Entrée de carnet

Le triple soupçon de l’imaginaire contemporain

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

Pour rendre compte de l’imaginaire contemporain, un ensemble de trois traits sont définis, articulés les uns aux autres en fonction de leur complémentarité. Ces traits reposent sur une hypothèse, le fait que le soupçon apparait comme la modalité cognitive par excellence de l’imaginaire contemporain. Les traits identifiés dessinent donc un triple soupçon, une triple inquiétude.

Je me suis mis en tête de penser l’imaginaire contemporain à partir d’un ensemble de traits. Stratégie usuelle de ma part, j’en conviens, qui découle de mon travail sur les Logiques de l’imaginaire (I, II, et III), où s’est imposée la notion d’un imaginaire spécifié, fait de traits et d’une logique spécifique de mise en récits et en images. Dans cette optique, pour rendre compte de l’imaginaire contemporain, j’ai opté pour un ensemble de trois traits, articulés les uns aux autres en fonction de leur complémentarité. Ces traits reposent sur une hypothèse, le fait que le soupçon apparait comme la modalité cognitive par excellence de l’imaginaire contemporain. Les traits identifiés dessinent donc un triple soupçon, une triple inquiétude.

Gervais, Bertrand. 2011. «Un mur de Paris» [Photographie]

Gervais, Bertrand. 2011. «Un mur de Paris» [Photographie]
(Credit : Gervais, Bertrand)

Définir une chose aussi fugace que l’imaginaire contemporain relève du défi. C’est une forme d’écume, pour reprendre la métaphore filée par Peter Sloterdijk dans le troisième tome de ses Sphères (Paris, Hachette, 2005). Un équilibre instable. L’écume est une liaison éphémère de gaz et de liquides et elle permet à Sloterdijk de penser la complexité, car chacune des bulles de l’écume, chacune des sphères générées par le mélange de molécules liquides et gazeuses, représente un équilibre instable et éphémère. L’écume, c’est « une entité qui redoute le contact, qui s’abandonne et éclate à la moindre tentative de s’en emparer. » (2005 : 23) Le contemporain est une telle écume générée par la rencontre du présent et de ses temps limitrophes. Il est produit par l’union de l’actuel, cette masse fluide dont les vagues nous emportent sans coup férir, et de cet étonnant mélange de potentialités que représente le futur et de rémanences d’un passé qui s’accroche encore.

Le terme de contemporain, dit Lionel Ruffel, « loin d’être vide de sens, marque une série de transformations importantes qui dialectisent certains des principes de la modernité tout en n’en récusant pas les fondements » (Qu’est-ce que le contemporain?, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2010 : 31). Ces transformations semblent au cœur d’une période historique, un régime d’historicité, selon le terme de François Hartog (Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003), un régime contemporain. Et ce régime est marqué par le présentisme. Pour Hartog, les signes de ce présentisme sont nombreux, allant de l’éloignement de la mort jusqu’aux effets de la commercialisation croissante de toutes nos activités, ainsi qu’au développement des communications qui altèrent notre expérience du temps, le comprimant selon leur bon vouloir. Marc Augé en identifie trois aspects : une accélération de l’histoire (liée à la globalisation de l’économie et au développement des médias), un rétrécissement de l’espace (lié à l’accélération des moyens de transport et à la diffusion des images), et une individualisation des itinéraires ou des destins (Fictions fin de siècle, suivi de Que se passe-t-il ?, Paris, Fayard, 2000 : 160).

On comprend que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, précarisée. Le triple soupçon de l’imaginaire contemporain a pour objectif, dans sa définition même, de mettre en lumière cette précarité, d’en désigner du moins certaines des grandes lignes qui assurent, à notre interface avec le monde, sa spécificité.

Je conçois l’imaginaire comme une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute société. Cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation, de compréhension ou de mise en récit, fondées sur une encyclopédie et un lexique, qui leur servent d’interprétants (au sens de C. S. Peirce), ainsi que sur une expérience du monde qui leur fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles constituent des traits. Or, pour rendre compte de l’imaginaire contemporain, j’en ai isolé trois.

Le premier trait apparaît tout à fait comme  « Un morcellement du sensible ». Cette expression recouvre, pour moi, l’important fractionnement des identités et des communautés, qui déstabilise le sens commun et exige de reconstituer des liens tant symboliques que sociaux. L’idée d’un morcellement du sensible renvoie à l’essai de Jacques Rancière, Le partage du sensible (Paris, La Fabrique, 2000). Dans sa reformulation, cette expression reprend la question du partage, mais sur un mode sceptique, celui d’une interrogation sur les entreprises contemporaines, souvent malaisées, d’établissement d’un sens commun. Les effets de communauté, à notre époque, se déploient de façon fluctuante et instable, et donnent lieu à de nouvelles façons de vivre ensemble, à de nouveaux modes de définition identitaire qu’il convient d’explorer.

Le deuxième trait se présente comme une « Une folie du voir ». Ce trait doit son titre à l’essai éponyme de Christine Buci-Glucksmann (La folie du voir : Une esthétique du virtuel, Paris, Galilée, 2002), qui porte sur la prégnance de l’image, depuis l’époque baroque. Ce trait joue explicitement sur la présence de plus en plus grande des signes iconiques non seulement comme mode de représentation, mais comme mode de pensée. Il me permet de rendre compte entre autres du passage d’une culture du livre à une culture de l’écran, qui implique de revoir en profondeur nos stratégies de manipulation et de compréhension des textes et des images.

Le dernier trait, « Une soif de réalité », identifie notre rapport au monde fragilisé, illustré par un brouillage de plus en plus complexe des régimes fictionnels qui touchent les rapports au réel. Ce trait doit son titre à l’intitulé de l’essai-manifeste de David Shields, Reality Hunger (New York, Alfred A. Knopf, 2010) qui condense les liens précarisés entre le sujet et le monde, que les actuels registres de la fiction, plus ambigus qu’ambivalents, illustrent aisément. Que nous disent les pratiques fictionnelles contemporaines? Que le soupçon en est l’esthétique majeure; et qu’il faut se méfier de l’authenticité, qui n’est plus un mode de présence du vrai, mais une stratégie pour asseoir la fiction sur des bases d’une grande efficacité. Nous avons peut-être soif de réalité, dit Shields, mais celle que nous recherchons est d’ores et déjà déjà médiatisée.

Ces traits inscrivent le triple soupçon au cœur de l’imaginaire contemporain, inquiétude quant à notre rapport au monde, à ses signes et à nous-mêmes : on ne sait pas si c’est vrai ou réel, quel est le statut de ce qui est produit, ni de quelle façon cela nous lie. Ces traits servent de repères pour une articulation des dimensions culturelles, artistiques et littéraires de l’imaginaire contemporain.

Je parle à la première personne depuis le début de cette entrée de carnet. Mais l’hypothèse que je viens de décrire est en fait un programme de recherche, qui réunit Samuel Archibald, Sylvain David, Joanne Lalonde, Vincent Lavoie et Sylvano Santini. C’est le projet RADICAL: Repères pour une articulation des dimensions culturelles, artistiques et littéraires de l’imaginaire contemporain. À suivre.

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