Entrée de carnet

Devenir homme, devenir réfractaire: «L’Enfant» et «Le Bachelier» de Jules Vallès

Marion Caudebec
couverture
Article paru dans Viril, vous avez dit viril?, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2017)

Daumier, Honoré. 20 décembre 1845. «Une émeute» [Caricature publiée dans le Charivari]

Daumier, Honoré. 20 décembre 1845. «Une émeute» [Caricature publiée dans le Charivari]
(Credit : BNF )

Il existe de par les chemins une race de gens qui, eux aussi, ont juré d’être libres; qui, au lieu d’accepter la place que leur offrait le monde, ont voulu s’en faire une tout seuls, à coups d’audace ou de talent […].Je les appelle des réfractaires. […] Des réfractaires, tous ceux qui n’ayant point pu, point voulu ou point su obéir à la loi commune, se sont jetés dans l’aventure; pauvres fous qui ont mis en partant leurs bottes de sept lieues, et qu’on retrouve à mi-côte en savates.

Jules VALLÈS, Les Réfractaires

De Charles Dickens (David Copperfield, 1850; et bien d’autres) à Jules Renard (Poil de carotte, 1894), en passant par Maxime Du Camp (Mémoires d’un suicidé, 1853), Alphonse Daudet (Le Petit Chose, 1868), ou encore Eugène Sue (Misères des enfants trouvés, 1851), les enfants malheureux en famille ou à l’école sont au cœur de nombreux romans du XIXe siècle. Jules Vallès s’inscrit dans cette lignée en publiant la trilogie Jacques Vingtras, un cycle autofictionnel. Les deux premiers romans, L’Enfant (1878) et Le Bachelier (1881), retracent les années d’apprentissage de Jacques. Né d’une paysanne et d’un professeur de collège (longtemps resté pion), le héros fait face à l’éducation violente de ses parents et notamment à la cruauté ignorante de sa mère. Les duretés de l’école et de sa discipline sont une souffrance supplémentaire pour l’enfant. Devenu jeune adulte, Jacques quitte enfin la maison familiale pour Paris. Enlisé dans son éducation livresque antique et refusant de poursuivre dans la carrière universitaire, il doit faire face aux difficultés de trouver un travail pour survivre. Auprès de ses amis républicains, Jacques construit son identité malgré la misère et les échecs politiques. L’Insurgé est, à la différence des romans qui le précèdent, l’expression d’une virilité accomplie, entière et singulière. De ce fait, nous laisserons de côté le dernier volet de la trilogie afin de nous consacrer à l’étude du jeune homme en construction.

Pour s’extirper de l’enfance et devenir un homme adulte, Jacques doit accomplir des rites de passage qui seront des moments d’apprentissage autant que des marqueurs de changement d’état social. Le folkloriste Arnold Van Gennep conceptualise le rite en trois phases: séparation, marge et agrégation. Chez Vallès, les trois romans matérialisent cette tripartition. Ainsi, dans L’Enfant, Jacques fait partie de la communauté et ne s’en séparera qu’à la fin du roman. Le Bachelier est une période de marge où, comme le résume Sophie Ménard, «le sujet proprement liminaire change d’état et fait l’expérience de l’altérité, met en place des rites de transition (c’est un espace-temps du passage)» (2017). Enfin, L’Insurgé est le roman de l’homme adulte, faisant partie de la société. Mais ce sont ici les phases de séparation et de marge qui nous intéressent. Comment Jacques va-t-il parvenir à se défaire de l’emprise maternelle et scolaire pour renaître et devenir un homme adulte ?

Nous verrons que pour s’émanciper du carcan des institutions, il convient de renier la communauté d’appartenance, d’explorer l’altérité et d’endosser le costume de la nouvelle identité. Toutefois, loin de suffire, ces nouvelles postures devront être doublées d’actes amenant la violence et le sang pour permettre la renaissance de l’individu. Mais si Jacques parvient à construire son identité d’homme à travers ces rites de passage, force est de constater que l’agrégation s’annonce difficile tant le jeune homme est singulier. Il se veut sans père et sans modèle, le condamnant bien souvent à une grande solitude.

L’émancipation

L’enfance de Jacques est marquée par une mère omniprésente, violente et castratrice. Madame Vingtras s’efforce d’empêcher son fils de grandir en s’appropriant son corps, que ce soit par les coups, les restrictions ou à travers les vêtements-prison. Le héros peine à se défaire de l’emprise maternelle. Or, comme le souligne Marie-Christine Vinson, le «je» «doit, pour exister, se construire comme “un être autonome qui commande sa propre vie” et donc se dégager du groupe, du “nous”, de la famille par exemple» (2011: 233). L’émancipation de l’individu n’est donc ici possible qu’en se réappropriant le corps et en refusant l’héritage familial, outils de sa domination.

Renier le nom

La filiation est un sujet de questionnement pour Jacques qui, pendant son enfance, aurait aimé porter un autre nom que celui de son père. Il souhaite être le fils d’un autre et s’interroge parfois sur l’authenticité de leur parenté. Le nom de Vingtras est d’autant plus problématique qu’il est, comme le souligne bien Silvia Disegni, avant tout celui de la mère. Elle est la seule à le brandir fièrement car, pour cette paysanne devenue épouse de professeur, ce nom est le signe de son ascension sociale (Disegni, 1996: 201). Le héros, pour s’affirmer et s’affranchir de l’héritage familial emprunte deux voies: il réinvestit le patronyme à sa manière ou le renie.

L’Enfant se clôt sur un duel. Alors que son père est malmené par la famille d’un élève, Jacques le défend et accepte la provocation en duel. Silvia Disegni voit dans cet épisode l’acceptation du patronyme:

Le jeune garçon y défend l’honneur de son père, à savoir son nom, qu’il empêche d’être sali. Mais s’il l’accepte, le revendique, il le fait en prenant ses distances par rapport à son père puisque, pour le faire, il utilise des moyens différents de ceux dont se sert la famille pour vivre: le duel, le conflit ouvert avec le monde. Il est même le seul à le défendre, ce nom. Mais en affirmant sa différence, en donnant en somme à celui-là un nouveau sens. Le patronyme assumé arrive, dans cet épisode, à dire l’individualité, en recouvrant désormais l’acception qui sera celle de toute la trilogie. Il marque la première phase de cette identité à laquelle tend tout l’ensemble. (Disegni, 1996: 205)

Le nom de famille est ici l’occasion de s’affirmer comme sujet actif, comme individu et comme homme. Néanmoins, contrairement à ce qu’affirme Silvia Designi, le nom de famille est loin d’être assumé à partir de cet épisode. Au contraire, Jacques va le renier à plusieurs reprises. Dans Le Bachelier, l’arrivée à Paris est une occasion de marquer clairement la distance prise avec la famille. Le héros, honteux de la carte clouée sur sa valise par sa mère, affirme au facteur qu’il s’agit d’une invention de sa grand-mère: «Il me semble que je me sauve du ridicule, en attribuant l’épitaphe à une vieille paysanne. […] S’il avait vu le chapeau jaune […] qui était la coiffure aimée de ma mère !… ma mère que je viens de renier…» (Vallès, 1995 [1881]: 30). Habitué à partager le ridicule qui entoure Madame Vingtras, Jacques ne consent pas à entrer dans sa nouvelle vie en se soumettant à nouveau à la honte que suscitent les lubies maternelles. Mais, plus encore que le lien de parenté, c’est surtout le nom de la famille qui est désavoué par le héros:

M. Caumont [le tailleur] a pris mes mesures, puis ouvert un registre. «L’orthographe de votre nom, s’il vous plaît?… Vintras, sans g?» J’ai peur de lui déplaire; il a peut-être l’horreur de la lettre g. Je consens à un faux, —je dénature le nom de mes pères!…«Oui sans g.[…]» (Vallès, 1995 [1881]: 220)

Jacques altère le nom en lui ôtant son «g», donc son «j’ai»: l’appartenance et le «je» individuel sont retirés du patronyme. Mais le «sans g» est aussi le «sang sans son g», un refus supplémentaire du lien filial par le sang. Le héros se désolidarise ainsi de la lignée en retirant son «je» du groupe et en désavouant le lien de sang. La scène se répète avec le concierge de Monsieur Bonardel:

Le concierge m’écoute, il me demande mon nom… «Monsieur Vingtras.—Vous dites?» Il me fait répéter; je réponds timidement —il entend Vingtraze— je n’ai osé appuyer sur l’s, j’ai escamoté l’s qui est une lettre dure, pas bonne enfant. (Vallès, 1995 [1881]: 297)

La lettre détournée est aussi un moyen de se dissocier de la famille: «l’s» est à la fois une laisse pour le chien qu’est Jacques (nous y reviendrons) mais aussi une forme conjuguée du verbe «laisser». Jacques laisse derrière lui la dureté du patronyme, la rudesse familiale et le lien qui l’asservit aux parents. Il abandonne la partie «pas bonne enfant» de sa jeunesse. Dénaturer le nom est donc un désaveu de l’appartenance à la communauté de naissance. Par ailleurs, tous ces reniements sont faits auprès de personnes issues de la classe populaire: facteur, tailleur, concierge. Jacques se détache de la famille sous les yeux des travailleurs, un groupe qu’il respecte et dont il se sent plus proche par ses origines paysannes.

Mais pour s’émanciper, renier la famille ne suffit pas. Il convient également de se réapproprier le corps resté trop longtemps sous l’emprise de la mère.

Reconnaître le ventre

Depuis sa naissance, le corps de Jacques est nié, notamment à travers son ventre. Madame Vingtras est en effet loin d’être la mère nourricière par excellence: il ne sait si elle lui a un jour donné le sein (premier repas de la vie), elle ne lui donne à manger que ce qu’il déteste le plus, les sucreries sont confisquées, etc. Les recommandations maternelles contraignent le corps à table: il faut être le plus mal possible, le corps ne doit pas se laisser aller. La mère est la restriction même.

Comme le souligne Silvia Disegni, le nom du héros est chargé symboliquement: Vingtras, «Ventre as». Jacques est celui que le ventre obsède car il a été sujet aux privations de l’estomac (Disegni, 1996: 206). Cette faim permanente annonce la misère du Bachelier et la boucle de la ceinture, placée au niveau du ventre pour la serrer selon les jours de disette. Le ventre évoque aussi les expressions «la peur au ventre», «la rage au ventre», «passer sur le ventre» ou encore «en avoir dans le ventre». De près ou de loin, ces locutions sont liées à l’identité de Jacques: les années passant, la peur va le quitter, la rage va s’emparer de lui et il passera sur le ventre d’un autre pour prouver son courage.

Une seule éclaircie pour le ventre malmené: l’entre-soi masculin. Dans L’Enfant, l’alcool, mais surtout le vin, est un passage obligé pour accéder à l’âge adulte. Chantal Dentzer-Tatin observe que, chez Vallès, le vin «est apprécié pour sa valeur symbolique, [il] est synonyme de chaleur humaine: il se boit dans des lieux privilégiés […], dans des circonstances agréables […], ou avec des personnes aimées […]» (1991: 25). Une fois encore, comme le souligne Silvia Disegni, l’onomastique est particulièrement signifiante: Vingtras, «Vingt tu auras», «Vin tu auras» (1996: 206). L’alcool est une pratique sociale masculine et sa consommation a une fonction d’apprentissage à la virilité pour les jeunes gens. Pour Jacques, l’initiation commence par l’expérience du café où le père l’introduit pour la première fois. C’est un des rares épisodes où Monsieur Vingtras joue le rôle d’initiateur à la virilité du fils. Mais lors d’un repas, la mère place l’alcool sous sa tutelle, s’interposant dans l’initiation: «-Jacques, tu boiras dans mon verre» dit ma mère du ton dont elle dirait: ‘‘on ne m’enlèvera pas mon fils.’’» (Vallès, 1985 [1878]: 180). En effet, la mère ne cède pas une miette de son pouvoir sur Jacques. Elle semble refuser de le laisser grandir et de le voir passer aux mains des hommes. Mais, dans l’épisode de la cabine du bateau partant pour Nantes, le fils, échappant à l’obstacle maternel, réussit à boire dans le verre du père. Alors que Madame Vingtras est endormie, son mari retrouve par hasard un camarade de jeunesse. Jacques les accompagne dans leurs joyeuses retrouvailles:

La table de la cabine est couverte de bouteilles de vin et de cruches de bières. De la gaieté, des rires comme je n’en ai jamais entendu de si francs! On joue aux cartes, on allume des punchs, on boit des bishofs: il y a une odeur de citron. Voilà qu’on chante maintenant! Un fourrier entonne un air de garnison, -tous au refrain! Je m’en mêle, et ma voix criarde se mêle à leurs voix mâles: j’ai bu un petit coup, il faut le dire, dans le verre de mon père, qui a les pommettes roses, les yeux brillants. (Vallès, 1985[1878]: 182)

Le père, en l’absence de la mère, introduit son fils aux pratiques des hommes. Dans l’entre-soi masculin, les voix se libèrent, on rit, on crie, on chante. Le gai vacarme tranche avec le silence contraint de l’école. L’habitus viril mis en scène est formateur pour l’enfant qui prend un grand plaisir à adopter les comportements masculins observés. Jacques mange à sa faim, boit à sa soif, son corps est libéré des contraintes:

On me donne un couvert, comme aux autres, et on me laisse me servir et me verser moi-même. C’est la première fois que je suis camarade avec mon père, et que nous trinquons comme deux amis. Je m’essuie à la serviette, -tant pis!– je mets ma chaise commodément, -encore tant pis!– J’ai de mauvaises manières, je suis si à mon aise! on ne me parle ni de mes coudes, ni de mes jambes, j’en fais ce que je veux. C’est un quart d’heure de bonheur indicible! Je ne l’ai pas encore connu: ma jeunesse s’éveille, ma mère dort. (Vallès, 1985 [1878]: 183)

Jacques, élevé au statut d’égal par les autres hommes (et notamment par son père), met en pratique les comportements virils observés. Comme le dit la préface du Dictionnaire érotique d’Alfred Delvau, «Quand nous sommes entre nous, en petit comité, nous n’avons pas besoin de nous gêner» (1864: V). Jacques délaisse ainsi les recommandations de sa mère qui le rendent habituellement maladroit et inadapté en société. Il s’extirpe temporairement de son statut de victime. Il peut imiter librement les masculinités bruyantes, alcoolisées et gloutonnes qui l’entourent. Il y a de la fierté à faire partie du groupe des hommes et à être reconnu comme un égal. Loin de la femme et de l’institution scolaire, le père et le fils sont réconciliés dans l’entre-soi masculin. Mais la parenthèse heureuse est ébranlée par l’arrivée de Madame Vingtras:

…Ma jeunesse s’éteint, ma mère est éveillée! Elle apparaît comme un spectre dans la cabine, […] elle vient droit à nous, et va commencer une scène. Mais bah! Le tapage couvre sa voix […]: il y a une farce qui part, une chanson qui éclate, un vacarme, un tohu-bohu! […] «Seule de femme», elle est d’avance sûre d’être vaincue […]. Il n’y a pas moyen de se fâcher. Ma mère ne s’y frotte pas et sent que le terrain lui manque. (Vallès, 1985 [1878]: 184)

André Rauch analyse le tapage des cafés comme une manière de faire «barrage aux femmes et aux enfants. Le buveur furieux ne connaît qu’un maître, le patron [du café]» (Rauch, 2000: 184-185). Madame Vingtras, intruse, perd effectivement tout pouvoir face au groupe des hommes qui donne un courage nouveau au père. Faute de pouvoir mettre la main sur le mari, la mère tente par tous les moyens de maintenir son emprise sur son fils. Elle cherche encore une fois à s’interposer entre Jacques et l’âge d’homme en lui refusant l’initiation. Mais le groupe des hommes est plus fort. Jacques est un des leurs maintenant, il a passé l’initiation. La communauté des pairs le protège contre la femme qui tente de le réintroduire dans le monde maternel dans lequel il n’a pourtant plus sa place, compte tenu de son âge. C’est en effet dans les lieux inaccessibles à la mère, notamment les cafés, que Jacques grandit et touche au plus près à la virilité:

Nous allons le soir au café; on est trois ou quatre anciens camarades; on joue sa demi-tasse, son petit verre et l’on fait brûler son eau-de-vie! Cette fumée, cette odeur d’alcool, le bruit des billes, le saut des bouchons, les gros rires, tout cela double mes sens et il me semble qu’il m’est poussé des moustaches et que je soulèverais le billard! (Vallès, 1985 [1878]: 131)

Jacques ne peut se réapproprier ce corps qu’en l’absence de sa mère. Il semble que devenir un homme ne peut se faire que parmi les hommes.

C’est également par l’intermédiaire de l’estomac que Jacques va prendre sa revanche sur l’institution scolaire. Le jour du concours, le héros et son voisin font cuire des saucisses et boivent le brûlot dans la salle d’examen (Vallès, 1985[1878]: 258). Cette transgression est une preuve de virilité, non seulement par les objets de la violation, symboliquement associés à l’identité masculine (la viande et l’alcool), mais aussi par la bravade et l’insoumission de leur acte face à une autorité qui les a longtemps soumis. C’est un véritable pied de nez à l’institution scolaire. La scène a beau être triviale, elle est un grand moment d’émancipation, loin de la solennité de l’examen. Jacques n’obtiendra d’ailleurs pas le concours, premier véritable acte d’insoumission contre la volonté parentale qui veut lui faire embrasser la carrière professorale et marcher ainsi dans les pas du père. Cet échec et cette revendication de symboles de la virilité au sein de l’institution castratrice sont un premier pas vers l’émancipation et vers l’âge d’homme.

Les vêtements-prisons

Dans la continuité de cette démarche de réappropriation du corps, Jacques doit se libérer des vêtements qui l’enferment. Les habits, dans L’Enfant, sont toujours trop grands ou trop étroits, hérités du père, d’inconnus ou des rideaux de la maison (induisant une réification supplémentaire du corps de l’enfant). Ils restreignent les mouvements et empêchent les apprentissages traditionnels des garçons: grimper au trapèze est proscrit, se baisser pour ramasser des bâtons également, courir devient dangereux, etc. Habillé «comme un singe» (Vallès, 1985 [1878]: 168), l’enfant est inclassable. Il n’y a en effet aucune cohérence vestimentaire dans les choix de la mère: «Légitimiste aujourd’hui, bonapartiste demain, constitutionnel après-demain», en grandissant il faut le vêtir «comme un homme des classes moyennes» ou encore en «bourgeois citoyen» (Vallès, 1985 [1878]: 197). Ses vêtements sont toujours d’un autre temps ou d’une autre classe: impossible de trouver un groupe d’appartenance quand l’identité fluctue ainsi. Les costumes isolent Jacques et font de lui la cible des moqueries. Les vêtements conditionnent les rapports à autrui et la mère parvient ainsi, même quand elle ne peut être présente pour y veiller, à séparer Jacques de ses camarades.

Par la suite, alors que le héros erre dans Paris à la recherche de travail, la misère le dépossède de sa singularité par l’habit. N’ayant plus que des guenilles, il est contraint d’emprunter les vêtements des autres pour se présenter aux employeurs:

Je vais emprunter des habits comme il faut chez l’un, chez l’autre. Je me lie avec des gens qui ne sont ni de mon éducation, ni de ma race, mais qui sont de ma grosseur et de ma taille. Il faut être de ma grosseur maintenant, avoir ma ceinture, pour devenir mon ami. —Que pensez-vous d’un tel, me demande-t-on quelquefois? —Un tel? —Ses pantalons pourront-ils m’aller?» Moi, si difficile comme opinions, moi, le pur, je porte des vêtements appartenant à des nuances bizarres comme couleurs, ce qui n’est rien, mais dissemblables aussi comme opinion! —ce qui est grave! Des vêtements de républicains modérés, que j’aurais fait fusiller si j’avais été vainqueur, et qui me tiennent maintenant par là: ils me tiennent par le revers de leur paletot ou le fond de leur culotte. (Vallès, 1995 [1881]: 214)

Jacques, dont les opinions politiques sont habituellement fermes et inflexibles, doit à nouveau endosser le costume et l’identité des autres. Le héros est toujours tenu par le vêtement: la mère et la misère empêchent l’affirmation de soi et conditionnent les relations à l’autre.

Pour devenir un homme, il est donc nécessaire d’extirper le corps du carcan des vêtements. Afin de trouver des leçons, Jacques s’offre un costume bien à lui. Mais ses goûts ne sont pas de son temps: «Mais il faut avoir quarante ans pour une étoffe comme celle-là! Autant vous prendre mesure d’un cercueil!» (Vallès, 1985 [1878]: 217) s’écrit Monsieur Caumont, le tailleur, devant le choix de Jacques. Il est en effet encore trop tôt pour faire son habit de cercueil. Il s’agit ici, au contraire, de renaître. Le flair du héros n’est pas bon, empêtré dans les recommandations maternelles d’une autre génération et d’une autre classe sociale: «Vingtras, tu fais fausse route! Tu vas rater ta pelure!» (Vallès, 1985 [1878]: 217). En effet, le choix de l’habit est important pour s’intégrer dans la société. Il faut être un homme de son temps car le costume est «la pelure de l’homme moderne» selon Baudelaire (1923: 197). Si Musset voyait l’habit noir comme le «symbole terrible» (1973: 28) des enfants qui portent le deuil des illusions de leurs pères, Baudelaire y voit au contraire une forme de grandeur de l’homme moderne:

N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique; —une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. (1923:198)

Ainsi, pour Jacques, délaisser l’habit vert du début du roman (celui qui a fait tant rire Alexandrine, la future maîtresse) pour le costume noir de la communauté masculine est une petite mort de l’enfance mais, surtout, une véritable renaissance en tant qu’homme. Le costume marque l’appartenance au groupe, l’homme se distinguant ici des femmes par la couleur. Jacques revêt «sa singularité du voile de l’anonymat» (Natta, 2017) en étant enfin vêtu comme tout le monde.

L’habit, taillé pour son corps et non celui d’un autre, donne une nouvelle allure à Jacques:

Me voilà enfin armé de pied en cap: bien pris dans ma jaquette; les hanches serrées dans mon pantalon […]; à l’aise dans ce drap souple. J’ai fait tailler ma barbe en pointe; ma cravate est lâche autour de mon cou couleur de cuir frais; mes manchettes illuminent de blanc ma main à teinte de citron, comme un papier de soie fait valoir une orange. Je tiens haut ma tête. C’est la première fois que je la relève ainsi depuis que je suis «étudiant». Jusqu’à ce jour, je n’ai pas pu. […] Ma grande joie est de pouvoir maintenant penser à ce que je dis. J’ai pu penser en particulier, quand j’étais seul dans mes chambres de dix francs, devant les murs des cours ! —mais je n’ai jamais pu penser à ce que je disais en public. J’avais à songer, pendant que je parlais, à ma culotte qui s’en allait, à mes habits que je sentais craquer, il y avait à cacher mes déchirures et mes taches, mon linge sans boutons, mon derrière sans voile. Toujours sur le qui-vive! Je monte la garde depuis le berceau devant mon amour-propre en danger. Je veille, les ciseaux aux poings, la ficelle à l’épaule, les pieds près de l’encrier, pour noircir mes chaussettes là où le soulier est fendu. […] Me voilà fier et libre de nouveau ! (Vallès, 1995 [1881]: 222)

La nouvelle pelure ouvre en effet à «l’expression de l’âme publique» (Baudelaire, 1923: 198). Le noir fait ressortir les couleurs singulières du héros. Jacques peut oublier le corps honteux et douloureux de l’enfance et renaître dans un corps fier qui lui appartient et qui n’occupe plus toute son attention. La pensée individuelle peut se développer sous les yeux de la communauté: Jacques pense, donc il est. Exister en tant qu’individu singulier permet d’être, pendant un temps, le flâneur baudelairien qui se fond dans la foule, qui élit «domicile dans le nombre», qui se sent «partout chez soi» (Baudelaire, 1925: 621 Nous renvoyons à l’édition suivante: BAUDELAIRE, «Le Peintre de la vie moderne», Œuvres complètes de Charles Baudelaire. L’Art romantique, Paris, Louis Conard,1925.):

Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes d’officier; mon habit me va bien, on dirait. […]Je me dandine sur mes jambes comme sur des tiges d’acier. Il me semble que j’essaie un tremplin: j’ai de l’élasticité plein les muscles, et je bondirais comme une panthère. Je donne [ma monnaie] à tous les aveugles […]. Je préférerais un autre genre d’infirmes, soit des sourds ou des amputés qui pourraient voir au moins la mine que j’ai quand je suis habillé à ma manière, et que je marche sans peur de faire craquer ma culotte. (Vallès, 1995 [1881]: 155-156)

L’habit est un tremplin social et c’est le regard de l’autre qui lui donne toute son importance. Ce regard est ici tourné en dérision par l’omniprésence des aveugles: y a-t-il un seul homme capable de voir la valeur de Jacques dans une société d’aveugles? Le nouveau costume autorise également les mouvements et l’aisance qui permet de flâner sans crainte dans la rue, en maître des lieux. Jacques prend des allures d’homme car il ressemble enfin à un homme: il en porte maintenant le costume.

Devenir autre

Le néophyte, selon Mircea Eliade, doit «devenir autre» (1969: 185) pendant l’initiation. Pour devenir homme, le garçon doit donc explorer l’altérité: le sauvage, le féminin, les différentes positions hiérarchiques, etc. Les travaux de Jean-Pierre Vernant sur les jeunes Spartiates révèlent eux aussi cette nécessité d’expérimenter les identités extrêmes, celles dont l’homme devra s’éloigner par la suite. Les jeunes hommes doivent porter les masques de ces altérités:

Les trois catégories de masques les plus significatifs […] sont: 1) celle du guerrier adulte (l’idéal visé par le jeune […]); 2) celle des grotesques (exprimant les multiples façons d’altérer ce modèle viril adulte); 3) celle des vieilles (marquant l’extrême écart, l’altérité maximale sur le triple plan du sexe, de l’âge, du statut). […] [L]es masques incarnent tantôt le modèle avec lequel le jeune doit s’identifier; tantôt sous les formes du sauvage et du grotesque, de l’horrible et du ridicule, ces zones extrêmes de l’altérité qu’il faut avoir explorées pour s’en détacher tout à fait […]. (Vernant, 1989:182-190)

Chez Vallès, le vêtement tient lieu de masque figurant l’altérité. Nous l’avons vu, Jacques a longtemps porté les habits d’autres personnes, de tous les bords politiques et de différentes époques. Il a donc toujours été vêtu de l’altérité, qu’elle soit politique ou d’un autre siècle: il n’a jamais encore été lui. Le nouveau costume libère et permet d’intégrer plus facilement la communauté en affichant la valeur intérieure sur le corps. Il est l’idéal visé par le jeune homme. Il a également une fonction civilisatrice. Mais il est aussi une façade trompeuse: le vêtement ment. Il ouvre les portes de la bourgeoisie au héros, mais au prix du sacrifice de soi et de son intégrité:

J’ai dû jouer la comédie pour avoir mes vêtements, ces bottines et ce chapeau —une comédie dont j’ai honte! […] Je dois tout sacrifier à mes habits, comme une fille! Je me maquille pour mes leçons. J’en ai le cœur qui se soulève! (Vallès, 1995 [1881]: 224-231)

Paradoxalement, le costume prostitue donc l’âme autant qu’il la libère. Jacques doit abandonner son honneur et jouer la comédie pour survivre et grandir. Le nouveau costume change l’identité de l’individu aux yeux de la communauté:

«Il a l’air d’un terre-neuve», a dit Maria la Croqueuse. […] Avant les habits Caumont, j’avais l’air d’un chien de berger, d’un caniche d’aveugle, d’un barbet crotté auquel on avait coupé la queue. —Un homme vêtu de bric et de broc a l’air aussi bête qu’un chien à qui l’on a coupé la queue tout ras. Je paraissais avoir la maladie, on m’aurait offert du soufre. Maintenant, je suis un terre-neuve, un beau terre-neuve… «Et pas bête», ajoutent quelques-uns en faisant allusion à mes audaces de conversation. Pas bête ? —Mais si demain j’avais de nouveau la redingote à la doublure déchirée, la cravate éraillée et tordue, le pantalon m’écartelant comme Ravaillac; si demain j’avais des chaussettes trop grosses dans des souliers percés, demain je serais de nouveau bête et laid, —bête comme une oie, laid comme un singe! Vous ne savez donc pas de quoi j’ai eu l’air pendant quatre ans? (Vallès, 1995 [1881]: 223)

Pas bête, Jacques? Au contraire, le voilà animalisé dans son costume d’homme civilisé. L’analogie avec l’animal est récurrente dans Le Bachelier. L’entrée dans la vie, comme pour les jeunes spartiates, est l’occasion d’éprouver l’altérité et de s’ensauvager. Jacques est une véritable ménagerie à lui seul: il a «des dents de chien» (Vallès, 1995 [1881]: 26), une «tournure de sauvage» (Vallès, 1995[1881]: 26); le vin a, dans sa bouche, un goût «de sang» (Vallès, 1995[1881]: 35); il rôde dans sa chambre «comme un ours», heureux d’être libre, retenant un «hurlement d’animal» (Vallès, 1995[1881]: 44); on lui recommande: «Avec votre air de sanglier, vous devez être habillé comme un lion» (Vallès, 1995[1881]: 231), etc. 

Gill, André, La Lune, n°71, 14 juillet 1867. «Jules Vallès».  

Gill, André, La Lune, n°71, 14 juillet 1867. «Jules Vallès».

(Credit : Les Amis de Jules Vallès)

Mais le costume atténue au contraire la sauvagerie et domestique la bestialité: il n’est plus l’ours aux dents de chien hurlant dans sa chambre et buvant du sang avec son air de sanglier. Dans l’habit vert, aux yeux de la communauté, il est caniche, oie et singe; dans le nouveau costume, il n’est pas un lion mais un terre-neuve, soit l’animal le plus domestiqué qui soit: un chien docile. Mais, comme nous l’avons dit, le déguisement est aussi un renoncement de soi difficile à accepter. En soumettant la bête intérieure, le vêtement prend à nouveau la forme d’une cage. S’ensauvager signifie ne pas être domestiqué, donc se libérer du carcan social. Mais s’ensauvager c’est également se mettre à part du groupe civilisé: «Montrez-vous donc! Faites des visites! Promenez vos chevaux! Vous devenez ours. On ne veut pas d’ours dans le milieu où vous emboquez vos élèves» (Vallès, 1995[1881]: 231). Jacques n’est ours que parce qu’il refuse de se soumettre aux convenances sociales bourgeoises. Il ne s’agit donc pas, comme le souligne Véronique Cnockaert, «d’un retour à un état originaire, mais de l’abandon d’un ordre social spécifique» (2009: 37-49): quitter l’univers familial, celui de l’école mais aussi la société de la bourgeoisie et du Second Empire.

Outre l’animalité, Jacques fait l’expérience de la féminité. Engagé dans la pension de Monsieur Entêtard (un nom particulièrement signifiant une fois encore: Jacques n’est lui-même encore qu’un «têtard» à ce moment-là du récit), le héros se voit confier la mission d’aller chercher les élèves à leur domicile avant la classe et de les y reconduire le soir venu. Entêtard prévient Jacques: il ne faut pas être fier pour faire ce travail. Il convient donc de laisser de côté son honneur, à la manière des jeunes Spartiates expérimentant le «honteux» (Vernant, 1989:176). Le sifflet acheté pour l’occasion annonce l’ambiguïté de la tâche: «Un gros, un petit sifflet? —je ne sais pas. J’achète ce que je trouve, en bois jaune, avec des fleurs qui se dévernissent sous ma langue» (Vallès, 1995[1881]: 183). La charge symbolique est évidemment phallique. Le sifflet est fleuri et décolore dans la bouche: il indique ici la féminisation du sexe du héros et la défloration (de Jacques ou du sifflet?). Le jeune homme devient ainsi «bonne d’enfants» (Vallès, 1995[1881]: 187) et fait «un travail d’homme et un travail de femme: l’éducation répandue, les petites chemises rentrées» (Vallès, 1995[1881]: 187):

Je prends le petit nez de ces innocents dans mon mouchoir et je fais de mon mieux pour ne pas les blesser…Les enfants ne se plaignent pas de moi, généralement; […] beaucoup préfèrent ma façon à celle de leur mère. -Monsieur, voudriez-vous lui rentrer sa petite chemise? […] Je remets en place la petite chemise. On a l’air content —j’ai le geste pour ça, presque coquet, il paraît, un tour de main, comme une femme frise une coque ou une papillote d’un doigt léger. On reconnaît quand c’est moi qui ai opéré. «Ce monsieur Vingtras! (on me connaît déjà, cela m’a fait un nom) il n’y a pas son pareil, il a une façon, une manière de rouler… À lui le pompon!… (Vallès, 1995[1881]: 185-186)

À Jacques le pompon, en effet. Sur le terrain de la douceur et de la prévenance, le jeune homme l’emporte sur les mères. Il réinvestit la figure maternelle et la renverse: plus qu’une revanche sur le passé, le retournement panse les plaies de l’enfance en offrant un peu de tendresse.

Jacques va également se faire femme pour écrire dans un journal féminin («J’ai beaucoup de barbe pour écrire dans Le Journal des Demoiselles !» (Vallès, 1995[1881]: 252)). Mais la comédie est trop bien jouée. Pour la directrice, le jeune homme est presque trop femme. Il se voit congédié pour ses attendrissements trop marqués: «Vous m’avez comprise, j’en suis sûre, vous qui cachez sous un nom d’homme la grâce d’une femme» (Vallès, 1995[1881]: 257).

Mais si l’exploration de l’animalité et de la féminité est accomplie avec un certain succès, il n’en est pas de même pour le travestissement de l’âge:

-Je ne veux pas de bacheliers. Savez-vous apprendre ba, be, bi, bo, bu? Avez-vous dit pendant des journées ba, be, bi, bo, bu? —ba, be, bi, bo, bu, pendant des journées? Pas pendant des journées, non! Quand j’étais petit seulement. Mais j’ai besoin de gagner mon pain et je fais signe que j’ai dit ba, be, bi, bo, bu —BBA, BBÉ… J’en ai les lèvres qui se collent!… […][«]- […] [V]ous l’êtes —l’incapacité même! Et de plus vous faites peur aux enfants. […] Oui, vous leur faites peur. Vous avez l’air de ne pas vouloir qu’ils vous embêtent… Jamais une espièglerie! Vous ne vous êtes pas seulement mis une fois à quatre pattes! […] Ce n’est pas votre faute; vous êtes trop vieux pour ces places-là, voilà tout… trop vieux.» (Vallès, 1995[1881]: 197)

Jacques ne peut s’infantiliser. Bien que cet échec soit synonyme de misère pour lui, il est aussi un indice de la bonne marche de sa progression vers l’âge adulte: le jeune homme ne peut régresser et redevenir enfant. Il sait parler, il sait se tenir debout, il ne joue plus. L’altérité n’est pas dans l’enfance puisqu’il en sort. Il est trop avancé dans son apprentissage pour revenir en arrière: il est trop vieux.

Mais si l’état d’enfance est bel et bien mort, il convient alors pour Jacques de renaître afin d’accéder enfin à l’âge adulte.

La renaissance dans la violence et la mort

Se réapproprier la violence

Pour grandir, il semble nécessaire de se libérer du statut de victime. Nous l’avons démontré, Jacques s’affranchi de l’oppression familiale en reniant la famille et en réinvestissant son corps. Mais le passé pèse toujours dans le cœur du jeune homme. L’engagement politique intervient alors pour venger les maltraitances subies. L’esprit révolutionnaire naît du sentiment de connivence entre les malheurs de l’enfant battu et ceux du peuple misérable:

J’avais mangé du pain trop amer chez nous, j’avais été trop martyr à la maison pour que le bruit de ces cris ne me surprît pas le cœur. Puis je déchirais, en idée, les habits si mal bâtis que j’avais toujours portés et qui avaient toujours fait rire; je les remplaçais par l’uniforme des bleus, je me glissais dans les haillons de Sambre-et-Meuse. On n’était plus fouetté par sa mère, ni par son père, on était fusillé par l’ennemi, et l’on mourait comme Bara. Vive le peuple! (Vallès, 1985 [1878]: 276)

À l’instar de Joseph Bara, le mythique soldat républicain de quatorze ans (une comparaison signifiante), Jacques se bat pour la liberté des opprimés dont il fait partie. Il panse les blessures de l’enfance dans l’insurrection. Dolorès Rogozinski voit, dans cette exaltation révolutionnaire, une volonté de revanche enfantine:

La posture héroïque ne ferait qu’exaucer le désir de revanche d’un gamin trop battu –«On était plus fouetté par sa mère, ni par son père»- tandis que le clinquant de l’uniforme s’offre à venger le ridicule des «habits si mal bâtis d’autrefois». Le récit donne à voir ce que Vallès avait judicieusement nommé «l’ourlet du forum»: le bord outré de l’image, l’enflure théâtrale de la phrase jacobine. Car il s’agit de surprendre l’artifice, de saisir, sous le pathos de la déclamation, la naïveté du stéréotype. Ce que souligne avec insistance la rhétorique guerrière, c’est l’enfantillage d’un tel désir, dérision tendre mais marquée pour ce rêve d’une réparation qui compenserait d’un coup toutes les souffrances du passé. (Rogozinski, 1985: 277-278)

Cette revanche sur les institutions poursuit Jacques jusque dans Le Bachelier. Nous verrons qu’en grandissant, il délaissera lesdits «enfantillages» et les illusions qui lui permettront enfin d’être un véritable insurgé.

Mais même si elle apparaît parfois comme naïve, la revanche semble nécessaire pour faire le deuil du passé. La rencontre avec Turfin, l’ancien professeur «bourreau» (Vallès, 1995[1881]: 312) du collège, est l’occasion pour l’enfant, devenu grand, de régler ses comptes, de se venger des violences passées:

«Vous abusâtes de votre titre, vous abusâtes de votre force, vous abusâtes de ma faiblesse et de ma pauvreté… Vous étiez le maître, j’étais l’élève… […] Aujourd’hui je suis libre et je vous tiens!… […] Ah! prenez garde, ou je vous calotte tout de suite! Vil pleutre! qui avez l’audace de venir me tendre la main parce que je suis grand, bien taillé… parce que je suis un homme… […]» Turfin se débat; le monde s’attroupe. […] Il passe à ce moment —ô chance !— un troupeau de collégiens, je leur amène Turfin. «Ce qu’il y a, le voici!… Il y a que ce monsieur est un de ces cuistres qui, au collège, accablent l’enfant faible. Il y a que quand on retrouve dans la vie un de ces bonshommes, il faut lui faire payer les injustices et les cruautés de jadis. —Qu’en dites-vous? -Oui! oui! -À genoux! le bonnet d’âne! crient quelques gamins.» (Vallès, 1995[1881]: 312-313)

Dans cette scène, Jacques, accompagné des collégiens, renverse les hiérarchies: le professeur est violenté, mis à genoux, humilié et se voit presque affublé du bonnet d’âne. Les victimes, devenues les plus fortes, accablent le bourreau. Ce retournement met un terme à l’identité de l’enfant-victime. Jacques s’approprie la violence et se défend, appliquant le précepte qui clôt L’Enfant: «Mais malheur maintenant, malheur à qui me touche!» (Vallès, 1985 [1878]:306). Mais, alors que la sauvagerie de la foule se manifeste, Jacques sauve Turfin en lui proposant un duel. La violence est ici civilisée par la pratique règlementée. Néanmoins, le duel ne permet pas toujours cette pacification de la sauvagerie.

Le duel: renaître dans le sang

Silvia Disegni note que le nom du héros annonce sa destinée. Jacques Vingtras, «Jacques tu vaincras»:

Berger, René. L’Assiette au beurre, n°304, 26 janvier 1907. «Le duel».

Berger, René. L’Assiette au beurre, n°304, 26 janvier 1907. «Le duel».
(Credit : Gallica)

[Cette] phrase que l’on peut considérer à la base de la formation du nom du héros. Le verbe vaincre du nom est ici exprimé par le «prêt à la lutte» du passage ou par: «je suis mon maître». La forme du futur est présente dans «on verra». Enfin, la terminaison verbale de le deuxième personne du nom de Vingtr-as est suggérée ici par: «je me parle ainsi». Voilà donc un nom qui s’inscrit dans le livre, à la fin de celui-ci. Le futur annonce le nouveau personnage, ouvre le roman sur sa suite. Vaincre est d’autre part l’obsession du héros de la trilogie qui ne s’affirme que dans le combat, obsession de l’écrivain aussi […]. (Designi, 1996: 206)

En effet, Jacques a construit son identité sur sa force et sa résistance car, s’il a reçu beaucoup de coups, il aime aussi en donner. Dans L’Enfant, les bagarres récurrentes entre jeunes garçons sont l’occasion d’éprouver sa force mais surtout d’en faire l’exhibition. Jacques se démarque tout particulièrement dans ce domaine. Sa vigueur et son tempérament belliqueux lui permettent d’échapper à son identité de fils d’enseignant. C’est en faisant la démonstration de sa robustesse, autant physique que morale, que Jacques parvient à s’intégrer dans la communauté d’élèves et à être validé aux yeux de ses pairs. La force et la violence deviennent des éléments fondateurs de son identité. Nous rejoignons l’analyse de Chantal Dentzer-Tatin qui souligne qu’en participant aux bagarres, Jacques prend «sa revanche sur un quotidien trop terne et trop resserré et fait, par ses propres moyens, la conquête du monde social» (1991: 43). Jacques se fait donc une place dans la société à coups de poing.

Suivant cette logique, le personnage, pour progresser, cherche à verser le sang, le sien ou celui d’un autre. Le premier mouvement émancipatoire est marqué par le duel qui clôt L’Enfant:

On se demande tout bas si au dernier moment je ne fouinerai pas devant Saint-Cyr. Ils ne savent pas que la vie m’embête, qu’un duel est comme un paletot neuf non choisi par ma mère, que c’est la première fois que je fais acte d’homme. C’est que j’en ai envie, nom d’un tonnerre! Si le saint-cyrien ne voulait plus, je l’y forcerais. (Vallès, 1985 [1878]:302-303)

Pour Jacques, le duel, comme le choix des vêtements, signe l’acte de l’émancipation. En effet, il s’agit pour lui de se libérer de la prison qu’est sa vie, d’entrer dans un monde plus large avec, cette fois, le costume d’un homme. Jacques perd le duel mais l’épisode est loin d’être une défaite pour lui. Le jeune homme n’a pas failli devant l’adversité, il s’est frotté à la «belle mort» sans ciller. Selon Mircea Eliade, «[d]ans le scénario des rites initiatiques, la ‘‘mort’’ correspond au retour provisoire au ‘‘Chaos’’; elle est donc l’expression exemplaire de la fin d’un mode d’être: celui de l’ignorance et de l’irresponsabilité enfantine. La mort initiatique rend possible la tabula rasa sur laquelle viendront s’inscrire les révélations successives, destinées à former un homme nouveau» (1959: 17). C’est en effet une mort symbolique suivie d’une renaissance comme le laisse entendre la perte de sang et le titre du dernier chapitre du roman, «La délivrance»: Jacques accouche de lui par le duel. Le premier duel marque sa reconnaissance en tant qu’homme par les pairs. Comme le souligne Pierre Bourdieu, un «des effets essentiels du rite […] [est] de séparer ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas» (2001: 175). En se soumettant au duel, Jacques affirme ainsi son appartenance à la communauté des hommes: il n’est ni femme, ni sauvage.

Mais après la période d’exploration de l’altérité, le jeune homme semble devoir s’affirmer encore une fois par le duel. Jacques doit à nouveau prouver son appartenance au groupe des hommes et rejeter ainsi les identités d’emprunt. Il faut mourir une nouvelle fois pour renaître à nouveau. Mais le second combat n’a rien de semblable au premier.

Excédés par la misère, Jacques et Legrand ne peuvent plus cohabiter: «vous allez vous tuer par horreur d’elle [la Famine], comme des mâles se tuent par amour d’une fauve» (Vallès, 1995[1881]: 316). L’animalité qui sous-tend ce duel est déjà annoncée. Il s’agit pour les deux jeunes hommes de relever la tête, trop longtemps «ten[ue] baissée pour monter les escaliers des hôtels lugubres» (Vallès, 1995[1881]: 332). Ce combat est pour Jacques son «premier matin d’orgueil dans [sa] vie, toujours jusqu’ici humiliée et souffrante: Est-ce la peine de la mener longtemps ainsi […]?… Plutôt disparaître tout de suite dans une mort crâne» (Vallès, 1995[1881]: 320). C’est en effet une performance virile que fait Jacques. La misère qu’impose la société est aussi castratrice que l’était la mère. Si personne ne sait «ce [qu’il] vau[t] et ce [qu’il] veu[t]» (Vallès, 1995[1881]: 318), il est alors nécessaire de le prouver, en «héros d’une sanglante tragédie» (Vallès, 1995[1881]: 318): «C’est pour eux, pour leur paraître brave, c’est pour le public fait de niais de ce genre, que je vais en appeler au hasard des armes!» (Vallès, 1995[1881]: 320). Les observateurs sont essentiels puisque ce sont eux qui témoigneront de la prouesse virile; c’est dans leur regard que Jacques naîtra homme. Ainsi, Jacques «joue le jeu», fait la comédie de la virilité et se met en scène en tant qu’homme: il prend une posture héroïque et courageuse, il fait «le méchant» (Vallès, 1995[1881]: 320) et achète un gros cigare (phallique) avant le duel («j’achète un gros cigare, très gros» (Vallès, 1995[1881]: 322)). Pour grandir, il faut «déblayer le terrain, [se] faire de la place pour avancer; […] [il faut] donner d’un coup [s]a mesure, et de [s]’assurer pour dix ans le respect des lâches» (Vallès, 1995[1881]: 319). Si le premier duel était l’occasion de naître à soi, le second permet la naissance aux yeux du groupe: Jacques se fait dans le sang et, surtout, entre hommes.

Le duel contre Legrand n’est donc qu’un prétexte pour s’affirmer:

Je n’ai pas encore été moi sous la calotte du ciel. J’ai toujours étouffé dans des habits trop étroits et faits pour d’autres, ou dans des traditions qui me révoltaient ou m’accablaient. […] Mais nous ne sommes que deux à présent!… Il y a plus. Ma balle, si elle touche, ricochera sur toute cette race de gens qui, ouvertement ou hypocritement, aident à l’assassinat muet, à la guillotine sèche, par la misère et le chômage des rebelles et des irréguliers… Je ne lâcherais pas pour une fortune cette occasion qui m’est donnée de me faire en un clin d’œil, avec deux liards de courage, une réputation qui sera ma première gloire, —ce dont je me moque!— mais qui sera surtout le premier outil dur et menaçant que je pourrai arracher de mon établi de révolté. (Vallès, 1995[1881]: 325)

Le véritable adversaire n’est pas Legrand mais bien la société entière. Jacques s’affirme contre la communauté en utilisant contre elle ses instruments (un qui est d’ailleurs prétendument illégal: une manière encore de braver le cadre institutionnel). Il s’affirme en véritable Vulcain, grande figure antique devenue, au cours du XIXe siècle, «une allégorie virile du travail et de l’émancipation humaine» selon Michel Pigenet (2011: 206). Mais le héros pervertit le duel. En effet, ce combat réglementé est perçu comme une pratique civilisatrice pour l’homme (Guillet, 2007), l’utilisation des poings étant associée à la sauvagerie (Guillet, 2011: 105-106). Or, Jacques fait preuve d’une véritable barbarie aux yeux des témoins en proposant des conditions qui assurent la blessure grave ou la mort d’un des deux combattants:

[«]-Mais nous, disent ensemble les témoins, nous serons spectateurs et complices d’une tuerie!» Une tuerie où chacun court le même danger. Ce sont les chances de la guerre. […] Ils commençaient à avoir peur en se voyant si près du moment et en mesurant les suites de ma décision. J’ai tout mon sang-froid, et ce qu’ils appellent ma dureté n’est que le geste et le cri d’une volonté qui ne recule pas. […] «[…] [M]ais c’est un assassinat! vous allez y rester tous les deux! […]» […] Je fredonne malgré moi, comme on se frotte les mains quand on est joyeux. «Tais-toi!» fait Collinet à demi-voix. Il a raison. Je diminue la belle cruauté de notre duel. […] J’ai fondu sur Legrand. Je lâche le chien. (Vallès, 1995[1881]: 324-328)

La barbarie sanglante de Jacques ensauvage la pratique civilisatrice, au plus grand effroi des témoins. Alors que le héros tire, une question se pose: quel chien lâche-t-il? Celui du pistolet ou celui qui l’habite? Le retour au Chaos dont parle Mircea Eliade est ici effectif.

Le duel, comme la guerre, est un lieu de marge où les règles de la société sont renversées: ce sont des espaces où il est autorisé, voire même nécessaire, de tuer. Si les femmes donnent la vie, les hommes, eux, la prennent. Legrand ne meurt pourtant pas vraiment. Néanmoins, son bras doit être coupé:

[Son] regard me crie: «C’est toi qui me fais mourir!» Dans le délire de sa fièvre, je lui apparais, non comme un adversaire, mais comme un assassin. […] Là-dessous était étendu comme une chose morte le bras fracassé, et la glace pleurait ses larmes froides sur le trou fait par la balle; ce trou bleu avait des airs d’œil crevé. (Vallès, 1995[1881]: 333)

Compte tenu des circonstances du duel et de son dévoiement, la frontière entre adversaire et assassin est en effet ténue. La mutilation de Legrand est une mort symbolique de la masculinité. L’œil crevé rappelle celui d’Œdipe, en psychanalyse. Il figure une castration: Legrand, sans son bras, est de toute évidence réduit à l’impuissance.

Ce dernier duel est annoncé comme un nouveau départ pour Jacques. La première mort symbolique n’a pas suffi, il faut à nouveau faire table rase pour recommencer. Or, les années passent et la misère se poursuit. La reconnaissance attendue ne se présente pas.

 

Des faux départs

Le parcours de Jacques vers l’état d’homme est en effet loin d’être linéaire. Le duel qui clôt la fin de L’Enfant et l’arrivée à Paris semblent pourtant annoncer la renaissance du personnage:

Mais aussi j’entre dans la vie d’homme, prêt à la lutte, plein de force, bien honnête. […] Il ne s’agit plus de pleurer! Il faut vivre. Sans métier, sans argent, c’est dur; mais on verra. Je suis mon maître à partir d’aujourd’hui. (Vallès, 1985 [1878]: 306)[…] Je suis LIBRE! LIBRE! LIBRE!… […] Je me suis pelotonné sur moi-même. […] [M]a main a fait sauter tout, pour aller fourrager ma chair sur ma poitrine; je sens mon cœur battre là-dedans à grands coups, et j’ai souvent comparé ces battements d’alors au saut que fait, dans un ventre de femme, l’enfant qui va naître… (Vallès, 1995 [1881]: 25)

La carte en forme d’épitaphe, clouée sur la valise du jeune homme fraîchement arrivé à Paris, marque la mort symbolique du personnage. Mais la renaissance est ici encore en gestation, l’individu attend de naître.

Le Bachelier est ainsi marqué par plusieurs «faux départs», la vie de Jacques fonctionnant par à-coups. Ainsi, suite à son opposition à la prise de pouvoir par Napoléon III, le jeune homme est contraint de regagner le foyer familial. Il se trouve alors à nouveau sous l’autorité du père. Seul l’héritage de Mademoiselle Balandreau permet de regagner Paris et la liberté: «Maintenant, c’est pour de bon, mon garçon!» (Vallès, 1995[1881]:153) s’exclame Jacques à son retour. Mais, une fois encore, les tentatives pour trouver un état échouent. Le père quitte soudainement le foyer pour vivre avec sa maîtresse. Jacques, à la demande de sa mère, revient en Province. Des fiançailles sont alors engagées mais Jacques, désolé de l’esprit bourgeois de la jeune fille, s’enfuit pour Paris. Jacques refuse cette ultime chance d’intégrer la société (mais dans une vie dont le héros ne veut pas). Les retours à la capitale sont de plus en plus tristes et pessimistes. Le dernier duel, nous l’avons dit, semblait annoncer une fois encore une renaissance future. Mais seule la misère succède à l’épisode. Le héros est alors une nouvelle fois appelé à rejoindre la Province: le père est mort. Ce décès délivre définitivement Jacques de la tutelle paternelle. Pourtant, le retour à Paris est une reddition complète: «Ma résolution est prise: Je me rends» (Vallès, 1995 [1881]: 347). Mais cette capitulation n’est pas une mort. Alors qu’il découvre un pistolet oublié par un ami dans sa chambre, Jacques, craignant de se suicider, le confie à un voisin: «Je veux vivre» (Vallès, 1995[1881]: 347). Jusqu’ici, tous les faux départs étaient liés à la mort: le premier duel qui fait couler le sang, la carte arrangée en épitaphe, la fin de la IIème République, la désunion de la famille, la mort du père et, enfin, la mort symbolique de Legrand. En refusant de se tuer, Jacques semble ouvrir une nouvelle voie, différente des premières qui n’ont mené à rien jusqu’ici. Il va néanmoins mettre à mort ses valeurs et céder aux ambitions familiales en se faisant pion pour passer l’Agrégation. Mais, en vérité, il ne se rend que pour mieux s’insurger par la suite:

Je vais mentir à tous mes serments d’insoumis! N’importe! il me faut l’outil qui fait le pain… Mais tu nous le paieras, société bête! qui affame les instruits et les courageux quand ils ne veulent pas être tes laquais! Va! tu ne perdras rien pour attendre! Je forgerai l’outil, mais j’aiguiserai l’arme qui un jour t’ensanglantera! Je vais manger à ta gamelle pour être fort: je vais m’exercer pour te tuer —puis j’avancerai sur toi comme sur Legrand, et je te casserai les pattes, comme à lui! (Vallès, 1995[1881]: 347)

Rattrapé par la réalité de la misère, Jacques délaisse les illusions politiques et les idéaux moraux. Fort de son expérience, le héros grandit en abandonnant les chimères: l’intégrité ne peut être constamment maintenue, la fin justifie parfois les moyens. Une fois encore, la violence, l’esprit guerrier et «revanchard» de Jacques se manifestent ici. Mais la colère contre la famille et l’école se transforme en révolte contre la société entière: Jacques ne cherche plus à panser les plaies du passé mais à renverser un ordre qui l’accable dans le présent. Le goût pour le sang, l’insurrection permanente et la sauvagerie par laquelle il est passé tout au long du roman sont devenus inhérents au personnage. Le duel qui clôt Le Bachelier renforce cette identité construite dans la violence et le sang.

Une question se pose alors: pourquoi ces à-coups? Pourquoi Jacques ne parvient-il pas à s’agréger à la société?

La solitude de l’individu

L’orphelin de père

Chez Vallès, la figure paternelle est une figure masculine atrophiée. Alors qu’au XIXe siècle le père est supposé détacher le garçon de la mère pour l’extraire de l’enfance et l’amener dans le monde des hommes, cette transmission est enrayée. En effet, Antoine Vingtras est un homme médiocre, écrasé par sa femme et par l’institution scolaire. Il est méprisé des élèves, des parents et de ses supérieurs. Le père est constamment sali par la médiocrité de sa profession et par les avilissements auxquels il est contraint par la hiérarchie. Sa condition sociale, comme celle des petits fonctionnaires et des employés, est regardée avec condescendance car, comme l’explique André Rauch, il «doi[t] s’effacer devant une autorité supérieure» et est soumis aux «sujétions qui accablent un homme dans une volonté d’indépendance» (2000: 107). Son assujettissement à l’autorité s’immisce jusque dans son foyer puisque c’est le proviseur qui interdit aux professeurs de battre leurs enfants (Vallès, 1985 [1878]:196): l’État escamote l’autorité paternelle au sein même de la famille.

Jacques ne grandit qu’avec l’obsession de ne pas être son père alors qu’il est poussé avec force vers la carrière professorale par ses parents:

Ah! vivent les charcutiers, nom d’une pipe! Et les cordonniers aussi! vivent les épiciers et les bouviers! Vivent les Nègres! …. Moi, plutôt que d’être professeur, je ferai tout, tout, tout!… (Vallès, 1985 [1878]: 145)

Même la plus basse et la plus méprisée des conditions est préférables à l’état de professeur. Le père n’est pas un modèle pour le fils, au contraire.

De père écrasé et misérable pendant la petite enfance, Antoine Vingtras devient un tyran pendant l’adolescence. Alors que le jeune homme vient d’échouer au concours et au Baccalauréat, le père le séquestre dans le foyer, l’empêchant ainsi d’aller tenter sa chance à l’extérieur: «Il me fera mettre les menottes […]. Et cela, parce que je ne veux pas être professeur comme lui. […] C’est que j’insulte toute sa vie en déclarant que je veux retourner au métier comme nos grands-parents!» (Vallès, 1985 [1878]:294). Le père utilise le Code civil pour faire valoir son autorité. Il freine le cheminement du fils vers l’âge adulte en lui refusant l’indépendance. L’opposition de Jacques est vécue comme une insulte alors que «la dignité d’un homme suppose l’exploit et la bravade» (Rauch, 2000: 142). Jacques manifeste ici ces qualités en résistant à l’autorité et en affirmant sa volonté de se faire une situation par ses propres moyens, en dehors du giron familial. La mort du père, à la fin du Bachelier, libère définitivement Jacques de l’emprise paternelle.

La rébellion de Jacques contre l’autorité paternelle s’étend en dehors du foyer: «‘‘Vive la nation! —À bas les rois! —La liberté ou la mort.’’ Être libre? Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais ce que c’est d’être victime, je le sais, tout jeune que je suis» (Vallès, 1985 [1878]: 276). L’amalgame entre le foyer et l’état n’est pas nouveau, comme le montre André Rauch:

La Révolution française exprime le refus d’une paternité. À la différence de la Révolution américaine, elle ne connaîtra jamais de pères fondateurs et ses héros se sont entre-tués tout aussi passionnément qu’ils se soient embrassés. Le parricide royal s’accomplit avec la proclamation d’un peuple fraternel. Désireux de s’affranchir des droits du père, les frères qui arrachant leur liberté s’acharnent à proclamer l’égalité. (2000: 19)

Révolutionnaire et réfractaire, Jacques refuse l’autorité paternelle imposée par Napoléon III comme il refuse celle de son propre père. Il adhère aux valeurs de la Révolution, la fraternité supplantant la domination du patriarche (à l’arrivée de Jacques à Paris, Matoussaint le présente comme son frère (Vallès, 1995[1881]: 42)). Jacques construit son identité en opposition au père et renie l’héritage de la filiation. Jacques est un orphelin volontaire (bien que pour se construire «contre», un père est néanmoins nécessaire). Le héros pousse la logique jusqu’à défendre la construction de soi sans s’appuyer sur des modèles.

Être sans modèle

Poulbot. L’Assiette au beurre, n°111,16 mai 1903.«Journalistes». 

Poulbot. L’Assiette au beurre, n°111,16 mai 1903.«Journalistes».
(Credit : Gallica)

Pour Vallès, l’école nourrit ses élèves de bien trop de lectures, notamment antiques. Les étudiants, mais aussi les enseignants, sont des «Victimes du Livre»:

Pas une de nos émotions n’est franche. Joies, douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes; tout est copié, tout! Le Livre est là. L’encre surnage sur cette mer de sang et de larmes! […] «Cherchez la femme,» disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi: le chapitre, la page, le mot… (2001[1866]:53)

Aux yeux de Vallès, la littérature conduirait donc à une forme de bovarysme généralisé. Elle déformerait ainsi la réalité au prisme de ses textes et favoriserait la construction d’une identité mensongère, aliénée à des modèles irréalistes. Denis Labouret dit à ce propos:

[…] [Le] Livre est originellement perçu par Vallès comme une force aliénante: il exerce une autorité qui porte atteinte à la liberté du sujet. Cette «tyrannie de l’Imprimé», l’auteur l’a vécue dans son milieu familial et dans son parcours scolaire […]. Le lecteur, par mimétisme, se conforme fatalement aux modèles imposés par les textes: le Livre fait mentir, altère la personnalité, déforme l’émotion. (2001: 7-8)

Trop de lectures altèreraient donc l’identité, la rendraient même factice. Il y a du ridicule chez ceux qui se construisent sur les textes littéraires et sur l’illusion romanesque, comme le montrent bien la scène guignolesque où le père s’empêtre dans ses citations latines pour affirmer son autorité:

Il reste antique jusqu’à ce que le nez lui chatouille; ou qu’il ne puisse plus y tenir. Il s’épuise à la fin, à force de vouloir paraître amer, et il est forcé de se desserrer la mâchoire de temps en temps. Jamais il n’a été si Brutus qu’aujourd’hui. Il a rejeté le gland de son bonnet grec, comme s’il y avait de la faiblesse dedans, et il se tient dans le fauteuil comme si c’était une chaise curule. «Vous êtes mon fils, je suis votre père.» «Oh! oui, tu peux en être sûr, Antoine» a l’air de dire ma mère. «Il y avait à Rome une loi (m’écoutez-vous, mon fils?) qui donnait au père déshonoré, dans la personne d’un des siens, le droit de faire mourir ce… ce… sien… suum.» Il s’embrouille. (Vallès, 1985[1878]: 284-285)

Le masque de rigidité brisé par la trivialité du corps, l’air de la mère et les «bafouillements» de Monsieur Vingtras contrastent avec l’ambiance dramatique et solennelle que tente de construire le père. Ses accès d’autorité apparaissent comme ridicules. Il a beau revendiquer l’héritage des Anciens et s’appuyer sur le Code civil, le père n’a ni les épaules, ni la virilité requise pour tenir la posture du patriarche autoritaire.

L’école est coupable de faire des victimes de chimères et de ne pas préparer ses élèves à la réalité. Elle voue un culte à l’Antiquité et aux «grands maîtres» de la littérature mais n’enseigne pas comment s’en émanciper, au contraire. Le professeur de latin s’exclame ainsi:

«A genoux! à genoux! devant le divin Racine! […] Il ne reste plus qu’à fermer les autres livres.» Je ne demande pas mieux. «Et à s’avouer impuissant!» C’est son affaire. (Vallès, 1985 [1878]: 253)

L’impuissance, voilà à quoi condamnerait l’école. Elle n’apprend aux enfants qu’à copier et admirer les Anciens mais pas à devenir soi-même un auteur, à devenir l’acteur et le créateur de sa vie:

Je cherche aux adverbes, et aux adjectifs du Gradus, et je ne fais que copier ce que je trouve dans l’Alexandre. Mon père l’ignore, je n’ai pas osé l’avouer. Mais lui, lui-même! (oh! je vends un secret de famille!) j’ai vu que ses exercices à lui, pour l’agrégation, étaient faits aussi de pièces et de morceaux. –Sommes-nous une famille de crétins?…. […] Enfin j’avoue mes vols dans Alexandre [à M. Jaluzot, le professeur] […]. «Relevez-vous, mon enfant! D’avoir ramassé ces épluchures et fait vos compositions avec, vous n’êtes au collège que pour cela, pour mâcher et remâcher ce qui a été mâché par les autres. —Je ne me mets jamais à la place de Thémistocle!» C’est l’aveu qui me coûte le plus. M. Jaluzot me répond par un éclat de rire, comme s’il se moquait de Thémistocle. (Vallès, 1985 [1878]: 225)

L’école crée donc, sans s’en cacher, des médiocres, des copieurs incapables de vivre par eux-mêmes les émotions et d’agir sans imiter. Proche des idées du transcendantalisme américain du début du siècle2 Dans Société et solitude, Emerson met lui aussi en garde contre trop de lecture et recommande de privilégier l’expérience et des livres bien choisis , Vallès fait ici une critique acerbe de l’institution scolaire qui empêcherait l’émergence d’individus autonomes et indépendants. Alors qu’il tente de s’engager dans la vie, Jacques souffrira continuellement de ne pouvoir se défaire des modèles enseignés. Son avenir et sa survie se voient compromis par ce savoir antique qui lui colle à la peau.

Auprès des Républicains, Jacques s’inquiète de voir émerger à nouveaux des classiques:

Il y a un indiscipliné, dans un coin, qui hausse les épaules et crie: «Toute votre Révolution, vos longs cheveux, Robespierre, Saint-Just, tout ça c’est de la blague! Vous êtes les calotins de la démocratie! Qu’est-ce que ça me fout que ce soit Ledru ou Falloux qui vous tonsure?… À la vôtre tout de même, les séminaristes rouges!» Comme ces mots m’entrent dans le cœur! C’est qu’il m’arrive souvent, le soir quand je suis seul, de me demander aussi si je n’ai pas quitté une cuistrerie pour une autre, et si après les classiques de l’Université, il n’y a pas les classiques de la Révolution —avec des proviseurs rouges, et un bachot jacobin! (Vallès, 1995[1881]: 105-106)

Jacques, comme il l’a fait pour l’école, se dresse de plus en plus contre ces classiques de la Révolution. Se libérer de l’autorité des modèles antiques ne signifie pas, pour un réfractaire, de se placer par la suite sous la tutelle d’un maître à penser révolutionnaire. Nous partageons ainsi l’analyse de Roger Beller sur les révoltes multiples de Jacques:

Sa révolte contre les classiques de la Révolution et la culture «romaine» des héros, entretenue par l’école, se relie à sa révolte contre la première forme d’autorité sociale: celle des pères, des pères de famille. Tous les pères, réels ou symboliques, à travers tous les temps, se tiennent la main: chaîne de l’autorité; «pères conscrits» de la tradition romain; pères de la tradition révolutionnaire; paterfamilias de toutes les cellules familiales; insupportables pères de famille au cours du XIXe siècle […]. Tous également autoritaire –la tradition romaine étayant la tradition jacobine et le code napoléonien– tous également défenseurs d’une notion-clé […]: l’État. La famille est le premier petit État socio-politique; l’école est une organisation de l’État et un organisme étatique; l’autorité familiale soutient l’autorité de l’État, qui, la plupart du temps, le lui rend bien. (1990: 236)

Les modèles ne sont donc finalement que la duplication sans fin du patriarche et de son autorité sur l’individu. Pour jeter à bas la figure paternelle sous toutes ses formes, Jacques veut brûler «le Code et les collèges» (Vallès, 1995[1881]: 106). Jacques transpose le cheminement individuel sur le collectif: la souffrance de l’enfant est aussi celle du peuple. Grandir suppose alors de se révolter contre les idoles, les modèles et toutes formes d’autorité castratrice.

 

L’être singulier et la communauté

Peu importe où il se trouve, Jacques éprouve des difficultés à s’agréger à la société: il est toujours «trop» ou «pas assez». Devenir ouvrier? Il est trop vieux. Donner des leçons? Il ne les donne pas assez cher ou trop cher. Être professeur? Pas assez diplômé. Devenir secrétaire? Trop diplômé. Précepteur? Pas assez bien habillé. Journaliste? Trop virulent ou trop femme, etc. Jacques ne trouve sa place nulle part. Même parmi les révolutionnaires, il éprouve des difficultés. Il utilise la violence pour s’intégrer au groupe: «Il paraît qu’il faut tomber sur les calicots […] -et je tombe dessus. Je dépense là mon énergie, et je mets ma gloire à passer pour l’hercule de la bande» (Vallès, 1995[1881]: 58). Mais il est dans l’excès: trop fort, trop virulent, sa ferveur révolutionnaire est excessive et effraye parfois ses camarades. Il est un Hercule digne de l’Antiquité et de 1793, soit une figure virile d’un autre temps. Une fois encore, sa culture livresque antique (et révolutionnaire) lui joue des tours.

Mais si les difficultés expérimentées se font souvent aux dépends de Jacques, il est parfois le responsable de son exclusion de la communauté. En refusant le mariage avec la jeune fille (désignée par sa mère!), Jacques enraye son retour dans la communauté. Il se détourne une nouvelle fois de la filiation au profit des idées libertaires (sa fiancée n’aime pas les pauvres. Impossible de s’entendre). Le héros refuse le rite du mariage et la destinée exigée par la communauté. Selon Jean Borie, le célibataire, «à qui on ne peut rien légalement reprocher, […] demeure malgré tout fondamentalement suspect» (1976: 68-69). Jacques se positionne donc à nouveau comme un contestataire de l’ordre établi: il ne participe pas à l’effort national de procréation. Mais c’est aussi un refus de reproduire l’ordre étatique de la famille, ce qui en fait un choix en cohérence avec la logique du héros.

Se construire dans l’opposition engendre l’isolement au sein de la communauté. En refusant les pères, les modèles et l’ordre social, Jacques court le risque de se voir marginalisé. Ainsi, même parmi les Républicains, le héros est isolé:

«[…] [T]u as la manie de contredire, tu t’y trouves pris quelquefois, dame! […]» […] Ils trouvent à l’hôtel Lisbonne que je n’ai pas la foi! Ils m’en veulent de ne pas croire aux gloires et aux livres. —J’ai peur d’y croire trop encore! […] Ils ne m’écoutent pas, me blaguent et m’accusent d’insulter les saints de la République! […] Personne ne pense comme moi. Je parais un brutal et un fou. […] «C’est pour se faire remarquer, se singulariser», insinuent en ricanant les autres! Éternelle bêtise que j’entends sortir de la bouche des jeunes comme de la bouche des vieux! Mais se singulariser, c’est très bête! On se brouille avec tout le monde. J’aimerais bien mieux être de l’avis de la majorité; on a toujours du café, et avec ça des politesses; les gens disent: «Il est intelligent» parce que vous êtes de leur avis. Me faire remarquer, me singulariser! Quand cela m’empêche d’avoir mon gloria et ma goutte de consolation! Seul, seul de mon opinion! (Vallès, 1995[1881]: 65-66 et 106-109)

Jacques est à l’écart de la communauté car il ne fait pas véritablement corps avec elle. Comme pour l’hoplite, «l’exploit individuel, aussi extraordinaire qu’il soit […], n’a pas de valeur s’il échappe à la discipline collective […]. Pour être «le meilleur», il faut l’avoir emporté sur les autres mais en demeurant avec eux, solidaire d’eux, semblable à eux» (Vernant, 1989: 174). Or, Jacques se distingue en refusant de s’uniformiser au reste du groupe. Comme le soulignent Claudine Fabre-Vassas et Daniel Fabre, en ne se pliant pas aux règles de la communauté, les personnages de roman «ruinent par leur exemple le socle ‘‘inquestionnable’’ de la société, [ils] se comportent en individus» (1995: 28). Mais si l’individu remet ici en question l’unicité sociale, il affirme l’indivisibilité de son identité, sa cohérence. En effet, en tant que révolté, Jacques, par définition, ne peut pas véritablement s’agréger à la communauté puisqu’il s’est construit contre elle. Le duel contre Legrand, supposé lui faire enfin une place, lui a donné «une réputation de dangereux, qui éloigne de [lui] tout le monde ou à peu près. Ils calomnient jusqu’à [son] courage» (Vallès, 1995 [1881]: 335). Jacques est-il alors condamné à rester dans la marge?

À la fin du Bachelier, il manque de devenir passeur, c’est-à-dire de passer les examens de bachelier pour un autre. La polysémie du mot donne une ambiguïté à l’épisode: le héros pourrait rester dans un entre-deux où il n’est ni vraiment homme, ni vraiment étudiant; ni vraiment dans l’ordre institutionnel, ni vraiment en dehors. Être passeur, c’est aussi se mettre hors la loi, c’est risquer la prison en faisant un faux. Or, Jacques ne veut plus se faire passer pour un autre: il est un être singulier. Bien qu’il soit un révolté, il ne souhaite pas vivre dans les marges, au contraire. Il rêve d’une société dans laquelle il pourrait s’intégrer. Il refuse de ce fait le rôle de passeur qui le condamnerait à la marge et à l’entre-deux.

La solitude du héros est-elle alors le signe de l’impossible agrégation et de l’incapacité à être un homme? Au contraire, il semblerait que la solitude soit constitutive de l’identité et que les épreuves lui sont absolument nécessaires:

Ils ne savent pas combien ma résolution de rester un insoumis et un irrégulier, de ne pas céder à l’empire, de ne pas même céder aux traditions républicaines, que je regarde comme des routines ou des envers de religion, ils ne savent pas combien cette vie d’isolé m’a demandé d’efforts et de courage, m’a arraché de soupirs ou de hurlements cachés! (Vallès, 1995[1881]: 332) […] [Jacques, s’adressant à son père mort:] Vous pensiez que c’étaient grimaces d’enfant, et vous me forciez à subir la brutalité des maîtres, à rester dans ce bagne —par amour pour moi, pour mon bien, puisque vous pensiez que votre fils sortirait de là un savant et un homme. Je ne suis devenu savant que dans la douleur, et, si je suis un homme, c’est parce que dès l’enfance je me suis révolté— même contre vous. (Vallès, 1995[1881]: 340-341)

Jacques est donc bel et bien devenu un homme tout au long du roman. Seulement, l’agrégation à la communauté n’est pas véritablement possible compte tenu de sa singularité. Enfant, Jacques se passionnait pour Robinson. Le voilà devenu ce Robinson, revenu à la société, mais dans l’incapacité d’être comme les autres. Le personnage peut-il pour autant être considéré comme liminaire, dans le sens que lui donne Marie Scarpa? Pour cette dernière, le personnage liminaire explore lui aussi l’altérité et les marges mais il «ne parvient pas à [en] revenir» (Scarpa, 2009: 29). Or, Jacques a réussi son initiation, il est un homme. Mais il ne s’agrège ni à la société du Second Empire, ni au groupe des Républicains. Pour autant, il n’est pas «coincé» dans un entre-deux. Jacques est un réfractaire, un inclassable par définition. Son identité est intrinsèquement liée à la liberté et ne peut donc s’accommoder de la société à laquelle il est supposé s’agréger. C’est au contraire cette impossible agrégation qui confirme le succès du passage: «Je suis un révolté… Mon existence sera une existence de combat. Je l’ai voulu ainsi» (Vallès, 1995[1881]: 323). Son identité n’est pas problématique, elle est au contraire parfaitement cohérente. L’impossible agrégation entre dans la logique du personnage. Jacques s’identifie à un groupe dont les membres sont isolés les uns des autres: les réfractaires et les insurgés, ces inclassables condamnés à la solitude mais se battant pour une société où ils auraient enfin leur place.

La séparation de la communauté est nécessaire pour devenir un homme. Pour Jacques, elle est doublée d’une volonté de se libérer de l’oppression institutionnelle, autant familiale que scolaire. Pour ce faire, le héros renie la filiation et reprend possession de son corps pour enfin s’appartenir. La phase liminale est marquée par l’exploration de l’altérité féminine et animale, cette dernière marquant profondément l’identité du jeune homme. Le passage vers l’âge adulte nécessite de s’approprier la violence subie pour renverser le statut de victime et s’imposer au monde. Le duel est un rite essentiel bien qu’il ne soit pas toujours couronné de succès. Il reste toutefois une tradition masculine primordiale. La renaissance ne peut se faire que dans le sang, sous le regard des pairs. Néanmoins, le cheminement de Jacques ne respecte pas les modèles de la communauté. Si le personnage répond à plusieurs critères du stéréotype de la virilité, force est de constater qu’il en dévoie certains: l’esprit belliqueux se retourne contre les institutions étatiques, l’animalité devient constitutive de l’identité, la force est parfois excessive et se transforme en brutalité, etc. Jacques refuse toutes formes de paternité: celle du foyer, celle des maîtres à penser autant littéraires que révolutionnaires ou encore celle de l’Empereur. Mais en se construisant contre les modèles et la société, le héros éprouve des difficultés à s’agréger véritablement. L’individu singulier, en refusant de faire corps avec la communauté, se trouve souvent bien seul. Néanmoins, cette solitude est constitutive de son identité et, surtout, de sa virilité, car elle demande du courage. En tant que réfractaire, il ne peut s’agréger à la communauté. Mais cela ne fait pas de lui un personnage liminaire, au contraire. L’impossible agrégation est en cohérence avec son identité.

Le roman se clôt sur la reddition de façade du personnage: se rendre pour mieux se libérer. «Sacré lâche!» (Vallès, 1995[1881]: 348), s’écriront les anciens compagnons. Cette exclamation amère ferme le roman. Mais cette capitulation est de courte durée: dès le début de L’Insurgé, Jacques relève la tête et va se battre comme un chien enragé pour montrer ce qu’il a dans le ventre.

Bibliographie

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  • 1
    Nous renvoyons à l’édition suivante: BAUDELAIRE, «Le Peintre de la vie moderne», Œuvres complètes de Charles Baudelaire. L’Art romantique, Paris, Louis Conard,1925.
  • 2
    Dans Société et solitude, Emerson met lui aussi en garde contre trop de lecture et recommande de privilégier l’expérience et des livres bien choisis
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