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Introduction: Devenir soi(e)

Jennifer Bélanger
Manon Huberland
Marie-Pier Lafontaine
couverture
Article paru dans Mères et filles de soi(e): filiations tissées, nouées et rompues dans la littérature contemporaine transnationale, sous la responsabilité de Jennifer Bélanger, Manon Huberland et Marie-Pier Lafontaine (2022)

Naître d’elle, mais apprendre à être de soi: à s’envelopper d’un vêtement de soie qui est à la fois ce qui se transmet d’autrui et ce qui advient au fil du temps, de par la vie que mènent les filles, avec, contre ou sans les mères. C’est cette image du roman Un enfant à ma porte (2008) de Ying Chen – cette «faculté de tisser» au cœur de l’héritage maternel chez les vers – qui s’impose comme point de ralliement aux textes réunis dans ce collectif1Les textes sont issus du séminaire «Le maternel et le fictif: perspectives internationales» donné à l’Université du Québec à Montréal par Lori Saint-Martin à l’automne 2019.. Qu’il s’agisse, pour les filles, de poursuivre la filiation en demeurant fidèles aux gestes mille fois répétés des femmes avant elles, de l’écrire en élevant ses accrocs, de l’ouvrir en rêvant d’autres dénouements, ou de la défaire pour rompre les recommencements, c’est toujours une question d’écriture: de langue et de corps. C’est à la langue maternelle qu’elles s’en prennent lorsque celle-ci heurte, sonne faux ou force le sens de leur(s) histoire(s). C’est à la langue maternelle qu’elles reviennent pour repriser les souvenirs et colmater les silences laissés par une mère tantôt absente, tantôt morte. Et les mères, elles, filles aussi, regardent derrière et devant elles, au milieu des mots qu’elles reçoivent et donnent, au milieu d’un amour parfois si grand qu’il les enserre. Toutes, enfin, composent avec le «trop-plein» et le «trop peu» (S. Hammoun), avec le «dire trop» ou le «dire assez» (C. Huysman) qui dictent la distance et la proximité à occuper, leur équilibre fragile à maintenir pour se réaliser chacune comme sujet.

«Cocon, carcan»: ces deux mots, dans la magnifique préface de Lori Saint-Martin, font saillie. De l’un à l’autre, au-delà du jeu de voyelles, s’entend le passage de la douceur à la rigidité, le risque – séparé d’une virgule – que le confort qui protège se transforme soudain en étouffement.   

Mères et filles sont tour à tour araignées ou insectes piégés, souvent les deux en même temps. Leur corps-à-corps est une lutte, mais également une danse. Elles s’enlacent et se repoussent, sont en miroir et en décalage, entretiennent entre elles les soupçons et les malentendus sans toutefois se perdre de vue. Plusieurs des lectures présentées ici avancent d’ailleurs tout en nuance, préférant saisir ce qui, dans les relations maternelles, ne se réduit pas à des rôles assignés ni ne se simplifie à des tropes. Elles honorent les figures insaisissables que sont les mères et les filles, et invitent à prendre les choses en sens inverse, pour évoquer Chantal Chawaf qui trouve ancrage dans le texte de Maude Pilon.

Ce tracé motive le premier article du collectif, signé par Emanuella Feix. Partir pour ne pas faire comme elle. Ni mieux, ni mal, mais autrement. Dans le film Une seconde mère d’Anna Muylaert, c’est le risque que prend Val, mère de Jéssica, pour que cette dernière puisse entreprendre des études dans une université prestigieuse du Brésil. Afin d’offrir de meilleures perspectives à sa fille, Val est contrainte de l’abandonner et de la laisser entre les mains de sa mère à elle. Feix nous livre une réflexion étayée à la fois sur la naturalisation et l’héritage persistant de l’esclavagisme dans la construction de la maternité, mais aussi sur les changements qui peuvent s’opérer entre les générations, les privilèges qui s’acquièrent au détriment de celles avant soi. En effet, le «ne pas faire comme elle» concerne aussi Jéssica envers Val. Ce mouvement vers l’avant, et vers l’ailleurs, de la fille ne brise pas uniquement une certaine fatalité qui pèse sur les corps subalternes: il rend visible, pour la mère, les inégalités que celle-ci subit au quotidien et il lui permet de tenir cette promesse ultime que plus rien ne sera comme avant.

Dis à tes filles de ne pas faire comme moi, intime aussi la grand-mère à sa fille au sujet de ses petites-filles dans le recueil La dévoration des fées de Catherine Lalonde, étudié par Laurence Élément-Jomphe. Poupées russes, ces femmes du récit sont les unes dans les autres, indémêlables et singulières, nées sous la malédiction d’être filles et, donc, mortes avant d’être mortes. Dans une écriture poétique et hantée par les personnages de Lalonde, Élément-Jomphe pousse plus loin l’indétermination des trois femmes (grand-mère, mère et fille) et s’attarde à ce qui est en jeu entre le moment où l’une dévore l’autre, où l’une quitte le village natal – et maudit – pour y revenir. L’exil, ici, s’entrevoit en effet dans la possibilité du retour: la p’tite, la dernière de la lignée, est le vecteur d’un changement spatial et sémantique. Se penser fille, à travers une langue qui s’assume féminine, c’est d’abord s’éloigner de sa généalogie noyée dans l’oppression patriarcale pour ensuite la réinvestir d’un amour révolutionnaire.

S’extirper des Heures souterraines pourrait bien être le désir premier de Mathilde dans ce roman de Delphine de Vigan. Cécile Huysman retrace avec finesse les sacrifices d’une mère qui étouffe au travail. Mésestimée et mise à l’écart, privée de parole et d’agentivité, Mathilde bascule dans un «état larvaire». L’analyse révèle une série de renversements alors que le cadre de travail, auparavant émancipateur, devient pour Mathilde une véritable prison gestationnelle. La femme adulte, d’un coup infantilisée, s’enfonce dans une régression forcée où le corps et la voix s’ankylosent. Sa propre maternité, lieu paradoxal de contrôle et de relâchement, paraît alors comme seule échappée. Le récit, par son esthétique du tâtonnement, tel que le définit Huysman, laisse place aux hésitations, aux contradictions, aux silences de la mère. Nous suivons, avec Huysman, une narratrice qui, par l’expérience mise en mots, cherche une bouffée d’air.

Glissant de nouvelle en nouvelle, Manon Huberland propose une traversée sensible de l’œuvre At The Bottom of the River de Jamaica Kincaid. Ne négligeant ni la parole de la mère et celle de la fille, les faisant se répondre en écho, Kincaid nous ouvre la porte d’une «maison de la mère», espace qui, en marge du tissu social, tout en bas de la rivière, est néanmoins remué par des paradoxes et des dynamiques de pouvoir. Au fil du roman, comme de l’analyse, l’architecture de la voix maternelle s’assouplit pour que s’érige celle de la fille, et ce, moins dans un rapport de mimétisme que dans la reconnaissance d’une subjectivité propre à chacune. Ensemble, elles rêvent, se déplacent, se recentrent, refont peau neuve, mais ne renoncent jamais à l’une et à l’autre devant cet avenir qu’elles bâtissent.

Daphné Ouimet-Juteau, quant à elle, étudie les diverses filiations à l’œuvre dans Chocolat amer de Laura Esquivel. La mère symbolique et la mère réelle s’entrechoquent dans ce roman-feuilleton, où le réalisme magique transforme le talent culinaire de la narratrice – art dit «mineur» – en un réel pouvoir de transformation. Tantôt sensuel, tantôt dangereux, l’art culinaire incarne une voie d’émancipation pour elle; un chemin de traverse vers la mère symbolique, soit une mère nourricière et artistique, mais surtout aimante. La mère réelle, de son côté, violente le corps et la psyché de sa benjamine, s’assure de la soumettre à la loi patriarcale. Par une lecture très proche du texte étudié, voire qui s’y moule, Ouimet-Juteau dessine avec précision les contours des différentes figures maternelles présentes dans Chocolat amer, figures qui convoquent chacune un imaginaire différent.

En s’appuyant sur les réflexions de Françoise Couchard – nombreux sont les textes qui la citent –, Sarah Hammoun aborde avec lucidité l’emprise maternelle dans le roman Crève, maman! de Mô Singh. Est investi cet impératif, celui de tuer la mère pour qu’advienne chez la fille une identité propre, qui ne soit plus souillée par la filiation. Alors que la mère s’éteint, la fille cherche réparation non pas par la réconciliation, mais par une condamnation sans compromis. La narratrice libère une parole tordue par la souffrance, par ce «mal de mère» qui lui serre la gorge et force un bégaiement ou un cri. Par l’entremise de la lecture d’Hammoun, nous rencontrons une narratrice qui écrit les traumatismes, l’excès, la colère qui se passent et se rejouent de mère en fille. La voix démuselée de la fille, qui attaque et accuse, reconduit cependant la violence même qu’elle dénonce: une violence qui s’origine dans le discours social et qui préexiste aux individus qu’elle marque. Ce paradoxe est au cœur de l’analyse.

Si, pour vivre, la fille devait abolir en elle toute présence de sa mère dans le roman Crève maman!, la mère et la fille peuvent coexister sans que l’une efface la voix de l’autre dans le roman Rien ne s’oppose à la nuit. C’est même en rompant le mutisme de sa mère que la narratrice entend survivre. Ophélie Langlois parvient à saisir la densité des mots chez Delphine de Vigan, ceux qui s’écrivent à cause ou grâce à la mère, morte sans laisser de réponses (sur sa maladie, sur sa propre pratique d’écriture, sur sa propre mère). Par un travail «archéologique», la narratrice creuse pour exhumer, recorporalise sa mère à l’encre bleue, lui donne vie et respiration entre les lignes de son récit. La fille réinvestit la douleur et l’absence, brise les silences et mêle la voix de la mère à la sienne pour réécrire au propre la généalogie «entachée». La création et l’acte d’écriture, nous dit Langlois, raccorde une lignée de femmes artistes et libère une voie de guérison, une lueur qui finalement s’oppose à la nuit.

Pour clore le collectif, Maude Pilon propose une réflexion poétique sur les mouvements, les reprises, les déplacements, les évid(t)ements de la langue-cri mère-fille à partir de l’œuvre Ma mère est humoriste de Carla Demierre. Pilon, dans un habile jeu d’écriture qui ramifie les mots, les laissant croître dans leur dispersion et leur multitude, entremêle les voix de plusieurs femmes jusqu’à ne plus tenir à leur autorité. Toutes sont du même ordre, participent d’une même chair chorale; toutes se nourrissent les unes des autres, se versent les unes dans les autres. De longs extraits tirés du récit de Demierre, placés en «marge», offrent une saisie sensible de l’écriture de l’autrice, nuancée et enrichie par les propos qui l’accompagnent. La composition du texte fait entendre les rapports de réciprocité et de dissonance entre la fille et la mère chez Demierre. La filiation se joue entre ces deux tensions; dans le moment où le corps (de la fille et de la mère) cesse d’être mémoire et langage pour n’être qu’enveloppe et contenu à renouveler indéfiniment.

Au fil du recueil, des voix québécoises, françaises, brésilienne, caribéenne et mexicaine s’emmaillent, se prolongent, se tiraillent parfois, forment peu à peu un «tissu ajouré, sans trame ni chaîne

2«Dentelle», Usito, usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/dentelle

». C’est d’ailleurs de cette manière-là que nous avons pensé l’enchaînement des textes, en les imaginant sous-tendus par un long fil qui se déroule, sans début ni fin, constamment travaillés par des réalités impossibles à démêler en sections, d’où émerge finalement une forme complexe et indivisible: une dentelle. Mais plus qu’une forme, la dentelle, ici, entre fragilité et résistance, entre ombre et éclat, incarne surtout le dispositif de métamorphose nécessaire à la (re)naissance des mères et des filles: elle est ce qui reste derrière lui lorsque le vers se (re)met au monde.

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    Les textes sont issus du séminaire «Le maternel et le fictif: perspectives internationales» donné à l’Université du Québec à Montréal par Lori Saint-Martin à l’automne 2019.
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