Entrée de carnet

Autour d’une rhétorique musicale qui convoque les morts

Brigitte Fontille
couverture
Article paru dans Antichambre: entretiens et réflexions, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Sans la musique, certains d’entre nous mourraient.

– Pascal Quignard

Le passé, les disparus, les morts et les absents hantent la littérature de Pascal Quignard. Avec des titres tels que Les Ombres errantes (2002), Sur le Jadis (2002), L’Enfant au visage couleur de la mort (2006) ou Pour trouver les enfers (2005), l’œuvre de Pascal Quignard foisonne çà et là de revenants, et le lecteur n’est pas surpris d’errer, au cours de sa lecture, parmi quelques fantômes. Leur revenance repose sur une saisie sensorielle de ce qui, quelques instants auparavant, se dérobait à la perception. Ces apparitions sont le dévoilement subit, la manifestation surprenante d’un phénomène qui sort d’une logique raisonnée de la réalité. Ainsi l’apparition du revenant peut-elle être appréhendée comme une forme d’illusion ou d’hallucination perceptive s’apparentant à l’effet de présence vécu lors des rêves, mais elle peut être aussi au centre d’une expérience esthétique. Ma réflexion se base ici sur la prémisse selon laquelle l’illusion existentielle liée au phénomène de revenance, qu’elle soit optique ou sonore, peut être utilisée comme procédé artistique; plus précisément, elle peut résulter d’une expérience artistique. Concurremment et corrélativement, le concept d’apparition, que Quignard nomme «visitation», s’enchevêtre dans la praxis musicale telle qu’éprouvée dans les œuvres de fiction quignardiennes. L’entrelacs de ces deux concepts participe de son cadre poétique. Et c’est justement cette expérience musicale du revenant que je propose de creuser en examinant tout d’abord les variations que prend le motif du revenant, les pouvoirs intrinsèques qui sont associés à la musique par l’auteur, le rôle du chaman que tient le musicien, pour finalement éclairer les mises en scène musicales qui font naître les fantômes des textes romanesques.

Variations sur un motif d’absence

On peut, me semble-t-il, déceler une présence récurrente et protéiforme des phénomènes de revenance au sein des œuvres quignardiennes. Dans les romans, plus spécifiquement, cette présence revenante sous la forme d’une panoplie de morts et de disparus vient hanter les récits. Qu’ils soient personnages historiques ou romanesques, ils font tous le voyage pour traverser la frontière entre un système binaire spatial, temporel ou métaphysique.

Cette expérience qui m’a menée à relire les romans quignardiens en concentrant mon attention sur le disparu et l’absent qui se manifeste au cœur de la fiction s’est avérée un exercice fort révélateur. Il est à noter que chaque roman possède ses morts, chaque protagoniste évolue avec ses défunts. C’est le cas d’Ann Hidden dans Villa Amalia (2006), qui vit dans le deuil de son frère, de la petite Lena, de son amante Giulia, de son ami George et de sa mère. Elle vit aussi de multiples séparations brutales avec les hommes de sa vie, dont l’abandon par son père et la rupture avec son mari. C’est aussi Monsieur de Sainte Colombe qui fait le deuil de sa femme et de sa fille aînée dans Tous les matins du monde (1991), et Marin Marais qui a perdu sa voix dans la mue; ou encore George Furfooz qui est hanté par le souvenir d’une petite amie d’enfance dans Les Escaliers de Chambord (1989) tandis que son amie, la pianiste Laurence, tente d’adoucir la noyade de son frère et le décès de son père; et Madame d’Oreiras qui reçoit la visite de son mari défunt dans La Frontière (1992); Charles Chenogne, protagoniste du Salon du Wurtemberg (1986), se démêle également avec ses nombreuses pertes –sa chatte Didon, la logeuse Mademoiselle Aubier, son ami Florent Seinecé…; Patrick Carrion, de L’Occupation américaine (1994), se remémore une période de sa vie jusqu’au suicide de son amie d’enfance; le narrateur de Vie secrète (1998) utilise le récit pour retrouver l’initiation reçue de son amante-professeure de piano; jusqu’à Claire Methuen, personnage principal du dernier roman de Quignard, Les Solidarités mystérieuses (2011), qui vit et survit hantée par la mort de l’homme qu’elle aimait. On pourrait multiplier les exemples, pour simplement y voir que les «visitations» des morts ne sont plus de l’ordre du hasard ou de l’anecdote, mais deviennent bien un motif dominant dans chacun des romans de Quignard. Il se présente encore une variante de ressuscités, soit ces personnages qui reparaissent d’une œuvre à l’autre comme Charles Chenogne, soit les personnages historiques à qui il est donné un second souffle comme Monsieur de Sainte Colombe et Marin Marais.

J’ajoute à cette liste les lambeaux de souvenirs qui accompagnent l’écriture tout comme la lecture, telles des ombres fugaces, et qui incarnent «des traces, des énigmes, des dates, des fantômes dans nos têtes [qui] se racontent à eux-mêmes» (Le Salon du Wurtemberg, p.433). Ces exemples montrent à quel point les romans quignardiens, indéniablement hantés par un passé qui ne veut disparaître, ne peuvent exister sans quelques spectres, figures de l’indicible et de l’irreprésentable qui tourmentent, obsèdent et pourchassent avec persistance.

Il demeure toutefois intéressant de noter que ce phénomène continu de la figure du revenant ne va pas sans une certaine mise en scène qui s’impose de plus en plus au fil des lectures. Ce parcours de lecture m’a menée à relever un rapport significatif entre le disparu et la musique. Il apparaît en effet que celui-ci requiert, d’une manière directe ou de façon plus subtile, une nécessaire expérience de la musique. Si le revenant revêt de nombreuses formes, une constante est perçue dans son lien avec la musique. Aussi le revenant est-il une présence vaporeuse qui erre autour de l’univers fictionnel, mais c’est la musique qui permet de le susciter, comme en témoignera l’apparition de la femme de Sainte Colombe dans Tous les matins du monde. Quignard étant un écrivain pour lequel la musique occupe une place toute particulière, le lien singulier que celle-ci tisse avec les revenants dans ses œuvres de fiction mérite d’être creusé. Le rapprochement dont il va être question est ici un pur jeu de lecture qui permettra peut-être d’évaluer la validité d’une poétique musico-littéraire.

Les pouvoirs de la musique

Si, pour se manifester, le revenant semble nécessiter soit l’appel enchanteur du musicien, soit une certaine expérience musicale, l’art musical serait vraisemblablement, dans les romans de Quignard, doté de pouvoirs inusités. Trois pouvoirs se trouvent dès lors directement associés à la musique et découlent de la maîtrise et de la pratique du bon musicien: trouver sa source au plus profond de la douleur, lancer la force d’un appel incantatoire et éprouver la porosité des frontières. C’est par ces pouvoirs que le musicien instaure une certaine répétition qui permet aux morts un retour pour une dernière visite chez les vivants.

Tout d’abord, dans les œuvres de Pascal Quignard, nous trouvons l’idée essentielle selon laquelle la musique doit procéder de la douleur. C’est en effet la leçon la plus claire que reçoit Marin Marais de son maître Sainte Colombe dans Tous les matins du monde. À la question «Que cherchez-vous, Monsieur, dans la musique?», Marais répond finalement qu’il y cherche «les regrets et les pleurs» (p.112). Enseignement réitéré avec le récit de la leçon du maître Tch’eng Lien au «plus grand musicien du monde», Po Ya, dans La Leçon de musique. L’idée selon laquelle la musique émane de la souffrance devient primordiale dans l’œuvre de Quignard.

Certains aspects de ce principe peuvent sans doute être expliqués par l’hypothèse fondamentale d’Ernst Broch, selon qui «l’expression humaine» est inhérente à la musique et c’est «[e]n vertu de cette faculté directe qu’elle a d’exprimer l’Humain […] [que] la musique a […] plus que tous les arts la propriété d’accueillir la souffrance sous ses multiples aspects» (1991, p.178 et 180). Si elle a, effectivement, quelque chose à voir avec la «souffrance», il n’est peut-être pas si singulier de noter que dans les caractéristiques essentielles de la musique baroque, musique de prédilection de Quignard, il y a cette idée fondamentale «d’exprimer les passions de l’âme». J’emprunte cette idée à Jean Rousset (1972, p.82), qui l’utilise pour rappeler que l’étymologie de la passion (patio) a partie liée avec la souffrance (patior, souffrir). La musique permettrait donc d’exprimer et de supporter les grands chagrins.

À cet effet, comme je l’ai mentionné, les musiciens quignardiens portent tous, sans exception, le deuil inconsolable de la perte d’un être cher. C’est donc marqués par la douleur, abandonnés sur la rive des lamentations, que les musiciens quignardiens recourent à la musique pour «aller au bout du monde de la tristesse» (Boutès, p.20). N’est-ce pas d’ailleurs un mari inconsolable qui composa Le Tombeau des Regrets dans Tous les matins du monde? Pour donner une répercussion plus adéquate à cette plainte, il ajoute «une corde basse [à sa viole] pour [la] doter d’une possibilité plus grave et […] lui procurer un tour plus mélancolique» (Tous les matins du monde, p.12). Cette affinité entre la souffrance et la musique est également relevée dans Villa Amalia:

À la vérité, la musique d’Ann Hidden était simplement marquée par la douleur.
C’était une douleur toute simple.
C’était la douleur inconsolable qui fait le fond du jour qu’on découvre.
Pudique, elle tournait en rond –rond qui tournait court dans un brusque abîme se souvenant de l’ombre (p.276).

Les compositions musicales suscitent nombre de pleurs, car elles provoquent «une tristesse trop grande, vertigineuse, qui ne cessait pas, qui même s’accroissait» (Villa Amalia, p.170), allant jusqu’à finalement faire s’accorder les pleurs des musiciens à la dernière scène de Tous les matins du monde ou étouffer avec difficulté les sanglots de Charles Chenogne dans Le Salon du Wurtemberg: «Et alors que je me souviens, que j’écoute en moi ce minuscule fragment de comptine, je ne pleure pas mais ma lèvre frémit» (p.37). La beauté de la musique semble donc être liée à une blessure qui envahit l’âme. C’est l’idée d’une «percussion douloureuse, d’une efficacité insensée sur l’âme» (Vie secrète, p.35) qui terrifie l’auditeur au point que l’écoute en devient insupportable.

La musique est liée à la douleur parce qu’elle permet la rencontre improbable avec le souvenir, cette altérité refoulée. En s’accordant avec le rythme du corps, elle offre un écho à cet état de souffrance en se substituant à une parole défaillante. Aussi, dans l’œuvre de Quignard, le musicien se tient-il «sur les rives du Gémissement» (Triomphe du Temps, p.46) et lance-t-il un appel empreint de désespoir et de déchirement vers le disparu, cette altérité invisible.

Car la musique n’est-elle pas à l’origine un cri, un cri lancé comme un appel? N’est-ce pas d’ailleurs Diderot qui a écrit dans Les Bijoux indispensables, Le Neveu de Rameau et plusieurs autres textes, que le chant est né «du cri animal et indistinctif de la passion»? Peut-être faut-il rappeler que l’instrument de musique est, dans l’œuvre de Quignard, un substitut de la voix humaine puisque les instruments à cordes ont la troublante particularité de ressembler au souffle de la voix humaine: la viole de Sainte Colombe peut «imiter toutes les inflexions de la voix humaine» (Tous les matins du monde, p.13). Cela me permet d’arriver au deuxième pouvoir accordé à la musique dans les œuvres de Quignard: la musique possède la force d’un appel.

Car le musicien, explique Quignard, est celui qui hèle, «celui qui s’est fait une spécialité de ce verbe, héler» (La Leçon de musique, p.54). Or héler, c’est interpeler, c’est appeler au loin. Comme Sainte Colombe, comme Charles Chenogne pour qui les «sons […] hèlent un souvenir» (Tous les matins du monde, p.337), ou comme Ann Hidden qui «hélait ses perdus» (Villa Amalia, p.277). C’est bien ce que découvre le musicien chez Quignard: le sens même que peut avoir la musique en tant que médium –ses effets médiumniques et chamaniques. Au-delà de ce que les mythes relatent, outre la réflexion anthropologique associée à la réflexion musicologique, la musique détermine la force d’un appel: «Je hèle, je vous le jure, je hèle avec ma main une chose invisible» (Tous les matins du monde, p.74). Ainsi la musique serait-elle la formulation d’une convocation: l’instrument remplace la voix modifiée par la mue et sert d’«appeau» (La Haine de la musique, p.177) vers le disparu. D’où son aptitude à appeler les morts par un appel qui serait presque incantatoire. En ce sens, ainsi que le pensait Bloch, «la musique commence par être nostalgique et fait ses débuts comme appel lancé à l’adresse de ce qui manque» (1991, p.174).

Ces appels lancés vers l’absent, qui ne sont destinés «à personne –surtout pas à ceux qu’ils appellent (parce qu’il faut bien avouer que tous ceux qu’ils appelleraient, s’ils appelaient, sont morts)» (Villa Amalia, p.223), ces appels prennent conséquemment la forme d’un desideratum: dire le manque et le désir par la musique.

En véritable rhétorique de l’indicible, la musique est présentée comme «un appel qui dresse, une sommation temporelle, un dynamisme qui ébranle, qui fait se déplacer, qui fait se lever et se diriger vers la source sonore» (Boutès, p.13). Car «[o]uïr, c’est obéir», précise Quignard dans La Haine de la musique, en développant à partir de l’étymologie du verbe écouter un lien direct entre l’audition (audientia) et l’obéissance (obaudientia) (p.108). Parce que: «1. La musique convoque au lieu où elle a lieu, 2. elle assujettit les rythmes biologiques jusqu’à la danse, 3. fait tomber par terre, dans le cercle de la transe, le mugissement qui parle dans le chaman» (p.180). Ces réflexions l’amènent à conclure que la «fonction secrète de la musique est convocative» (p.208).

Le propre de la musique est donc de héler quelque chose d’égaré, ailleurs, autre part, dans un autre monde, dans un temps plus ancien, et de le faire venir à l’endroit de la tentation. Appel lancé comme une sommation et qui fait apparaître le passé au sein du présent. La pratique musicale est le coup d’archet vécu comme le déchirement d’«un petit morceau» du «cœur vivant» (Tous les matins du monde, p.75). Et c’est peut-être parce qu’elle trouve sa source dans la souffrance qu’elle touche l’âme aussi profondément et devient le seuil de la communication entre deux mondes, un lié au monde du réel, du tangible et du dicible, et l’autre, associé au monde du fantasme, de l’invisible et de l’indicible. Aussi la musique tend-elle moins vers l’altérité qu’elle n’est l’expression douloureuse de l’absence, de l’ombre de l’Autre qui est enseveli dans un passé, un souvenir, une mémoire qui prend la forme d’un «rêve-souhait sonore» (Bloch, 1991, p.175). De la perte au fantasme, il n’y a qu’une rivière à traverser et le musicien se propose d’en assurer le passage.

Sur ce point en particulier, Quignard propose même de faire du musicien la figure du célèbre nocher Charon, le symbole par excellence du passeur des mondes, dans de nombreuses séquences romanesques lors desquelles le musicien est celui qui assure la traversée du temps, du monde des morts et des vivants (Le Salon du Wurtemberg, Tous les matins du monde, Villa Amalia, Les Escaliers de Chambord). Car en fin de compte, c’est un véritable voyage qu’entame et guide la musique. Plus fondamentalement, l’entreprise artistique de Charles Chenogne, d’Ann Hidden, de Sainte Colombe ou de Marin Marais permet de voyager dans le temps et dans l’espace afin de susciter l’ombre errante d’une disparition. Et, effectivement, tout comme l’illustre avec conviction le mythe d’Orphée auquel il est fait maintes allusions dans l’œuvre de Quignard, la musique est une convocation à laquelle il est difficile d’échapper; elle possède un pouvoir de persuasion envoûtant puisque faisant appel au sonore, à l’ouïe –les oreilles n’ont pas de paupière nous rappelle-t-on dans La Leçon de musique justement–, et le son est ce qui pénètre au plus profond de l’homme et a la force de traverser toutes les cloisons. Le musicien «ouvre à un au-delà du sens» (Vie secrète, p.184), libère une brèche vers le perdu, le disparu, le désiré. Faille qui semble accessible tout spécialement aux musiciens, car «le signifiant sidérant est le passeur (ce qui fait passer la passion au réel inaccessible, à l’autre côté du monde)» (Vie secrète, p.184).

Tout comme la lyre d’Orphée a réussi à ouvrir les portes des Enfers, la musique ouvre à l’homme un royaume inconnu dans lequel il s’abandonne à un indicible et à un invisible. La force magique de la musique, son enchantement, se manifeste à la manière de l’élixir merveilleux des sages et conduit au-delà du monde tangible et externe. C’est en des termes similaires que la compositrice Ann Hidden décrit son expérience d’écoute musicale dans Villa Amalia: «Le monde intérieur s’ouvrit ainsi en moi. Par cette ouverture obscure mon esprit prit l’habitude de passer, quitter la terre, quitter l’espace externe» (p.172).

La transgression des frontières entre le vivant et la mort, d’une part, et l’enchantement au sens de transport métamorphique des sons, d’autre part, n’offrent pas seulement des développements thématiques aux œuvres quignardiennes; ils désignent l’aboutissement d’une entreprise artistique capable de restituer cet effet de présence dont parle Bloch à partir de ce qui a disparu: «Chaque musique a quelque chose à voir avec quelqu’un que nous avons perdu», rappelle-t-on dans Boutès (p.81). Avec la musique, Charles Chenogne, Ann Hidden, Sainte Colombe ou Marin Marais voyagent dans le temps et dans l’espace, suscitant les ombres errantes d’un perdu. Cette relation singulière entre musique et absence trouve encore une fois un écho éloquent dans la mythologie: «Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre» (Blanchot, 1955, p.227). Cette présence est d’autant plus volatile que les fantômes se distinguent «à l’impuissance où sont leurs corps disparus de porter une ombre sur les choses» (Une gêne technique à l’égard des fragments, p.40). Le fantôme n’est que du vent vers qui est porté le son de la musique, tel que le précise Madame de Sainte Colombe à un époux déçu de ne pouvoir la toucher:

«- Il n’y a rien, Monsieur, à toucher que du vent.»
Elle parlait lentement comme font les morts. Elle ajouta:
«Croyez-vous qu’il n’y a pas de souffrance à être du vent? Quelquefois ce vent porte jusqu’à nous des bribes de musique. Quelquefois la lumière porte jusqu’à vos regards des morceaux de nos apparences» (Tous les matins du monde, p.91).

Et effectivement, dans la noirceur à laquelle ils sont confinés, l’invisibilité qui est leur monde, seuls l’écho des sons et l’appel de la musique permettent aux fantômes de se guider, de se déplacer. Cela vient appuyer la fonction intrinsèque que Quignard fait jouer à la musique et son lien avec le passé en rappelant la première demeure utérine de l’infans et la première grotte originaire de l’Homme.

La musique ne ramène pas l’individu, n’a pas le pouvoir de redonner vie, mais crée plutôt une sorte d’anamnèse. Car la musique ne «re-présente rien: elle re-sent» (Boutès, p.21). C’est donc dire qu’elle permet de résoudre l’oxymore présent-absent par le souvenir de l’être disparu qui fait ressortir l’absence qu’elle sous-tend, en ravivant momentanément sa présence, de ressentir une intense impression de présence dans cette absence.

C’est ainsi que le disparu, le perdu, l’oublié, le désiré, l’absent, le passé deviennent un véritable agrégat mémoriel, en ce sens qu’ils se développent plus fréquemment autour du son que du sens –exactement comme les comptines ou les bribes de chansons qui tarabustent les personnages du Salon du Wurtemberg ou les bégaiements et les tics de langages répétés qui deviennent des traits de personnalité chez d’autres personnages romanesques. Le fantôme se développe ainsi à l’image de la musique, dans l’invisible, l’affect et la mémoire.

Le portrait du musicien en chaman

Ces pouvoirs associés à la musique demeurent toutefois tributaires de la magie de l’interprétation par le musicien. C’est véritablement à celui-ci que revient l’art de maîtriser et de jouer de ces pouvoirs. Quignard envisage d’ailleurs le musicien comme une sorte de magicien incarné par le chaman. La figure du chaman, ce grand «maître de l’extase» (Eliade, 1968, p.22), se trouve chez le musicien quignardien en «spécialiste d’une transe» (Eliade, 1968, p.23) associée aux «terreurs princeps» (Villa Amalia, p.170), aux «tristesses abyssales» (Villa Amalia, p. 70) qu’Ann Hidden, la compositrice de Villa Amalia, utilise pour décrire l’effet que produisit sa première écoute musicale. Sa réaction relève d’une intense réaction physique qui va au-delà d’un simple état d’esprit ou d’une émotion exaltée à l’extrême: «Ce n’était pas psychologique. Je ne sais pas de quoi mon corps tremblait» (p.171). Et voilà décrite avec précision l’expérience musicale comme telle: «Chaque fois que ma gorge se serrait, ma peau se hérissait, le muscle de mon cœur tremblait, j’avais envie de sangloter, je ne savais plus comment respirer, j’étais submergée» (p.172).

En ce sens, les figures musiciennes des romans de Quignard sont immanquablement présentées sous les traits d’une personne «singulière» (Villa Amalia, p.34) dotée d’«un caractère étrange» (p.35), d’un être «ombrageux» (Le Salon du Wurtemberg, p.241), mutique et «taciturne» (Tous les matins du monde, p.11), qui ne peut que «se mordre les lèvres» (Vie secrète, p.38), aux «aguets» (Les Escaliers de Chambord, p.97), en «err[ant] dans ce monde» (p.45). Le musicien est clairement et textuellement décrit comme quelqu’un qui a «l’air de venir d’un autre monde» (Villa Amalia, p.198), un être appartenant «à une autre espèce, à une autre planète, à un autre millénaire» (Les Escaliers de Chambord, p.101). Le musicien apparaît donc, pour Pascal Quignard, étrangement marqué de singularité et muni d’un caractère insolite, un individu différent qui vit en marge de la société. Cette marge symbolise déjà la position stratégique qu’occupent les figures de musiciens dont la praxis musicale permet de susciter les émotions les plus vives et les plus intenses. Si je propose l’hypothèse selon laquelle l’expérience musicale, dans les œuvres de Pascal Quignard, est vécue comme un «voyage chamanique» (Vie secrète, p.407), c’est que, pour l’écrivain, «le musicien européen est un chaman qui se réveille après son rêve» (p.60). Car le vrai, le bon musicien, d’après les leçons de musique quignardiennes, est celui qui peut déclencher les pouvoirs enchanteurs de la musique.

Si l’expérience chamanique est bien, selon la définition proposée par Mircea Eliade, celle d’une extase reproduisant «une “situation” primordiale, accessible au reste des humains uniquement par la mort» (1968, p.383), le musicien de Quignard devient aisément cette figure récurrente guidant les revenants dans leurs mutations entre deux mondes. Il parvient ainsi à réactualiser le mythe du musicien de Pan à Orphée en reprenant un rite de passage de frontière. Au fur et à mesure qu’on avance dans l’œuvre de Quignard, on s’aperçoit que le musicien mène une vie de chaman, qu’il possède autorité et pouvoir inusités, et ce, de plus d’une façon: après avoir traversé lui-même les frontières «entre langage et silence» (Vie secrète, p.468), il creuse une voie fragile entre le visible et l’invisible, trace un passage entre la fiction et le fait historique, entre le songe et le réel, entre le récit réaliste et l’épisode fantastique, entre le présent et le passé, entre «le cœur et l’expiration, la synchronie et la diachronie» (p.470). En ce sens, l’exécution musicale crée un effet de présence de l’absence, du perdu ou du disparu. Pascal Quignard insistera d’ailleurs aussi sur la figure du chaman qui, par la sidération, accède à l’invisible.

Ainsi donc, le musicien-chaman lance l’appel, convoque et assure la traversée des mondes frontaliers à la réalité, car il est avant tout un «un accélérateur du transport, du temps, c’est-à-dire de la métaphore, de la métamorphose. Enfin, il est le plus sonore des sonores. Son territoire est de l’air borné de chants» (La Haine de la musique, p.179). L’explication de Pascal Quignard laisse entendre que la «musique a une fonction précise dans le chamanisme et ne concerne que le linguiste: c’est le cri déclencheur de la transe, comme la respiration est déclenchée à la naissance dans le cri» (La Haine de la musique, p.120-121). Elle donne un second souffle de vie.

Revenants et scènes musicales

Si ce parcours m’a amenée à révéler, dans le rapport entre musique et revenant, le sillon de chemins invisibles entre deux mondes, l’un réel, tangible et social, et l’autre, pour sa part, ancré dans la mémoire, le fantasme et l’indicible, il me permet également d’avancer vers l’argument nodal d’une poétique musicale dans son rapport avec les phénomènes de revenance. En traçant un passage entre le monde des morts et celui des vivants, la musique est l’entaille sonore de ce déchirement, mais aussi l’instrument d’une nouvelle rencontre, à la fois heureuse et douloureuse. Car si Charon transporte vers la mort, la musique, quant à elle, opère inversement et ramène vers le vivant, vers la mémoire.

Il y a tout d’abord une série de scènes explicites où le musicien, par sa pratique instrumentale, fait revenir un mort. On pense bien évidemment à Sainte Colombe interprétant le Tombeau des Regrets, œuvre qu’il avait composée à la mort de sa femme et qui crée ces scènes dignes d’un véritable roman fantastique, lors desquelles le fantôme de sa femme disparue réapparaît au son de la musique:

Tandis que le chant montait, près de la porte une femme très pâle apparut qui lui souriait tout en posant le doigt sur son sourire en signe qu’elle ne parlerait pas et qu’il ne se dérangeât pas de ce qu’il était en train de faire. Elle contourna en silence le pupitre de Monsieur de Sainte Colombe. Elle s’assit sur le coffre à musique qui était dans le coin auprès de la table et du flacon de vin et elle l’écouta.
C’était sa femme et ses larmes coulaient. Quand il leva les paupières, après qu’il eut terminé d’interpréter son morceau, elle n’était plus là (Tous les matins du monde, p.36-37).

Celle-ci effectue neuf «visitations» dans le court roman et à chacune d’elles une expérience musicale est à sa source. Pareille expérience anime la pratique musicale d’Ann Hidden qui retrouve soudainement la compagnie de ses disparus:

J’ouvris le clavier et je me mis à jouer. L’instrument était magnifique, hélas un peu étouffé par le mobilier, le volume de la pièce, les tentures.
Je n’étais plus avec Juliette, je n’étais plus à Ischia.
J’étais avec mes sœurs mortes.
J’étais à Bergheim (Villa Amalia, p.212).

C’est encore dans une mise en scène musicale que le vieil ami décédé visite le violiste Charles Chenogne: «Seinecé m’apparaissait en songe, un peu chaman, dans la douleur, entrant dans le petit bureau où je m’exerçais aux violes –c’était Egbert Heminghos sortant d’un cauchemar» (Le Salon du Wurtemberg, p.304).

Or, si les liens entre la musique et la «visitation» des morts sont fort nombreux pour appuyer mon argumentation, c’est le contre-exemple du roman Les Escaliers de Chambord qui me semble le plus à même d’illustrer l’importance de la musique dans le phénomène de revenance chez Quignard.

Le personnage d’Édouard Furfooz retiendra ici mon attention. Ce personnage qui n’aime pas la musique, ce mélophobe des romans quignardiens, est littéralement tarabusté par une forme revenante avec laquelle il ne peut entrer en relation. La première partie du roman illustre bien cette hantise empreinte de frustration et d’inapaisement que vit le collectionneur de jouets anciens. Or, il est possible de trouver dans la diégèse nombre croissant de situations intégrant la musique dans sa vie, sinon au premier plan, du moins dans un contexte suffisant à faire croire qu’il se trouve délivré lorsqu’il connaît une forme d’expérience musicale, soit même celle aussi simple que d’avoir une musicienne dans sa vie, un instrument de musique à sa portée ou un souvenir qui fredonne inlassablement et tourmente la mémoire et l’esprit.

D’emblée, le personnage est présenté par le détail inouï de son aversion pour la musique: «Édouard détestait les sons. Il haïssait jusqu’à l’idée de musique» (p.14). Cette profonde aversion contre la musique n’a pas nécessairement pour conséquence de l’isoler de «l’autre monde», mais surtout de lui en priver l’accès, lui barrant le passage entre les deux mondes. Son quotidien se trouvera ainsi hanté par des «chuchotements» (p.72), des sensations d’être suivi, pourchassé, obsédé, «poursuivi[…] à la trace où qu’il allât» (p.125). Les impressions se multiplient tout au long du récit mais demeurent floues et incompréhensibles. Cette ombre qui semble le hanter, il ne la connaît pas, il ne la reconnaît pas. L’accès à ce souvenir semble bloqué, contrairement aux nombreux épisodes des autres romans lors desquels le personnage est tarabusté par un souvenir et sa mémoire s’éclaire, par le biais d’une expérience musicale, pour faire face au sens, aux mots, au signe qu’il tente de retrouver. Ici, l’obscurité demeure totale, Édouard Furfooz évolue perplexe et intrigué par ce signe qui ne cesse de ne pas aboutir. C’est que, de la nuit de sa mémoire «quelque chose le hélait et il ne savait quoi» (p.36). De fait, nombreux sont dans le roman les signes par lesquels se manifeste le caractère itératif de ces anamnèses qui n’aboutissent pas. Ainsi, de sa première visitation floue il n’arrive à saisir la voix qui l’«appelait au loin en pleurant» (p.36) et demeure par la suite empreint de «l’impression confuse que quelqu’un le recherchait» (p.45). Mais il n’arrive jamais à semer ce «suiveur imaginaire» (p.45).

Ce souvenir perdu est le nom de la petite amie qu’il a aimée lorsqu’il était enfant et qu’il a vue périr noyée. Il faut comprendre en fait que le passage entre les deux univers, entre le monde des morts et celui des vivants, entre le réalisme et le fantastique, entre le rêve et le fantasme, ne peut se faire dans l’univers quignardien sans «ritournelle» musicale. Si le revenant est celui qui frappe trois coups avant d’apparaître (La Haine de la musique, p.73), il nécessite l’intervention du musicien pour se manifester. C’est justement cette expérience musicale que je tente de creuser qui vient graduellement guider le voyage du personnage.

Un premier signe se manifeste lorsque «[b]rusquement, le corps tremblant faiblement», Édouard Furfooz s’éloigne de l’ombre d’un souvenir qui l’envahit, et voilà finalement la musicienne qui se manifeste subtilement:

[il] murmurait le nom de Laurence comme un brahmane la formulette à la fois indifférente et divine d’un mantra. Il quitta brusquement ce lieu. Il ressentait physiquement que les deux syllabes de ce nom venaient de bouleverser le monde. Il ressentait que quelque chose l’attendait qui compterait plus que toute sa vie et allait en modifier le cours (Les Escaliers de Chambord, p.73).

Je précise que Laurence, son amante, est une pianiste accomplie et qu’il est mentionné dans le texte qu’elle voue «plus de quatre heures chaque jour à l’étude du piano» (p.76). Apparaît alors toute la force de la formule magique du nom de la musicienne qui entame le voyage chamanique vers le perdu. Il me faut encore ajouter que cette petite disparue était elle-même musicienne et que, dans la grande majorité de ses «visitations», elle apparaît sur son banc de piano en train de jouer de la musique.

Ce n’est que plus tard qu’un autre incident vient encore éclairer les ténèbres de sa mémoire. C’est un événement tout simple, qui serait anodin mais qui devient fort révélateur dans notre contexte. Édouard reçoit la visite de façon plus claire de la petite fille qui le hante depuis longtemps avec autant d’insistance, et l’élément déclencheur est simplement le contact brutal avec l’instrument de musique:

Il se releva et tout en portant sa main gauche à sa hanche qui avait heurté le piano du premier salon il eut une nouvelle vision en un éclair. C’était la petite fille de l’école de la rue Michelet qui avait tourné son visage vers lui. Mais il ne parvenait pas à voir les traits de ce visage. Il ne voyait que le regard, deux yeux magnifiques et intenses, des yeux marron. Elle lui prenait la main (p.124-125).

Au bout du long cheminement d’écoute, Édouard Furfooz connecte avec son passé, avec ce fredon de souvenir qui le tarabustait par un long itinéraire parsemé d’instruments de musique, de musiciennes et surtout de la musique de la langue qui taraude et se joue entre le récit linéaire et les épisodes cycliques, les leitmotive et un contrepoint de deux histoires parallèles.

J’ai essayé de montrer ici comment la musique pouvait devenir la langue des souvenirs. À noter que de «cette vie antérieure, la musique [en] porte la “rémanence” comme une “trace sonore”, et cela fait d’elle un art qui non seulement garde un cordon ombilical avec l’antériorité perdue mais la traite sans recours à la représentation», explique Midori Ogawa (2011, p.161). La musique témoigne, par ce fait, de l’importance du passé, de «l’avant-monde» dans l’œuvre de Quignard, et de la tension invisible qui le lie avec l’art. En somme, comme le note Jean Fisette, la musique formule la tension entre un désir présent et un bonheur perdu, ce qui semble, selon lui, le «fondement de toute démarche créatrice» (1997, p.96).

Dire le manque et le désir par la musique

Si j’ai tenté de traquer le jeu des associations et des liens entre la musique et le revenant dans l’œuvre romanesque de Quignard, c’était avant tout pour révéler cet intervalle signifiant des références et mises en scènes musicales en lien avec les «visitations» du passé. J’ai pu montrer comment ce lien s’instaurait et se développait dans la poétique de Quignard. Pour clore cette excursion musico-littéraire, il me reste toutefois à soulever la question du pourquoi d’une telle démarche et esquisser quelques-uns des rôles que vient jouer cette alliance musique/revenant dans l’œuvre romanesque de Quignard.

L’apparition du revenant, brève suspension des réalités spatiales et temporelles, permet dès lors de formuler l’adieu, de laisser partir, d’accepter la séparation. La compositrice Ann Hidden explique ce rituel lors duquel on «faisait ses adieux au piano» (Villa Amalia, p.90), parce que «l’adieu même est lié à la musique comme la non-synchronie de deux rythmes», précise Quignard dans Vie secrète (p.378). La musique permet à la fois de préserver de l’oubli et d’énoncer l’ultime séparation:

Par tradition familiale (sa mère faisait ainsi, son grand-père maternel faisait ainsi, son père avait dû se soumettre lui aussi à cette règle particulière, elle avait aussi vu sa grand-mère faire de même dans l’appartement de Rennes), on faisait ses adieux au piano. Chaque famille a ses rituels très vite inintelligibles. On posait les valises l’une à côté de l’autre dans l’entrée, on mettait sur elles le manteau ou l’imperméable et –sur l’imperméable – le chapeau, on se mettait au piano et on jouait une pièce pour dire au revoir. On n’embrassait pas. On s’enfuyait alors sans un mot alors que l’espace résonnait encore de musique (Villa Amalia, p.90).

Dans cet au revoir, dans cette sorte d’énonciation de l’adieu, s’inscrit parfois une seconde fonction visant à rendre justice au passé. Pour Quignard, il y a des oubliés au souvenir du monde. Le romancier se doit alors de

céder un peu d’eau pure, c’est-à-dire un peu de langue écrite, aux vieux noms qu’on ne prononce plus. Il faut se pencher et exhumer les tombes qui se sont perdues dans les herbes et les siècles et les pierres. Il faut ouvrir un instant la porte d’un livre à ces héros de la vie légendaire ou à ces fantômes de la vie historiques qui ont été délaissés […] (Boutès, p.29).

Aussi, lorsqu’il nous parle de Sainte Colombe, de Marais, veut-il également rendre justice aux oubliés de l’histoire en leur donnant un nouveau souffle de vie, geste répété par la compositrice de Villa Amalia: «À mon tour j’aime bien transmettre ce qui fut oublié» (p.277). Le musicien quignardien apparaît comme étant le mieux à même d’assurer la liaison, de faire des liens (Les Escaliers de Chambord), de favoriser la traversée, d’ouvrir le passage secret (Vie secrète), de «désharmoniser» (Villa Amalia).

C’est en définitive le roman lui-même qui est visé par des linéarités temporelle et narrative du récit entremêlées par les anamnèses. C’est parce que le son ne connaît pas de dichotomie spatiale entre intériorité et extériorité qu’il permet de voyager. Cette traversée musicale représente, avant tout, la traversée d’un seuil sonore; elle joue avec les frontières temporelles (mémoire) et spatiales (ce qui est lointain et invisible devient soudain proche et visible). La musique, de même que toute expérience musicale, a ceci de particulier que, comme l’écrit Quignard dans La Haine de la musique, elle «[introduit] du retard dans l’immédiat» (p.33), donc de la mémoire. Elle permet alors, en quelque sorte, la rétention. Ainsi, Monsieur de Sainte Colombe avec le Tombeau des Regrets, et sa musique en général, ne cesse de préserver, indéfiniment et à chaque nouvelle écoute, le fantôme de sa femme défunte. Avec la musique, l’espace/temps créé ne coïncide pas avec celui du monde réel: c’est un espace imaginaire, «dans une espèce de zone de transition à mi-chemin entre le fantasme et l’hallucinat» (Écrits de l’éphémère, p.245). Lieux, temps: rien n’est fixe, tout devient mouvant et bascule dans une indétermination qui fait du musicien un errant hors de lui-même. Jouer ou écouter, c’est se laisser attirer vers l’espace sonore; c’est, par le même mouvement, être rejeté dans et hors du monde.

C’est également le jeu entre fiction et réalité, réalisme et fantasmagorie, genre musical et genre littéraire qui est perturbé par cette pratique inusitée d’un passé mis en musique dans le texte. L’expérience musicale travaille conjointement à l’écriture. À la fin du Salon du Wurtemberg, Charles Chenogne laisse tomber la musique et s’oriente peu à peu vers l’écriture: «Ici je ne fais plus de musique. […] Pour la première fois de ma vie, je ne traduisais pas, je n’interprétais pas un morceau. Je suis le morceau. J’ai transcrit ma vie» (p.423-424). Au-delà des références singulières et des descriptions de pratiques musicales, la musique met ensemble divers éléments qui forment une sorte d’appel pour l’écriture. La thèse développée, en filigrane et en creux par les textes quignardiens, pourrait se résumer ainsi: «La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens elle n’est pas tout à fait humaine» (Tous les matins du monde, p.113). Cette conception particulière de la musique sert de relais quand la parole, les mots, atteignent une limite de l’expérience humaine, la frontière du dicible. La musique sous forme de métaphore, de symbole, avec sa mythologie, parvient à révéler, à faire entrevoir, à faire connaître ce que les frontières du langage maintenaient inaccessible. Ce n’est pas la musique en tant que telle, mais ici une certaine idée de la musique qui est une élégie, un cri de deuil lancé en direction d’une perte inénarrable et informulable autrement. Chez Quignard c’est la littérature dans son entier qui, à travers ce prétexte musical, se laisse ici penser, et là où l’ouverture de l’un compense les limites de l’autre, on touche un «rapport singulier au savoir» (Rabaté, 2008, p.156). La musique, sans être une fin en soi, permet alors une ouverture vers un autre art, un autre monde, un autre temps. Le revenant, par un jeu d’écho polysémique, associe de ce fait, par un chemin d’initiation chamanique, traversée des frontières, écriture et musique.

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