Entrée de carnet

Le narrateur en commentateur ou la fascination du métadiscours

Mélodie Simard-Houde
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Leblanc, David. Mon nom est personne. Montréal, Le Quartanier, coll. «Série QR», 2010, 337 pages.

Le deuxième livre de David Leblanc, auteur de La descente du singe, a de quoi laisser perplexe au premier abord. Il se présente dès la première de couverture comme un ensemble de «fictions» réunies sous le titre intrigant Mon nom est personne. La lecture révèle une série de chapitres –quatre-vingt-dix-neuf– pour la plupart très courts et portant chacun un titre farfelu et/ou évocateur tel que «L’Isralestinien», «Molière mis en pièces», «Orange Crush» ou «L’idiot de Plessisville». Au-delà de ces particularités de présentation, Mon nom est personne est un livre hétérogène, où la fiction flirte avec l’essai, sous l’égide d’une voix narrative faisant preuve d’un goût certain pour l’absurde et le cynisme. Alors que certains fragments prennent la forme de nouvelles absurdes ou de contes modernes et grinçants se référant à des événements qui saturent notre discours social, d’autres mettent en scène un Je-écrivain qui fréquente les bibliothèques et les résidences de l’Université Laval et qui fait preuve d’une forte prédilection pour l’oubli. Ailleurs, le narrateur se lance plutôt dans le commentaire, tel un enquêteur qui assemble pour nous les morceaux surprenants d’un casse-tête savant. Ce livre difficile à décrire a tout d’un bon piège à critique: on s’enlise dans le commentaire et on n’est guère plus avancé qu’au début. Pour en avoir une meilleure idée, on peut imaginer une réécriture québécoise des Ombres errantes de Pascal Quignard1Pascal Quignard, Les ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, 189 p..

En effet, comme chez Quignard, la posture narrative oscille constamment: entre des fragments de récits écrits à la troisième personne s’insère un Je-narrateur qui nous parle de littérature, de lecture, d’écriture, et qui prend plaisir à nous exposer toutes sortes de thèses en accumulant citations et commentaires. Ce narrateur, me semble-t-il, se pose d’abord et avant tout comme un commentateur, commentateur de sa propre pratique, mais également de l’histoire et des autres discours, notamment des discours philosophique, psychanalytique, médiatique et scientifique. Soignant le caractère fictionnel de sa posture, il se plaît toutefois à en entretenir l’ambiguïté, tantôt disséminant des indices factuels qui se rapportent à l’auteur, David Leblanc (il affirme ainsi avoir écrit la majeure partie de La descente du singe, entre le 8 octobre 2004 et le 27 mai 2005, dans les résidences de l’Université Laval à Québec et celles de l’Université Michel de Montaigne à Bordeaux, p.93), tantôt niant malicieusement une telle identité, qui ne serait que le fruit de la naïveté du lecteur:

J’ai oublié d’attirer l’attention du lecteur sur le fait qu’il était écrit «fictions» sur la couverture du livre qu’il lit présentement en prenant tout ce qui est écrit à la première personne pour une tranche de vie de l’auteur, personnel invisible dont la couverture, caractères blancs sur fond bleu, rappellera au lecteur le nom Jorge Luis Borges (p.71).

Cette posture paradoxale entretient ainsi volontairement une confusion entre personne, écrivain et inscripteur, ces trois instances distinguées par Dominique Maingueneau2Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p.106-107.. En effet, l’inscripteur (le sujet de l’énonciation, et donc ici le narrateur) partage avec l’écrivain David Leblanc, en tant qu’acteur de l’espace littéraire, certaines caractéristiques, comme celle d’être l’auteur d’un livre intitulé La descente du singe, tout comme il s’arroge certains faits appartenant à la biographie de David Leblanc en tant qu’individu doté d’un état-civil. Toutefois, Leblanc ne pratique pas l’autofiction: il joue plutôt sciemment des attentes du lecteur contemporain qui, en habitué de l’autofiction, est sans doute attentif aux indices biographiques et a dès lors tendance à opérer un amalgame entre les instances énonciatives. Chez Leblanc, ainsi que l’indiquent les affirmations contradictoires du narrateur comme dans l’exemple que j’ai cité, ce brouillage a avant tout pour fonction de déstabiliser le lecteur. Il permet aussi de mettre en évidence un lieu commun de la littérature contemporaine relayé par la médiatisation de l’auteur et la popularité de l’autofiction, c’est-à-dire l’idée que l’auteur d’un livre correspond au sujet de l’énonciation, et cela tout en évitant la proposition inverse, qui voudrait que ces instances soient parfaitement distinctes. Ainsi, ce jeu semble signifier que, entre personne, écrivain et inscripteur, les frontières ne sont simplement pas tout à fait franches. Cela dit, je reviendrai maintenant sur l’idée de commentaire.

 

Pourquoi j’ai pas fait romancier3Les sous-titres sont empruntés à David Leblanc.

Le commentaire du narrateur de Mon nom est personne prend souvent pour objet l’écriture elle-même. Il est parfois indirect et allusif, visant à détourner les attentes du lecteur. C’est le cas par exemple dès l’exergue et le titre du premier chapitre. On lit d’abord une citation surprenante de Daniil Harms: «Dans la préface d’un livre, décrire quelque sujet, et ensuite, dire que l’auteur du livre a choisi un sujet complètement différent4Leblanc ne donne pas la référence précise de cette citation, que je n’ai pas pu retrouver pour ma part. Il n’est pas exclu que celle-ci soit inventée.», suivie par le titre du chapitre, «Le faux départ. Une histoire hospitalière» (p.9). Ainsi, Leblanc applique la suggestion de Harms dès ce titre qui, annonçant un «faux départ», laisse présager un début déstabilisant ou encore hors sujet. De fait, le premier chapitre raconte l’histoire avortée d’un homme qui n’arrive pas à se lever et qui, plusieurs pages plus tard, s’avère être un mourant dans une chambre d’hôpital, mourant bientôt mort à qui un dénommé Carl vient lire la Bible sans se rendre compte que son auditeur n’est plus de ce monde. La morale de l’histoire se lit ainsi: «Ceux qui lisent un livre pour savoir si la marquise va épouser le vicomte seront déçus» (p.14). Que le lecteur se le tienne pour dit: les conventions narratives seront malmenées! De plus, une citation comme celle de Harms en début de volume n’a rien d’innocent et joue un rôle métadiscursif et programmatique. Wikipédia nous révèle ceci au sujet de l’auteur:

Daniil Harms (en russe: Даниил Хармс; 30 décembre 1905 – 2 février 1942) est un poète satiriste du début de l’ère soviétique considéré comme un précurseur de l’absurde. […] Son œuvre est essentiellement constituée de courtes vignettes, ne faisant souvent que quelques paragraphes, où alternent des scènes de pauvreté ou de privations, des scènes fantastiques ressemblant parfois à des descriptions de rêves, et des scènes comiques. Dans ces vignettes, des écrivains connus font parfois des apparitions incongrues5«Daniil Harms», dans Wikipédia [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms [Page consultée le 17 août 2010]..

Jean-Philippe Jaccard justifie l’étiquette de précurseur de l’absurde accolé à Harms en montrant comment, dans l’œuvre de celui-ci, on retrouve à la fois une thématique de l’absurde —exprimée à travers une dualité fondamentale entre l’homme et le monde— et une poétique de l’absurde, qui se traduit au niveau formel par une «parodie globale des procédés narratifs traditionnels6Jean-Philippe Jaccard, «De la réalité au texte: l’absurde chez Daniil Harms», dans Cahiers du monde russe et soviétique, vol. XXVI, n°3-4, p.297.», c’est-à-dire des notions de personnage, de sujet, d’événements, de suspense et des liens de cause à effet. Ainsi, la notion d’absurde est ici entendue dans un sens large et fait autant référence au sentiment de l’absurdité du monde selon Albert Camus qu’au théâtre de l’absurde et à Samuel Beckett ou encore à Nicolas Gogol. En bout de ligne, toujours selon Jaccard, le texte chez Harms en vient à s’auto-détruire, à se replier sur lui-même en un effet de circularité ou encore à proclamer sa propre inutilité. Cette description de l’œuvre pourrait très bien s’appliquer à Mon nom est personne. En plaçant une citation de Harms en tête de son livre, Leblanc endosse d’emblée la posture de l’auteur russe. Par posture, j’entends, à la suite de Jérôme Meizoz, «l'”identité littéraire” construite par l’auteur lui-même, et souvent relayée par les médias qui la donnent à lire au public7Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p.18.», et plus précisément dans ce cas-ci, son versant textuel, c’est-à-dire l’ethos, «l’image de soi que l’énonciateur impose dans son discours afin d’assurer son impact8Ibid., p.22.». Cette façon de faire passer dans la fiction certaines figures de lettrés soigneusement choisies et qui contribuent à construire la posture de l’auteur est une stratégie également très présente dans Les ombres errantes de Quignard. Celui-ci nous parle par exemple de Han Yu (768-824), poète chinois, de Monsieur de Saint-Cyran (1581-1643) ou de Tanizaki (1886-1965), écrivain japonais. Chez Quignard, l’évocation de ces figures donne lieu soit à un commentaire, soit à une citation ou encore à une brève fictionnalisation de moments de leur vie. Leblanc use tout à fait du même procédé, mais le plus souvent en le détournant, pour mieux servir sa propre posture d’écrivain de l’absurde9En qualifiant ainsi David Leblanc d’écrivain de l’absurde, j’entends l’étiquette d’«absurde» dans le même sens, élargi, que Jean-Philippe Jaccard à propos de Daniil Harms. En effet, les deux écrivains usent de procédés très semblables. On retrouve chez Leblanc aussi bien une absurdité thématique qui se traduit par des réflexions métaphysiques ou par des personnages de «paumés naïfs» (pour reprendre une expression de Jaccard) plongés dans un monde qui leur échappe, qu’une absurdité formelle qui doit sans doute autant au théâtre de l’absurde —par exemple dans certains dialogues sans queue ni tête qui rappellent le théâtre de Beckett— qu’à un précurseur comme Daniil Harms. Humour noir, lucidité tragique, incohérences, associations arbitraires, remise en cause des procédés narratifs traditionnels sont autant d’éléments que Leblanc et Harms partagent et qui produisent un sentiment d’absurdité qui touche autant le monde que le langage.. Ainsi, il nous décrit la vie d’un certain Matsev A. Fertig-Schreiber:

Je me souviens d’un vieil écrivain juif qui avait arrêté d’écrire après avoir été accusé d’antisémitisme par la presse conservatrice. Il s’appelait Matsev A. Fertig-Schreiber et il avait fait partie des Sonderkommandos de Treblinka […].
Je l’ai rencontré dans un bar où il venait prendre un verre «avec la régularité d’une montre suisse», selon les dires d’une barmaid […] (p.97).
[…]
Peut-être aussi gagnait-il à entretenir l’ambiguïté autour de son œuvre et de sa personne. Il est vrai que ses livres se vendaient mieux depuis qu’il n’écrivait plus et que l’aura de mystère et de discorde qui entourait son œuvre était rendue telle qu’on l’étudiait désormais aussi bien en Israël qu’en France, aux États-Unis qu’en Iran (p.98).

À la suite de ce passage, le narrateur cite un extrait du premier livre de Fertig-Schreiber, sorte de récit satirique et provocateur de la Deuxième Guerre mondiale. À plusieurs reprises dans le livre, Leblanc nous donne des indices nous aidant à décrypter l’ironie de son écriture, par exemple en faisant preuve de sa connaissance de la langue allemande: sachant cela, on s’arrête aux noms allemands et on constate qu’une traduction mot à mot du nom de famille de l’écrivain imaginaire donne à peu près «L’écrivain fini»… Entre figures d’écrivain réelles et imaginaires, le narrateur de Mon nom est personne s’érige ainsi en maître de l’absurde et de la dérision, à travers un discours empreint d’allusions et de jeux de mots à décrypter.

De façon plus directe, le narrateur nous expose aussi en long et en large certains choix poétiques, comme celui de la forme courte. Laissons-le ainsi nous expliquer pour quelle raison il préfère la fiction brève au roman, ou, comme il l’écrit lui-même, «Pourquoi j’ai pas fait romancier»:

Le père des Petits poèmes en prose le disait déjà à propos des contes d’Edgar Allan Poe qu’il traduisait à l’époque, la fiction brève a sur le long roman cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet, unité d’impression et totalité d’effet qui peuvent donner à ce genre de composition «une supériorité tout à fait particulière, à ce point qu’une nouvelle trop courte vaut encore mieux qu’une nouvelle trop longue». Pourquoi faire long, comme on dit, quand on peut faire court? (p.213)

Ainsi, tout comme il forge sa posture à partir d’exemples d’écrivains ayant existé ou ayant été par lui inventés, le narrateur justifie ses choix poétiques à l’aide d’un intertexte. Sont ainsi convoqués, parmi d’autres et par des voies diverses, des noms aussi hétéroclites que Hergé, Michel Foucault, Gabriel García Marquez, Fedor Dostoïevski, Jean Echenoz, Françoise Sagan et Angelus Silesius (et cela dans les premières vingt-six pages!). Leblanc, en plus de situer certains fragments de Mon nom est personne dans une bibliothèque, a placé assez de références dans son livre pour en constituer une bien garnie. Ainsi que l’écrit Jérôme Meizoz, un tel procédé rappelle que toute écriture est, dans une certaine mesure, intertextuelle: «Commencer un livre, ouvrir la scène de parole dans un lieu aussi chargé qu’une bibliothèque, dans le conservatoire presque infini du dépôt culturel, c’est rappeler obliquement que toute création littéraire mobilise des textes antérieurs qu’elle relaie, imite ou transforme10Ibid., p.123.». Sous la forme de citations en exergue, d’allusions, ou même de références carrément inventées, l’intertexte foisonne et étourdit. Il peut également être prétexte à une parodie de discours savant, comme dans l’exemple qui suit, dans lequel le narrateur commente un livre inventé, livre écrit par l’écrivaine imaginaire Simone Schriften Wöllend, dont le nom, à nouveau significatif, pourrait se traduire par «Voulant des écrits11Cette traduction est cependant quelque peu incertaine, car le mot «Wöllend» n’existe pas en allemand, bien qu’il se rapproche de «Wollen», le verbe vouloir, dont le participe présent s’écrit «Wollend».»:

Poème allégorique et didactique qui se voulait un traité sur l’art de mourir, Le roman de la mort se présente comme le rêve érotique de Simone Schriften Wöllend, auteure de la première partie (rédigée au XIIIe siècle), morte dans son sommeil avant d’achever son ouvrage. L’essentiel du pavé de six cent quinze pages en format poche consiste en une suite de discours, dont la teneur fait montre de satire et d’érudition, ponctuant le récit d’une guerre ouverte entre raison («Je vais mourir») et sentiments («Je sens que je vais mourir») (p.36).

Une telle insistance sur l’intertexte est un trait que Mon nom est personne partage avec de nombreux romans contemporains (dont, pour reprendre mon exemple, Les ombres errantes), mais il s’agit encore davantage, en raison de son caractère outrancier et parodique, d’une façon d’indexer cette caractéristique de la littérature contemporaine et de pousser à bout un procédé commun.

 

Un bref aperçu de l’infini

Cependant, l’intertexte de Mon nom est personne ne se limite pas à la littérature. Au contraire, il fait appel notamment aux discours philosophique, psychanalytique, médiatique, historique et scientifique. Si le livre possédait un index, celui-ci ferait certainement une bonne dizaine de pages… On trouve ainsi mention de La Nature, «revue de vulgarisation scientifique» (p.10), du «célèbre sitcom Seinfeld (1989-1998)» (p.32), ou encore des Monty Python (p.43), «des reprises de Family Guy à la télé» (p.331), sans compter une enquête minutieuse, preuves à l’appui, sur les éventuelles relations entre Quentin Tarantino et Uma Thurman (p.188-194). À travers la citation, l’enquête, et l’essai fictif, le narrateur semble désigner le tourniquet infini (et parfois absurde) des métadiscours. C’est dans sa disparition même que culmine enfin le procédé: le chapitre «Les jaloux font les meilleurs cocus» est en fait constitué d’un titre et… d’une note de bas de page, qui explique la disparition du texte (du commentaire):

J’avais pensé écrire un texte pour donner chair à ce titre, mais avec le recul, je trouve que ce titre s’en tire très bien tout seul. Tout ce que je pourrais lui ajouter, incluant la présente phrase, serait grossièrement inutile (p.123).

Dans cette abondance discursive ininterrompue, je discerne d’abord une volonté de faire de la littérature un carrefour, un lieu où se croisent tous les discours et toutes les obsessions collectives. Par exemple, Leblanc débute abruptement un récit intitulé «La timide et le galant» en parodiant le style médiatique. Il banalise ainsi la spectacularisation des médias en transformant un fait divers familier en incipit de conte moderne: «Alertée par les proches d’une locataire dont on n’avait plus de nouvelles depuis qu’elle avait invité à son domicile un inconnu rencontré sur Internet […]» (p.101). Au fil des chapitres, il évoque également, sous le couvert de la fiction et de l’ironie, des événements récents qui ont marqué notre imaginaire et notre discours social, du 11 septembre 2001 au conflit israélo-palestienien, en passant par les débats pro-vie et pro-choix et les derniers exploits des Canadiens de Montréal, toujours en employant ce même ton grinçant.

Le statut paradoxal du narrateur me semble participer de cette volonté de prendre la parole au nom de la collectivité. À la fois Je et Nous (puisque «son nom est personne»), le narrateur de Leblanc affirme lui-même: «J’ai oublié de vous dire que mon nom est Légion, car Je, chez moi, n’est pas un autre, mais plusieurs» (p.144)12Il est intéressant de rapprocher cette affirmation du narrateur, ainsi que le titre Mon nom est personne, avec l’incipit du roman Nikolski (Québec, Alto, 2005) de Nicolas Dickner: «Mon nom n’a pas d’importance». À travers des formulations quasi-identiques, Leblanc et Dickner donnent tous deux voix à un narrateur dont l’identité s’affirme comme étant dérisoire. Tout en évitant de donner un nom propre ou un prénom à leur narrateur (et du même coup une identité), les deux auteurs optent pour une définition plurielle de la voix narrative: alors que le narrateur de Leblanc se présente comme le porte-parole de la collectivité, celui de Dickner rend compte d’une monde éclaté qui se décline en trois fils narratifs et qui oscille obscurément entre narration autodiégétique et hétérodiégétique. Ainsi, en choisissant paradoxalement une narration à la première personne qui tend à s’effacer, tout deux positionnent leur narrateur en porte-à-faux entre subjectivité et objectivité, entre l’exigence pour la parole de s’énoncer à partir du point de vue d’un sujet et celle de dire un monde complexe et collectif.. Multiple à l’image du monde qu’il déploie dans l’écriture, le narrateur est paradoxalement à la fois un sujet défini qui prend corps dans le texte et qui se met en scène dans une posture d’auteur, et une voix qui se veut plus ou moins anonyme, sorte d’entité intellectuelle et cynique indéfinie qui a pour fonction première de commenter.

Enfin, Mon nom est personne peut apparaître comme un exercice de style parfois oulipien et même un livre ludique d’«initié», au sens où il joue intensément avec les codes, les genres littéraires, les attentes du lecteur et les limites de son savoir. En ce sens, il condense plusieurs traits souvent remarqués à propos du roman contemporain: il témoigne d’une conscience aiguë de la forme et contient un métadiscours sur l’écriture, il présente un intertexte foisonnant et est dirigé par un narrateur à l’autorité problématique, puisque son savoir encyclopédique (on croirait parfois entendre la voix de Wikipédia13Par ailleurs, je remarque un nouveau point commun entre les narrateurs de Mon nom est personne et de Nikolski: tous deux présentent une prédilection pour les digressions à saveur encyclopédique. Ils inscrivent ainsi dans la fiction la trace d’un nouveau rapport au savoir dans le monde contemporain: un savoir accessible, mouvant et collectif comme celui d’une entreprise telle que l’encyclopédie libre Wikipédia.) est également menteur. Surtout –et c’est ce qui a retenu mon attention– Mon nom est personne apparaît fasciné par le commentaire, porté peut-être par un fantasme que la littérature semble partager avec les sciences humaines, celui de se constituer comme le «savoir des savoirs14Pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans Pierre Bourdieu et Roger Chartier, Le sociologue et l’historien, Paris, Agone & Raisons d’agir, 2010, p.19.». S’il semble souvent tourner en dérision ce genre d’ambition, le livre de Leblanc opère également un travail positif, c’est-à-dire un travail de distanciation visant à «écailler quelques évidences, quelques lieux communs[15] 15Ibid., p.23.». Mais cela devrait être l’objet d’une seconde lecture… En attendant, on peut suivre les conseils de notre narrateur-commentateur et méditer la question suivante: «Que retient-on au juste d’un livre, de nos lectures? Multiplier par quatorze l’infini ne nous en dirait peut-être pas plus long sur la question du littéraire que le simple fait qu’il y ait question tout court» (p.168).

  • 1
    Pascal Quignard, Les ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, 189 p.
  • 2
    Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p.106-107.
  • 3
    Les sous-titres sont empruntés à David Leblanc.
  • 4
    Leblanc ne donne pas la référence précise de cette citation, que je n’ai pas pu retrouver pour ma part. Il n’est pas exclu que celle-ci soit inventée.
  • 5
    «Daniil Harms», dans Wikipédia [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms [Page consultée le 17 août 2010].
  • 6
    Jean-Philippe Jaccard, «De la réalité au texte: l’absurde chez Daniil Harms», dans Cahiers du monde russe et soviétique, vol. XXVI, n°3-4, p.297.
  • 7
    Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p.18.
  • 8
    Ibid., p.22.
  • 9
    En qualifiant ainsi David Leblanc d’écrivain de l’absurde, j’entends l’étiquette d’«absurde» dans le même sens, élargi, que Jean-Philippe Jaccard à propos de Daniil Harms. En effet, les deux écrivains usent de procédés très semblables. On retrouve chez Leblanc aussi bien une absurdité thématique qui se traduit par des réflexions métaphysiques ou par des personnages de «paumés naïfs» (pour reprendre une expression de Jaccard) plongés dans un monde qui leur échappe, qu’une absurdité formelle qui doit sans doute autant au théâtre de l’absurde —par exemple dans certains dialogues sans queue ni tête qui rappellent le théâtre de Beckett— qu’à un précurseur comme Daniil Harms. Humour noir, lucidité tragique, incohérences, associations arbitraires, remise en cause des procédés narratifs traditionnels sont autant d’éléments que Leblanc et Harms partagent et qui produisent un sentiment d’absurdité qui touche autant le monde que le langage.
  • 10
    Ibid., p.123.
  • 11
    Cette traduction est cependant quelque peu incertaine, car le mot «Wöllend» n’existe pas en allemand, bien qu’il se rapproche de «Wollen», le verbe vouloir, dont le participe présent s’écrit «Wollend».
  • 12
    Il est intéressant de rapprocher cette affirmation du narrateur, ainsi que le titre Mon nom est personne, avec l’incipit du roman Nikolski (Québec, Alto, 2005) de Nicolas Dickner: «Mon nom n’a pas d’importance». À travers des formulations quasi-identiques, Leblanc et Dickner donnent tous deux voix à un narrateur dont l’identité s’affirme comme étant dérisoire. Tout en évitant de donner un nom propre ou un prénom à leur narrateur (et du même coup une identité), les deux auteurs optent pour une définition plurielle de la voix narrative: alors que le narrateur de Leblanc se présente comme le porte-parole de la collectivité, celui de Dickner rend compte d’une monde éclaté qui se décline en trois fils narratifs et qui oscille obscurément entre narration autodiégétique et hétérodiégétique. Ainsi, en choisissant paradoxalement une narration à la première personne qui tend à s’effacer, tout deux positionnent leur narrateur en porte-à-faux entre subjectivité et objectivité, entre l’exigence pour la parole de s’énoncer à partir du point de vue d’un sujet et celle de dire un monde complexe et collectif.
  • 13
    Par ailleurs, je remarque un nouveau point commun entre les narrateurs de Mon nom est personne et de Nikolski: tous deux présentent une prédilection pour les digressions à saveur encyclopédique. Ils inscrivent ainsi dans la fiction la trace d’un nouveau rapport au savoir dans le monde contemporain: un savoir accessible, mouvant et collectif comme celui d’une entreprise telle que l’encyclopédie libre Wikipédia.
  • 14
    Pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans Pierre Bourdieu et Roger Chartier, Le sociologue et l’historien, Paris, Agone & Raisons d’agir, 2010, p.19.
  • 15
    Ibid., p.23.
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