecteur se laissent prendre. Ce faisant, il rappelle l’inquiétante étrangeté qui émane de la description de ce membre-fragment.

Les métaphores du cou de cygne et du morceau de marbre interrogent la nature du désir suscité par un bras qui, l’air de rien, trouble les catégories de genre. Le cou de cygne, dans l’iconographie fin-de-siècle du mythe de Léda, est de manière évidente devenu un signe phallique. La référence au marbre doit aussi être interrogée: selon Nao Takaï, les femmes statues aux chairs marmoréennes que l’on trouve dans les récits réalistes peuvent incarner un pouvoir phallique et mettre les hommes en péril (2013: 120). Dès les premiers mots de la description, ce bras qu’on imagine tendu par une femme a donc quelque chose de masculin, une raideur et une longueur toutes phalliques qui désignent la supercherie au lecteur lucide. Membre détaché, existant d’une vie propre, ce membre peut évoquer les créations de la sculpture de la fin du XIXe siècle, qui consacrent le fragment comme œuvre autonome. On pense bien sûr à Rodin, à propos duquel Gustave Kahn écrit: «De par la verve et la force (sinon la perfection) qu’il apporte à ses préparations, telles études de bras allongés, de mains crispées lui apparaissent constituer un tout qu’il vendra à l’amateur» (1925: 88). Le poète ajoute: «Il y a bien un peu de sport, dans cette façon d’envoyer au Salon, toujours au dernier moment […] une étude d’un détail de corps, mais il y a aussi la conviction que c’est aussi beau, aussi complet.» (Kahn, 1925: 89) Rodin avait à sa disposition ce qu’il appelait des «abattis», moulages d’études de mains, de bras, de jambes parfois utilisés pour l’assemblage de nouvelles figures. Certains, présentés seuls, sur de petits socles, étaient complètement autonomisés5Voir Antoinette Le Normand-Romain, «“Étreindre sans bras et tenir sans mains”: Rodin et la figure partielle», dans Antoinette Le Normand-Romain et Pierre Pachet, Du Fragment, Paris, Institut national d’histoire de l’art/Éditions Orphys, 2011, pp.19-60..

L’autonomie du fragment occupe également une place centrale dans la psychiatrie de l’époque et dans la définition du fétichisme. En 1887, soit une dizaine d’années avant la publication de la nouvelle de Jean Lorrain, le médecin Alfred Binet fait paraître Le Fétichisme dans l’amour où la fragmentation du corps joue un rôle capital. Le fétichisme, écrit Binet, «a pour résultat d’isoler l’objet aimé, quand il n’est qu’une fraction de la personne totale: la partie devient, jusqu’à un certain point, un tout indépendant» (1888: 67). Le bras de la nouvelle «L’homme au bracelet» est bien cette fraction de personne devenue un tout indépendant, à ceci près que la personne aimée dont le fétiche est censé être la synecdoque n’est pas connue ici, mais seulement imaginée. Ce bras n’est pas la partie d’un tout, mais tout et partie à la fois.

Une fois de plus dans ce texte du leurre, il pourrait s’agir d’une fausse piste, en tout cas d’une piste qui bifurque vers un autre type de fétichisme, un fétichisme qui s’attache moins aux fragments du corps qu’aux objets inanimés. Dans son essai, Alfred Binet considère cette obsession pour les objets inanimés comme la version véritablement pathologique du fétichisme. Or, la description de ce bras tantôt statue, tantôt écharpe, voisine dans le texte avec l’ekphrasis. Elle met également en valeur le bijou qui donne son titre à la nouvelle. Le bracelet n’est pas ici un accessoire: tout le désigne comme l’objet central du récit. C’est d’ailleurs le bijou qui, au détour d’une phrase, s’impose à l’imagination du voyeur et se substitue au visage caché de la femme supposée à la fenêtre: «On n’avait jamais vu son visage; un bracelet d’or cerclait au poignet ce bras mystérieux» (103). Si l’on se permettait un jeu de mots sans prétention lacanienne, on pourrait dire que le bras de la nouvelle est finalement masqué par le bracelet, qu’il est un bras celé, masqué par la parure et la parade. Le texte procède à une véritable «artialisation6J’emprunte le terme à Alain Roger dans Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. L’artialisation consiste à transformer la nature selon une perception informée par des références esthétiques.» du membre. L’écriture, on l’a vu, ne cesse de transformer ce membre en artefact: «écharpe dénouée lancée vers le désir», «marbre», le bras a d’autant plus d’affinités avec l’œuvre d’art qu’il est l’œuvre d’un peintre, «un jeune prix de Rome» (103) de retour d’Italie. Le bras «poudrerizé» est un bras maquillé et même davantage, un bras peint. Tout concourt à faire de la fascination pour ce fragment de corps une fascination pour un objet d’art. Si le narrateur insiste sur le «vice exigeant» (103) des passants qui cèdent aux avances de ce bras, c’est que le désir qu’ils éprouvent s’adresse moins à un corps qu’à une œuvre, moins à la nature qu’à l’artifice, peinture ou sculpture et rejoint le vaste répertoire des perversions sexuelles de la fin du XIXe siècle.

 

La poétique du fragment: la fiction comme économie libidinale

Ce morceau de corps qui s’exhibe comme œuvre d’art nous ramène au titre de la section qui l’accueille –«Récit du peintre»– et à l’ambiguïté de son génitif. Le peintre est-il seulement l’objet du récit, le personnage crapuleux découvert à la fin du texte, ou est-il aussi le sujet du récit, le narrateur? La nouvelle, comme le souligne José Santos dans un livre sur l’art du récit court chez Jean Lorrain, semble opposer deux tableaux, deux peintures (1995: 176-178). En effet, la scène du bras blanc n’intervient qu’en fin de nouvelle. Le récit se compose en réalité de trois parties: une méditation sur la prostitution puis sur la prostitution à la fenêtre (évoquée au début de l’article), l’évocation d’un conte de Banville intitulé «Tu reviendras», enfin l’épisode du bras mystérieux.

Le conte de Banville narre l’aventure étrange d’un voyageur attiré dans l’antre d’une femme-enfant, «une Grecque de Sicile» (100), aperçue derrière une fenêtre. L’aventure a lieu dans un port qui pourrait être «Barcelone, Bilbao, Anvers, Saïgon ou Marseille» (99). L’exotisme, la couleur locale, dignes de «l’esthétique baudelairienne» (100) selon le narrateur, saturent le tableau de couleurs criardes et étincelantes: la coiffe jaune d’or de la tenancière du bouge, la huppe rose du perroquet, les tapis flamboyants, les coussins blancs et jaunes… Partout les couleurs éclatent, comme dans les tableaux des Orientalistes. À rebours de cette esthétique bavarde et bigarrée, le bras peint de la rue de Wagram relève d’un art de la ligne sobre, un art du blanc et du silence, un art de l’énigme et de l’inquiétante étrangeté, plus proche de la pantomime et du symbolisme. Au «conte gouaché de tons violents» (99), il oppose un mystère beaucoup plus épuré, et beaucoup plus angoissant. Alors que le voyageur de Banville est attiré par la «jolie tête enfantine» (99) qu’il aperçoit à la fenêtre, les motivations du passant séduit par le mystérieux bras blanc sont insondables, beaucoup plus troubles et troublantes. Le bras emblématiserait alors selon Santos le nouveau fantastique selon Jean Lorrain, un fantastique moderne de l’inquiétante étrangeté, logée dans l’expérience banale et quotidienne.

On peut aller plus loin et lire ce bras immaculé, qui a tout de la page blanche, comme une allégorie de la fiction et de ses ressorts érotiques. Jean Lorrain n’est pas si loin d’un Mallarmé qui voulait procéder au «démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire» pour faire apparaître «sa pièce principale ou rien» (2003: 67). Tout semble en effet faux dans ce récit, à commencer par son titre, qui ne correspond en réalité qu’à un petit tiers de la nouvelle. En outre, dans l’hypothèse où ce «récit du peintre» serait bien le récit fait par un peintre, quel crédit accorder à ce narrateur alors que le peintre est présenté dans la diégèse comme celui qui maquille et ment? Enfin, le conte de Banville qui occupe le centre de la nouvelle n’a pu être identifié par la critique, si bien que son existence peut aussi être remise en cause.

Le bras blanc est par conséquent l’objet d’un double mensonge: non seulement il n’est pas la partie du tout qu’il suggère, mais il embraye chez le lecteur des pistes narratives qu’il dément ensuite. Il suscite un horizon d’attente qui ne sera jamais réalisé. Ce bras qui semble doué d’une vie propre ressemble à un conte d’Hoffmann7L’observation des loges de l’opéra est considérée par le personnage de «Lanterne magique» comme une plongée dans un conte d’Hoffmann (Lorrain, 2006: 51). trouvé dans la rubrique des faits divers. Cependant, l’incertitude habituellement maintenue par le récit fantastique est détruite à la fin du récit par la découverte de la police. Le texte pourrait alors nous emmener vers une autre piste générique, celle du roman policier, qui accorde un rôle crucial à l’observation des indices et des fragments8Sur ce point, voir Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces; morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, pp.139-180.. Mais là encore nous sommes déçus. L’enquête est rondement menée (elle a d’ailleurs eu lieu vingt ans avant la narration), ses résultats sont présentés au lecteur une fois qu’elle a abouti. Le pacte fondateur du roman policier, qui associe le lecteur à la découverte progressive de la vérité par l’enquêteur, n’est pas respecté. Si toutes les pistes génériques ont leur pertinence pour lire le texte, aucune ne peut cependant être suivie jusqu’au bout. Toutes sont victimes d’une narration déceptive, qui prend le lecteur au piège comme le passant hypnotisé par ce bras blanc. Le morceau de corps n’est qu’une amorce, un appât, au même titre que les possibilités narratives qu’il suggère. Ce bras qui pend à la fenêtre est au fond la mise en abyme de la fiction et du mécanisme de la nouvelle. Signe d’un corps qui n’existe pas, il ne désigne que le fantasme, que le désir, le désir de la fiction. Jean Lorrain thématise ici ce que Barthes théorisera bien plus tard lorsqu’il envisagera la relation entre le texte et le lecteur comme une relation de type fétichiste. Le texte est fétichiste, écrit Barthes, en ce qu’il désire son lecteur, le suppose, l’instaure. Il en a besoin pour (se) tenir (Barthes,1973: 39). N’est-ce pas également la fonction de la multiplication des seuils dans cette nouvelle (propos général sur la prostitution dans la ville moderne, conte de Banville)? N’est-ce pas surtout la fonction de ce bras énigmatique, qui construit plusieurs horizons d’attente, plusieurs désirs de fictions chez le lecteur? Or, ce bras est pur fantasme, fantasme du passant aussi bien que du peintre qui se travestit. Au désir obscur du passant correspond le désir non moins obscur de l’artiste qui trouble à dessein les catégories de genre et brouille son propre corps. Si la fiction s’échafaude sur un rien, autrement dit si elle s’exhibe comme fiction, elle se présente comme fétiche, dont l’étymologie renvoie à l’artefact, à l’artifice, au factice. Son seul support, sa seule tension consiste dans une économie des désirs qui engage le créateur et le récepteur du bras blanc (au niveau diégétique), le créateur et le récepteur du récit (au niveau méta-textuel).

 

C’est peut-être ce qui intéresse vraiment Lorrain dans le conte supposé de Banville: alors que le voyageur quitte le bouge décrépi dans lequel il est retourné dix ans après sa première visite (et où il a retrouvé la jolie Grecque défigurée par la vieillesse), le perroquet blanc qui veille au premier palier du bouge lui lance un prophétique «Tu reviendras» (101). Et le narrateur de commenter:

car on revient toujours à son vice […] on revient toujours à la maison infâme […] l’espérance menteuse d’y entrevoir peut-être, une autre fois, la Grecque de la première rencontre, nous y ramène inexorablement, toujours leurrés et toujours prêts à l’être […]. (101-102)

Cette leçon, c’est aussi celle que nous donne le mystérieux bras, blanc comme le perroquet du bouge, révélant le principe du recueil de nouvelles, fondé sur la réitération, la relance, au risque de la déception, de la malversation et du guet-apens. Depuis Maupassant et sa Maison Tellier, on a l’habitude d’assimiler le recueil de nouvelles à la maison close. Chaque nouvelle est une pièce (soit un morceau) de cette maison-masque où le lecteur décide d’entrer à ses risques et périls. Le bras celé du «Récit du peintre», section centrale du recueil puisqu’elle est précédée de quatre sections et suivie de quatre autres, pourrait bien être le fragment emblématique d’une poétique qui ne se théorise pas mais se laisse apercevoir, «guet-apens tendu à la salacité de vieux libertins» (103) comme à la sagacité du lecteur.

  • 1
    Les références à la nouvelle seront désormais insérées directement dans le corps du texte et indiquées entre parenthèses.
  • 2
    Sur ce point, voir Philippe Hamon, Expositions: littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, José Corti, 1989.
  • 3
    Voir Nao Takaï, Le Corps féminin nu ou paré dans les récits réalistes de la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2013, pp. 295-304.
  • 4
    Voir la contribution de Marie-Ange Fougère à ce volume.
  • 5
    Voir Antoinette Le Normand-Romain, «“Étreindre sans bras et tenir sans mains”: Rodin et la figure partielle», dans Antoinette Le Normand-Romain et Pierre Pachet, Du Fragment, Paris, Institut national d’histoire de l’art/Éditions Orphys, 2011, pp.19-60.
  • 6
    J’emprunte le terme à Alain Roger dans Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. L’artialisation consiste à transformer la nature selon une perception informée par des références esthétiques.
  • 7
    L’observation des loges de l’opéra est considérée par le personnage de «Lanterne magique» comme une plongée dans un conte d’Hoffmann (Lorrain, 2006: 51).
  • 8
    Sur ce point, voir Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces; morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, pp.139-180.
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