Entrée de carnet

Voyage sur les traces des monstres. Ou le journalisme selon Palahniuk

Amélie Paquet
couverture
Article paru dans Le journalisme littéraire: l’écrivain sur le terrain, sous la responsabilité de Laurence Côté-Fournier (2013)

À la recherche des territoires peu explorés de la culture populaire américaine, Palahniuk s’inscrit avec un plaisir contagieux dans la lignée du new journalism. Son objectif n’est de toute évidence pas de renouveler le genre de manière formelle avec son Stranger Than Fiction. True Stories, mais plutôt de proposer de nouveaux personnages à découvrir et à rencontrer. Au besoin de réel qui sous-tend la creative nonfiction, l’auteur de Fight Club ajoute une envie de chair et de sueur. D’un sujet musclé à l’autre, il se plonge ainsi au cœur d’univers singuliers, souvent excentriques, et donne la parole à des gens qui évoluent à l’ombre de la culture dominante. Penseur dans le monde, à sa manière, Palahniuk n’est toutefois pas en quête du propret garçon de café de Sartre. Il s’intéresse surtout à ce qui est monstrueux, par son énormité ou par son caractère sordide. Peu friand des personnages délicats, Palahniuk aime particulièrement les sujets qui font violence au regard de leur observateur par leurs aspects spectaculaires.

La solitude de l’écrivain

Divisé en trois sections, soit «People Together», «Portraits» et «Personal», le recueil rassemble des collaborations de l’auteur –reportages, entretiens ou chroniques– tirées de différents magazines. En sous-titrant le livre True stories, Palahniuk laisse croire d’entrée de jeu que le caractère «véridique» de ses récits serait ce qui permettrait de les placer en relation les uns avec les autres. Dans sa préface, il problématise toutefois l’idée de vérité en expliquant qu’il existe une tension entre les faits et la fiction autant dans son œuvre littéraire que dans ses textes journalistiques. Avec Stranger Than Fiction, il révèle le travail secret en amont de ses romans. Avant d’entreprendre un projet romanesque, il raconte se livrer à des enquêtes à la manière d’un journaliste. Bien que pour Fight Club cette recherche sur le terrain se soit faite par hasard, il explique que cette manière d’aborder l’écriture littéraire s’est imposée pour ses autres livres. Lors de la rédaction d’Invisible Monsters, ses recherches l’ont amené à recourir aux services de lignes érotiques. Pour Choke, il a plutôt décidé de fréquenter des thérapies de groupe offertes aux personnes souffrant d’addiction sexuelle. Cette démarche n’est évidemment pas étonnante chez un écrivain qui préfère le storytelling à la recherche formelle, la petite histoire surprenante au grand récit rassembleur. Chez Palahniuk, tout donne à penser que le travail du journaliste est à peu de choses près le même que celui de romancier.

Dans la préface du livre, il fait toutefois une distinction entre les deux manières d’aborder l’écriture en décrivant le travail dans une salle de rédaction: «The journalist writes surrounded by people, and always on deadline. Crowded and hurried. Exciting and fun.» (p.XVII) Frères ennemis, l’écrivain et le journaliste travaillent dans des conditions matérielles et sociales qui sont à l’opposé l’une de l’autre. Chez Palahniuk, tout porte pourtant à croire que l’écrivain envie le journaliste, allant jusqu’à jalouser les contraintes temporelles auxquelles il doit se soumettre. Selon ce portrait, l’écrivain ne connaîtrait que l’ennui et la solitude, alors que le journaliste, bien entouré, profiterait largement de l’énergie de son équipe. Les textes publiés dans Stranger Than Fiction furent précisément pour Palahniuk une occasion de revenir dans le monde: «Every story in this book is about being with other people. Me being with people. Or people being together» (p.XVI) Bien que la démarche journalistique soit une pratique courante chez lui, il n’y a que la creative nonfiction qui puisse réellement lui permettre de se sentir plus près des gens, puisque le roman requiert toujours à son avis une longue période d’isolement.

La parole de l’autre

D’un bout à l’autre du recueil, le bonheur que Palahniuk prend à écouter et à côtoyer ses interlocuteurs est évident, qu’ils soient des vedettes internationales, comme Marilyn Manson et Juliette Lewis, ou des inconnus, comme les lutteurs amateurs en Iowa et les participants enthousiastes du Rock Creek Lodge Testicle Festival1Le Rock Creek Lodge Testicle Festival est un spectacle pour adultes où les amateurs peuvent participer à divers concours: wet T-Shirt, fellations et relations sexuelles sur scène. Très critiqué, le festival attire de nombreux groupes catholiques qui, selon Palahniuk, manifestent en criant des slogans tels que «Demon! I can see you, demon! You are not hiding!» (p.4). Répondant à l’idéal journalistique, il cherche toujours, dans ses reportages et ses entrevues, à s’effacer le plus possible pour donner toute la place dans son texte à la parole de l’autre, qu’il cite abondamment.

Dans son entretien avec Lewis, il réussit avec doigté à donner une occasion rare à l’actrice, qui fut notamment la meurtrière en cavale de Natural Born Killers, de se présenter sous de multiples facettes lors d’une même entrevue. Le texte débute alors que Lewis subvertit les conventions habituelles d’un entretien journalistique:

«One time», Juliette Lewis says, «I wanted to get to know someone better by writing down questions to him…» She says, «These questions are more telling about me than anything I could write in a diary». (p.119)

Pour mettre à l’épreuve l’affirmation de l’actrice, Palahniuk entremêle les questions que lui pose Lewis aux réponses qu’elle formule à ses interrogations à lui. Le procédé est fascinant puisqu’il manque la moitié de la conversation, c’est-à-dire les réponses et les questions de l’écrivain. Le pari qu’il tente de relever est de montrer que Lewis se dévoile en effet davantage dans les questions qu’elle lui pose que dans les réponses qu’elle lui donne.

Palahniuk pousse encore plus loin l’expérience lors de sa rencontre avec Marilyn Manson. Après avoir décrit la maison au décor macabre de Manson et relaté ses tendres échanges avec sa conjointe de l’époque, Palahniuk s’installe devant l’infâme chanteur et le laisse conduire sa propre entrevue. Manson se tire au tarot et commente le résultat des cartes. La dernière carte tirée par le chanteur est particulièrement révélatrice du portrait que Palahniuk fait de lui:

Manson deals his ninth card: the Tower. «The Tower is a very bad card», he says. «It means destruction, but in the way that this is read, it comes across like I’m going to have to go against pretty much everyone. In a revolutionary way, and there’s going to be some sort of destruction. The fact that the end result is the sun means it probably won’t be me. It will probably be the people who try to get in my way.» (p.157)

En présentant Manson ainsi, Palahniuk construit une saisissante image de solitude autour de la rockstar. Le monstre, celui que Palahniuk tente de connaître par ses écrits journalistiques, est sans doute cet homme capable de tout faire seul à l’écart de la communauté. À l’évidence, l’Antichrist Superstar est plus près de l’écrivain que du journaliste. Tout porte d’ailleurs à croire, dans le recueil, que Palahniuk peut entrer en relation avec tous ces monstres, parce qu’il en est lui-même un, par son statut d’artiste qui lui permet de vivre une période temporaire d’isolement afin de se consacrer à sa création. Dans les portraits de ces deux vedettes, comme dans la majorité des articles, la littérature, dont il ne parle qu’à mots couverts, n’est jamais présentée comme étant au service de la société, comme le sont les informations. Elle est plutôt une zone d’exploration ouverte à la cacophonie, au désordre et au sordide.

Construction et destruction

Les inconnus que rencontrent Palahniuk correspondent aussi à cette manière de concevoir le monstre. Deux des articles les plus mémorables du recueil présentent des passions diamétralement opposées qui se ressemblent pourtant dans leur caractère extrême: le derby de démolition et la construction de châteaux. L’écrivain, qui n’a pas à s’astreindre au fil de l’actualité comme le journaliste, peut s’arrêter pour comprendre ces deux loisirs en marge des tendances de l’époque. Dans les deux cas, ces passions relancent l’idée de la solitude qui parcourt le recueil. Les amoureux  de la construction de châteaux portent le rêve d’un isolement total dans la plus grande et la plus solide forteresse possible. Le pilote du derby, seul derrière les commandes de son véhicule, se livre à une entreprise de destruction.

Dans «Demolition», Palahniuk rencontre ces amateurs de collision lors d’un événement dans l’état de Washington, où ils sont tous avides de présenter à leurs camarades leurs nouveaux bolides et d’expérimenter de nouvelles stratégies pour faire le plus de dégât possible sur la piste de course. Frank Bren, un pilote épris de son sport, lance pendant l’entrevue une phrase digne d’un célèbre roman de J. G. Ballard: «It’s not quite as good as sex, but it’s close. You just love that sound of crushing metal.» (p.42) Comme l’expliquent les amateurs à Palahniuk, le seul et unique plaisir dans un derby de démolition est la destruction elle-même. Il est très peu important de gagner la compétition si le pilote n’est pas parvenu à détruire le plus possible les voitures de ses rivaux.

Roger DeClements et Jerry Bjorklund, les personnages que Palahniuk rencontre dans «Confessions in Stone», ne trompent pas l’ennui par des rêves de violence comme les pilotes de derby de démolition. Ils consacrent plutôt tout leur temps et leur énergie à construire des châteaux habitables aux États-Unis où ils pourront s’y installer avec leur famille. D’un château à l’autre, ils raffinent leur technique. Ils finissent toujours par vendre le dernier château pour en construire un nouveau. Leurs châteaux attirent les curieux et, dans les villes où s’établissent, ils font parler le voisinage, comme le raconte Bjorklund à Palahniuk: «Rumor has it there’s a basement dungeon under the tower, […] and I just let people keep thinking that. […] I’m probably known as a crazy man in Camas, but I don’t give a damn what they think». (p.70)  Puisque leur passion les tient bien vivants dans un monde qui, sinon, les intéresse très peu, le regard des autres sur leur quête est sans importance aucune.

Solitude radicale

Bien que les hommes soient à l’honneur dans les reportages littéraires de Palahniuk, il ne manque pas de décrire avec soin comment les femmes doivent négocier leur place dans les différents milieux qu’il examine. En général, elles sont d’ailleurs les plus exclues de ces univers marginaux. Où le loisir viril est à l’honneur, la femme a très peu d’espace au cœur de ces microcosmes où l’on aimerait bien se passer d’elle. Au Rock Creek Lodge Testicle Festival, les femmes servent de faire valoir au testicule porté aux nues. Un des lutteurs amateurs rencontrés par Palahniuk lui raconte que sa femme menace ouvertement de le quitter en raison de son sport. Comme le derby de démolition qui est si intense qu’il peut presque remplacer une vie sexuelle, Palahniuk raconte, à partir de sa propre expérience, dans «Frontiers» comment les accros aux stéroïdes arrivent à vivre entre hommes en se passant totalement de sexualité. Dans «The People Can», il entre dans la vie entièrement masculine d’un sous-marin de l’armée américaine. Le monstre total, celui que Palahniuk cherche à rencontrer tout au long de son livre, est probablement cet homme complètement autosuffisant qui pourrait se libérer de toutes ses attaches. Un monstre qui ne regarde pas, comme lui, avec envie les journalistes qui travaillent dans les salles de rédaction bondées, un monstre qui se consacre à son œuvre sans éprouver le moindre regret face à la communauté qu’il a quittée.

 

Bibliographie

Palahniuk, Chuck. 2004. Stranger Than Fiction. True Stories. New York: Anchor Books, 233 p.

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    Le Rock Creek Lodge Testicle Festival est un spectacle pour adultes où les amateurs peuvent participer à divers concours: wet T-Shirt, fellations et relations sexuelles sur scène. Très critiqué, le festival attire de nombreux groupes catholiques qui, selon Palahniuk, manifestent en criant des slogans tels que «Demon! I can see you, demon! You are not hiding!» (p.4)
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