Entrée de carnet

Le sort des mécaniques défaillantes

Tim Lane
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Lane, Tim. Abandoned Cars. Seattle, Fantagraphics Books, 2008, 108 pages.

En mettant au point la technique de la chaîne de montage au début du XXe siècle, Henry Ford a réussi à accélérer la production de son modèle T. La légende veut qu’il aurait convoqué plusieurs journalistes à l’une de ses usines afin de faire la démonstration de l’efficacité de ses constructions. Il ordonna aux contremaîtres de lancer les machines: après un certain délai, une voiture apparut à la sortie de l’usine. Les journalistes n’y virent rien de bien exceptionnel jusqu’à ce que, quelques instants plus tard, une autre voiture jaillisse des entrailles de l’usine, puis une autre, et une autre… L’anecdote est emblématique d’une certaine pensée magique participant de l’American Dream, c’est-à-dire la croyance en une abondance infinie qui ne connaît pas l’épuisement et le prévoit encore moins. Le rêve américain s’incarne notamment sous la forme d’une poursuite individuelle du bonheur, défendue par la Constitution américaine et faisant miroiter la promesse pour tous d’une plénitude matérielle apparemment intarissable. Or, il s’avère plutôt que ce rêve est donné à peu d’élus pour beaucoup d’appelés, ces derniers croupissant dans l’ombre des tours d’ivoire des opulents.

Dans les faits, qu’advient-il de toutes ces voitures construites année après année, qui sont achetées par des gens aisés, davantage par vanité et par ostentation que par besoin pressant? Force est de constater que l’entièreté de la production ne trouve pas acquéreurs, comme l’attestent les déboires des constructeurs automobiles qui meublent les pages économiques depuis quelques mois. En effet, pour bien des gens, ce qui a jadis été la voiture de l’année d’un conducteur aux poches plus profondes est rachetée à moindre prix, puis usée jusqu’à la corde avant d’être abandonnée, puisqu’il faut se résoudre à son sort de moins bien nanti et étirer les derniers kilomètres de fonctionnement avant de l’acheminer, par nécessité, à la casse.

L’accident automobile est une catastrophe beaucoup plus retentissante et spectaculaire que le simple abandon d’une vieille mécanique. Pensons simplement à l’œuvre de J.G. Ballard qui, de Atrocity Exhibition (1970) à Crash (1973), macule les pages de ses œuvres avec des épanchements d’huile et de chair, en faisant même un moteur érotique: «A car crash harnesses elements of eroticism, aggression, desire, speed, drama, kinesthetic factors, the stylizing of motion, consumer goods, status – all these in one event. I myself see the car crash as a tremendous sexual event really: a liberation of human and machine libido (if there is such a thing)1Cité en entrevue dans le magazine Penthouse, septembre 1970, vol.5. n.5 (pp.26-30), reproduit à l’adresse suivante: http://www.jgballard.ca/interviews/penthouse_barber_1970.html (consulté le 10 février 2010)..» Le drame instantané que représente la collision d’une voiture avec un obstacle est un événement qui marque la vie du conducteur —quand elle ne la termine pas tout simplement— alors que l’abandon est un processus qui s’étire dans le temps et s’effectue en apparence sans trop de heurt. Il n’en reste pas moins que le déclin graduel menant à l’abandon se vit dans une douleur interne sourde et une indifférence externe silencieuse. C’est pour donner une voix à ces drames muets que Tim Lane dresse un portrait allégorique des laissés-pour-compte de l’Amérique, grâce à Abandoned Cars, recueil bigarré d’illustrations, de paragraphes illustrés et de récits courts sous forme de bandes dessinées. Le dessin de l’artiste, au détail scrupuleux qui n’est pas sans rappeler le travail de Charles Burns, emploie souvent une technique de hachure (cross-hatching) évoquant les woodcut novels2Pour en apprendre plus sur ce courant, on se réfèrera à George Walker, Graphic Witness. New York: Firefly Books, 424 p. de la première moitié du vingtième siècle dans lesquels des artistes comme Frans Maesserel et Lynd Ward s’affairaient brillamment à créer des récits muets du prolétariat en Amérique, et auxquels Lane rend hommage dans le récit Ghost Road.

Le noir et blanc, qui est décliné en gradations, instaure une ambiance lourde et glauque qui hante les pages du volume tout autant que les personnages des multiples récits sont hantés par leur condition oppressante et leur sort lugubre.

Les pages de garde, en couleur, présentent une illustration large où de nombreux individus se baladent face aux devantures de plusieurs restaurants servant de la nourriture blafarde et baveuse, digne des meilleurs greasy spoons. 

La table est mise. Quelques pages plus loin, une parodie de réclame pour une voiture Chevrolet («The Great American Mythological Dream!» (p.3) présente un couple moderne des années 1940 qui se réjouit devant la carrosserie étincelante d’une voiture pimpante aux lignes chatoyantes.

Toutefois, le texte de la réclame tranche résolument avec l’optimisme un brin facétieux des joyeux drilles étalés à la grandeur de la page, surtout lorsqu’il explique en quoi l’œuvre qui sera lue est un drame: «Because it IS a drama, or theater, and that drama is played out by Americains every day, in greater or lesser degrees of intensity and awareness!» (p.3) et, plus bas, pour renchérir: «It’s the cement that exists between the bricks of a building — something you don’t think about very much, but is responsible for holding everything together.» (p.3)

Lane explique qu’il a choisi de représenter le drame mythologique américain plutôt que le traditionnel American Dream puisque le drame est l’envers du rêve, la concrétisation imparfaite et inadéquate d’un idéal:

The Dream becomes diluted, compromised. It is a product that looks nothing like its picture on the box; something incapable of doing everything its advertisers said it would. The myth reveals itself in our convoluted attempts to describe the American Dream’s meaning; the drama is in the way our actions play out in attempting to realize our interpretation of that dream. And then there are the nightmarish aspects of what the American Dream’s dark side can do to the human spirit – the horrors its absence creates. And it’s on this side of the American Dream that most of the stories in Abandoned Cars take place. (p.165)

Ceci est suffisant pour démontrer qu’il ne sera pas ici question de reconduire naïvement la gloire du capitalisme entériné par les sbires de Madison Avenue, mais plutôt de considérer le visage maculé et défait des habitants d’une réalité où le rêve s’est dégonflé et dissipé.

Le ton est donné: oscillant entre le sarcasme et la lucidité, l’univers d’Abandoned Cars a une portée carnavalesque au sens bakhtinien3Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance. Paris: Gallimard, collection Tel, 1970, 477 pages., à ceci près que les paysans ne renversent jamais le roi, même temporairement: ils ne cessent de croupir dans la misère d’une routine sans espoir. Néanmoins, Lane ne propose pas un traitement caustique de ces citoyens abandonnés par le rêve américain. Il ne fait pas plus preuve d’une approche misérabiliste: en optant pour un regard sobre et direct sur une brochette de personnages naïfs, illuminés, paranoïaques et déprimés, le bédéiste offre une vision de ces humanités ordinaires qui ne se distinguent que par leur inclusion dans une classe hétérogène, mais certes exclue du success story.

Si Lane aborde le mythe américain avec un tel scepticisme, c’est parce qu’il a lui-même été à sa rencontre, pour finir par admettre que ce mythe était chose du passé, si tant est qu’il ait déjà existé. Dans l’aventure autobiographique en trois actes «The Spirit», Lane décrit sa tentative d’expérimenter la vie trépidante du bohème parcourant l’Amérique en faisant du «train hopping», armé d’un sac à dos, d’une flasque de vin et d’admiration pour les écrivains américains les plus célèbres (Jack Kerouac au premier titre). Il décrit ses objectifs en ces termes: «I try to re-align myself with the epic mythology of America in which I imagine myself to be a minor character» (p.47), et, relativement à ce mythe: «The myth is the ghost I’m chasing. The myth is the American romance that nobody talks about anymore.» (p.92) Son périple sera de courte durée: il aura bien vu quelques paysages splendides, mais la solitude vient à bout de sa raison et ses délires l’entraînent à revisiter la figure disparue d’une Amérique sur le déclin, soit un Elvis Presley en fin de carrière, gras, las et s’ennuyant de sa mère décédée, qui livre une interprétation poignante devant une salle vide.

Il décide d’abandonner momentanément sa quête insensée d’une «route» évanescente construite à partir d’un héritage littéraire appartenant à une autre époque, mais il rééditera à quelques reprises cette vaine tentative, puisque son désir ne s’est jamais éteint:

The longing remains – for something inexpressible. It’s the longing that continues to flow out from me – restless, unsatisfied, never-ending. The reckless poem I started remains unfinished. Maybe that longing is what binds me to all the hoboes who traveled before me. Maybe that longing links my spirit to the greater spirit of America, and my story washes into an epic continuum that involves all of our stories, one following another, and the epic never really ends. Maybe. I don’t know: I’m only a small piece of a huge story that’s too big for me to comprehend. And one of my character flaws is seeking meaning in experiences that may not have any… (p.131)

Lane abandonne donc son projet de sauter de train en train comme un travelling hobo, mais conserve une fascination pour ce mythe auquel il se sent lié. L’ambivalence face à cet objet de l’esprit, qui le fascine tout en lui échappant, se manifeste dans un projet de création où ce mythe américain n’est plus un rêve abstrait et indiscernable, mais devient plutôt un drame concret et ambigu. De la sorte, le mythe n’est pas célébré ou reconduit, il est plutôt complexifié, puisqu’étendu aux âmes en peine qui participent également au tissu social ayant alimenté et fait vivre l’Amérique depuis sa fondation. Il s’avère en effet que, quand on y regarde de près, la plupart des histoires que les quidams ont à raconter sont sordides ou mélancoliques, et il est difficile d’y espérer beaucoup de happy endings hollywoodiens…

Pour ajouter à ce ton pessimiste, Lane tient à rappeler que même les célébrités ne sont pas à l’abri du tourment. Sur une des premières pages de l’œuvre, une illustration présente Marlon Brando, jeune et à son apogée de sex-symbol, qui dévisage le lecteur avec un regard pénétrant et plein d’une assurance pétrie par son statut et sa jeunesse.

Une centaine de pages plus loin, en guise de conclusion, le même Brando réapparaît, la chair boursouflée, le regard légèrement hagard et la chevelure ayant quitté graduellement la section frontale du crâne à mesure que son étoile s’étiolait.

Jadis l’incarnation resplendissante du jeune premier à l’avant-plan de l’écran d’argent, il a amorcé une déglingue l’ayant mené au quasi-abandon de la part des producteurs de films, son aura lui valant tout juste un rôle mineur dans une adaptation d’un roman presque oublié. Dans cette dernière apparition au grand écran, Brando le légendaire était bouffi et empâté, au bout de sa course, l’odomètre augmenté de manière alarmante. Cette ultime présence, gravée à jamais dans la mémoire des cinéphiles et reproduite de manière troublante par le dessin de Lane, sert de monstration pour ce qui advient de la machine flamboyante qui est abandonnée par ses conducteurs après un certain temps, rendant justice à une déclaration de Ballard: «The American Dream has run out of gas. The car has stopped4Cité dans BRESSON, Catherine, “Ballard at home”, in Métaphores, numéro 7, 1983, pp.3-30.

Tout au long de la route sinueuse tracée par Abandoned Cars, certaines pages ponctuent la traversée comme autant de panneaux de signalisation qui se fondent dans le décor. Sur ces interruptions de parcours sont offerts des personnages à l’apparence distincte et à deux facettes superposables, qui, par la magie du cut-out, se découpent et s’assemblent afin de former une galerie de clichés en deux dimensions (ou trois, pour autant que l’on accepte de charcuter le livre). Les Rockabillies, Beatle Bob, The Magnificent Old-Timer Grifter, Tai-Chi Dude et autres résidus d’une culture américaine surannée pourront ainsi trôner à l’endroit où l’on choisira de les installer comme objets décoratifs.

Une fois posés, il est aisé de ne plus leur porter la moindre attention. On peut les remarquer du coin de l’œil, au passage, sans s’attarder à leur sort outre mesure, si ce n’est que comme divertissement passager. Ils existent néanmoins, ne serait-ce que comme statues de papier reflétant des existences bien réelles, mais ils sont révélés grâce à leur déploiement lectural: leur anonymat automatique serait resté tel n’eut été de leur incarnation préalable dans les pages d’une œuvre magistrale. Même sans l’opération élémentaire de sculpture qui est suggérée au lecteur, Tim Lane fait émerger de la page, par le biais de la lecture, un panorama de citoyens invisibles, inconnus et inoubliables qui meubleront l’imaginaire.

L’auteur de ce texte tient à remercier chaleureusement Kim Thompson, éditrice chez Fantagraphics Books, pour l’autorisation accordée à Salon Double de reproduire des extraits d’Abandoned Cars.

  • 1
    Cité en entrevue dans le magazine Penthouse, septembre 1970, vol.5. n.5 (pp.26-30), reproduit à l’adresse suivante: http://www.jgballard.ca/interviews/penthouse_barber_1970.html (consulté le 10 février 2010).
  • 2
    Pour en apprendre plus sur ce courant, on se réfèrera à George Walker, Graphic Witness. New York: Firefly Books, 424 p.
  • 3
    Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance. Paris: Gallimard, collection Tel, 1970, 477 pages.
  • 4
    Cité dans BRESSON, Catherine, “Ballard at home”, in Métaphores, numéro 7, 1983, pp.3-30.
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