Entrée de carnet

Déprime profonde

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: Zviane. Apnée, Montréal, Pow Pow, 2010, 112 pages.

Aborder le thème de la maladie mentale dans une œuvre d’art est un choix périlleux, parce que cette décision entraîne dans son sillage un paradoxe: traiter d’une affliction mentale par le spectre étroit du rationalisme est sans doute une approche juste eu égard aux implications médicales du sujet abordé, mais peut laisser de côté les aspects émotifs très pénibles corollaires à cette condition. En revanche, la représentation des aléas d’un esprit atteint par le figuré et le symbolique parvient à restituer de manière plus frappante et émouvante l’épreuve que constitue un épisode de maladie mentale. L’expressivité accrue de cette approche contribue à faire des dérèglements psychologiques une forme de «détraquement» mystérieux analogue à une possession démoniaque, et entérine malencontreusement les préjugés quant aux causes et aux traitements de ces problèmes —par ailleurs largement démystifiées par la psychologie et la psychiatrie actuelles. Il faut donc savoir ménager la chèvre et le chou, aborder la réalité de la maladie mentale en la dépeignant avec authenticité et rigueur, tout en dépassant le «traitement clinique» de la maladie pour être en mesure d’engranger l’empathie du lecteur.

Au Québec, plusieurs œuvres de bande dessinée québécoise ont déjà abordé la maladie mentale. Celle-ci tient un rôle déterminant mais implicite dans Hiatus de Benoit Joly (2006), compendium de plusieurs récits parus entre 1985 et 2006 et comprenant un «hiatus» de 5 ans pendant lequel l’auteur a été interné dans un institut psychiatrique —sa dédicace remercie d’ailleurs les gens «qui [l]’ont soutenu pendant [qu’il était] insoutenable». Victor et Rivière, d’André-Philippe Côté (2003), représente avec une intelligence graphique admirable (notamment par l’emploi de métaphores visuelles résonnantes) les hallucinations d’un poète et professeur d’université en pleine crise de la quarantaine, mais aborde de manière trop vague la condition mentale du personnage pour permettre de déterminer clairement si le personnage est atteint de delirium tremens ou de schizophrénie. 12 mois sans intérêt de Catherine Lepage (2007) multiplie les trouvailles formelles et les jeux croisés ingénieux entre texte et image pour exprimer symboliquement le passage à vide psychologique et le processus de rétablissement d’une personne en dépression. Le plus récent en date, Apnée de Zviane (2010), est toutefois celui qui réussit le mieux à rendre compte d’une étape pénible dans la vie d’un individu souffrant intérieurement d’un mal complexe et difficile à exprimer à son entourage, voire à soi-même.

L’un des qualificatifs qui décrit le mieux Zviane, de son vrai nom Sylvie-Anne Ménard, est «prolifique». Elle publie en 2006 son premier album, Le point B, qui fait déjà état d’un sens impressionnant de la composition graphique et d’une compréhension innée et inouïe du découpage. Depuis, elle a publié deux recueils de récits tirés de son blogue (La plus jolie fin du monde, 2007, et Le quart de millimètre, 2009) et une bonne demi-douzaine de fanzines, participé à plusieurs anthologies, touché à l’animation, étudié en musique à l’université et a alimenté avec sa collègue Iris une bande dessinée diffusée sur le Web, L’ostie d’chat, dont la publication sous forme d’albums a commencé cet automne chez Delcourt dans la collection Shampooing. Son amour de la musique, son sens de l’observation et sa capacité à trouver matière à rire de bien des situations caractérisent la grande majorité de ses projets. C’est sans doute pourquoi Le mat (2009) détonne tant dans sa bibliographie: prenant la forme d’une liste en 36 points des symptômes et effets d’une personne dépressive, chaque item accompagné d’un pictogramme semblant hanté par une forme de nuage noir accroché près de sa tête, ce «catalogue du marasme» exprime un état intérieur avec candeur, délicatesse et retenue sans avoir recours à un récit narratif. N’empêche, la bédéiste a revisité le sujet dans son projet subséquent, de manière encore plus réussie.

Le «calme plat» de la vie intérieure sous-marine

Apnée présente quelques mois pénibles dans la vie de Sophie, étudiante en musique travaillant pour une société de concerts, partageant sa couche sans grand enthousiasme avec un «ami moderne» et vivant dans un état de stase perpétuelle. Les contacts avec son entourage et le monde extérieur lui sont pénibles et elle alimente peu les discussions auxquelles elle prend part. Elle a tiré une croix sur l’aide professionnelle pour se médicamenter elle-même à l’aide de cannabis, plutôt, ce qui ne lui procure aucune joie et qui ne lui réussit pas tout le temps. Sophie assume la narration à la première personne, à travers laquelle elle dit peu mais révèle beaucoup. Cette retenue est conditionnée par la parcimonie du personnage dans sa volonté de communiquer, et fait état de la précision exemplaire dont Zviane est capable, à l’instar d’écrivaines chevronnées comme Alice Munro dans Too Much Happiness (2009) et Margaret Atwood dans The Tent (2006).

Un autre aspect où se révèle la maestria de la bédéiste est un changement important dans son style graphique. Alors que son dessin avait été jusque là marqué par une forme de spontanéité et d’élasticité dans le trait qui seyait à merveille à ses projets précédents, dans Apnée, Zviane a préconisé une approche plus lisse et précise. Ce trait affûté ne se traduit pas par des dessins rigides et inexpressifs. Bien au contraire, le style adopté par Zviane est mis à bon escient: les trois pages qui ouvrent Apnée démontrent à quel point la bédéiste peut faire passer beaucoup d’information grâce à son dessin en présentant une série d’images où est manifesté l’inconfort de Sophie par la position crispée de ses mains. Le noir et le gris posés en aplat et les nombreux blancs forment des planches épurées où chaque objet, chaque visage et chaque lieu est accentué du fait même de sa rareté. Le choix de l’austérité et de la méticulosité, rappelant le manga Blue de Kiriko Nananan (2004), s’appliquent parfaitement au sujet traité: les compositions aérées, l’immobilisme des lieux et des personnages rendent compte de la perception de Sophie, tellement retranchée à l’intérieur d’elle-même qu’elle s’arrête au minimum des stimuli l’entourant.

L’expression de l’état dépressif de Sophie est transmise par un autre choix formel brillant: tous les personnages sont représentés sans yeux. On comprend à travers cette absence toute la difficulté qu’a Sophie à supporter le regard d’autrui, à affronter les rapports avec les membres de son entourage, voire la volonté d’engager un contact visuel, trop difficile à supporter en cette période creuse qu’elle traverse. Un peu de la même manière, lorsque les personnages ne parlent pas, leur bouche est absente —autre façon de révéler l’apathie perçue ou vécue par une personne dépressive face à ceux et celle qui l’entourent.

Une exception notable à cette absence d’expressions faciales vient dans ce qui forme la séquence charnière d’Apnée. Partie à Québec dans l’espoir de s’éloigner des lieux et gens qui lui rappellent trop son marasme, Sophie se réfugie chez sa mère, mais elle constate que cette parade ne parvient pas à changer sa situation. Au cours de ce séjour, pendant que sa mère sort faire des courses, Sophie décide de jouer un peu de piano. Considérant sa difficulté, exprimée plus tôt, à effectuer intentionnellement la moindre action lorsque laissée à elle-même, et son désir explicite de «ne plus penser à rien» (p.48), la brève séance de musique, au début de laquelle on peut voir sur les lèvres de Sophie l’esquisse d’un sourire, lui permet de sortir d’elle-même et d’atteindre une forme de paix intérieure, ce qui est exprimé par une séquence où le cadre de la case accomplit une ascension graduelle jusqu’à devenir vide et rester vierge de tout signe pendant deux planches. Cette représentation plastique d’une forme de vide mental, contrastant avec la tache noire qui suivait le pictogramme dans Le mat, forme un ilôt de calme que l’on peut associer au bien-être, une échappée temporaire face aux pensées sombres.

En 88 pages, Apnée n’introduit pas une pléthore de personnages et ne multiplie pas les développements narratifs et les rebondissements. L’essentiel du récit est consacré aux états d’âme insurmontables du personnage principal, aux situations qui reflètent ses souffrances sourdes, à travers lesquelles on devine en creux une condition psychologique champignonnaire pénible, difficile à s’expliquer et longue à guérir. C’est une œuvre qui se mesure et s’apprécie à l’aune de sa charge émotive, étonnamment puissante. Rarement l’expression d’une fragilité psychologique a-t-elle été aussi bien rendue par le biais du texte et de l’image, grâce à une série de choix stylistiques et narratifs judicieux. Apnée est un album bref et dense à la fois, qui marque une ascension spectaculaire dans l’œuvre de Zviane, dont le talent a trouvé, dans cette œuvre à mille lieues du jargon technique sur la dépression, un sujet à la mesure de son potentiel.

Lire les premières pages d’Apnée en se rendant à l’adresse suivante: http://editionspowpow.com/bandes-dessinees/apnee/

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