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«Under my mother’s house»: emprise maternelle et formation identitaire dans «At the Bottom of the River» de Jamaica Kincaid
nous avons brûlé nos corps coupables / ceux de nos mères / elles nous ont inondées de leur lait, de leur sang / de leurs mémoires, de leur crime d’être femme / oubliant la sagesse de celles carbonisées sur un bûcher / négligeant la force qu’il leur a fallu / pour nous donner la vie / nous avons brûlé leur maison.
Rachel Bergeron
My mother had tried everything to get me swimming, from using a coaxing method to just throwing me without a word into the water. Nothing worked.
Jamaica Kincaid
Réunissant une dizaine de nouvelles – certaines ayant préalablement occupé les pages du New Yorker ou du Paris Review – At the Bottom of the River, publié en 1983, marque la première sortie littéraire de l’autrice américano-antiguaise Jamaica Kincaid. Par la plume et le propos, le recueil annonce d’ores et déjà son œuvre romanesque en proposant un univers singulier où s’entremêlent intimement quête identitaire et relation avec la mère. La prose onirique liant les nouvelles entre elles abrite en alternance des voix de mère et de fille anonymes au cœur d’une spatiotemporalité qui évoque un espace caribéen postcolonial. La subjectivité distinctive de l’enfant traverse le recueil sous une figure maternelle protéiforme, faisant saillir la trajectoire d’une formation identitaire complexe à la manière d’un Bildungsroman. Pour cette raison, je lirai ces dix textes comme relevant d’une même trame et observerai de près la progression de la relation entre la mère et la fille d’une nouvelle à l’autre.
Si l’Histoire et les canons littéraires regorgent de mères tues, maudites ou canonisées, At the Bottom of the River accueille une voix maternelle ravivée qui brouille les limitations binaires. Transitant entre agente du patriarcat et amante préœdipienne, elle s’érige dans ses oscillations et ses paradoxes. Cette inconsistance s’avère néanmoins confrontante pour l’enfant en quête de modèle, de pilier, et qui, dans l’espace du récit, ne peut compter que sur ce seul accompagnement. En effet, comme ombre patriarco-coloniale, le Père ne se remarque que par son absence. Jamais ne vient-il activement perturber la dyade ni prendre parti dans l’évolution identitaire de la fille. Une voix paternelle s’immisce brièvement dans les toutes dernières pages du recueil, sans inspirer d’affects particuliers chez l’enfant. L’unique intervention n’accentue que plus fermement sa fadeur et ne peut concurrencer avec le trouble de la valse émotive que suscite la mère.
Ce contexte particulier invite à étudier les implications de l’affirmation identitaire dans ce que j’appellerai ici, comme expression antithétique au concept de Patricia Smart, la maison de la mère. En 1988, Smart publiait Écrire dans la maison du père où la subjectivité au féminin, tel un «cadavre enseveli sous les fondations» (1988: 17), se heurte aux constructions patriarcales rigides. Cette image évocatrice donne à penser l’établissement d’une parole propre et d’un je pensant entre des murs qui briment l’accès au statut de sujet. Or l’autorité patriarcale entend reléguer les femmes à l’espace privé et domestique, mettant du même coup la maison «en analogie avec la mère et tous les symboles qu’elle revêt» (Bachelard, 1967: 15). Terrain de pouvoir relatif, la maison de la mère comme intuition de lecture subversive mérite une attention particulière puisqu’elle s’impose notamment comme berceau des dynamiques entre femmes. Sans faire fi de sa position au sein de l’édifice patriarcal, elle permet d’explorer un espace hétérotopique révélateur de généalogies au féminin. S’intéressant aux relations affectives que l’on peut entretenir envers certains lieux transgénérationnels, l’article «Dans la peau de la maison» de François Vigouroux permet d’explorer ces prémisses et d’en ouvrir les avenues interprétatives:
Certaines demeures privilégient les valeurs de protection, de repli, de refuge. Elles semblent fondées sur des archétypes maternels. […] Passives, étouffantes, confortables, souvent opaques, les maisons de la mère sont généralement dénuées de projet et d’avenir. Elles se refusent aux changements et aux ouvertures. Elles réclament sans fin leur ration d’attention et d’amour. On devra même lutter contre leur dictature et il faudra parfois souffrir pour elles et affronter en elles sa propre mort. La maison-ventre, on ne cesse de vouloir la conserver, la réparer, la recréer, la restaurer. Mais on peut aussi vouloir la fuir ou la détruire. Il arrivera même qu’on ne puisse jamais la faire vivre ni même l’habiter (Vigouroux, 2006: 18).
Protectrice ou étouffante, à la fois lieu clos et charge portative, cette maison symbolique se lit sous plusieurs angles, à l’instar du rapport à la mère chez Kincaid.
«I myself have humped girls under my mother’s house1Jamaica Kincaid, At the Bottom of the River, New York, Aventura Edition, 1985, p. 21. Désormais, les références à cette œuvre seront données dans le corps du texte à l’aide du sigle BR suivi immédiatement du numéro de la page.», confesse la jeune protagoniste de «Wingless». A priori énoncée comme preuve d’indocilité et de rébellion, cette affirmation dévoile une mise à l’épreuve des limites de l’emprise de la mère, cette emprise «qui dépossède l’autre, qui peut aller jusqu’à l’anéantir dans ses désirs et son individualité» (1991: 84) et que Françoise Couchard envisage comme versant négatif de l’amour maternel. Par ailleurs, l’ambiguïté de la déclaration peut révéler une impulsion tout autre: si la fille s’adonne à ces activités exploratoires sous la maison de sa mère, c’est qu’elle y trouve sans doute une sécurité. Dès lors, se dessine parallèlement un espace protégé de filiation, voire de re-création du désir tel qu’Adrienne Rich le donne à penser:
[…] je pénètre là comme une femme qui, née d’entre les jambes de sa mère, a tenté, à diverses reprises et de différentes façons, de retourner à elle, de la reposséder et d’être repossédée par elle, de trouver cet échange de revigoration à partir d’une autre femme et avec elle, que filles et mères souhaitent, rendent possible, ou impossible (1980: 215).
Cette position équivoque traverse le recueil. «Under my mother’s house» traduit l’emprise, le joug, le lourd bagage, mais tout autant le refuge, la maison-ventre, matrice à (ré)habiter et à (re)faire sienne. At the Bottom of the River propose en effet la renégociation de cet espace commun sans fondations rigides et en perpétuelle construction. J’examinerai comment se déplie cet exercice de réappropriation au fil des nouvelles où se côtoient amour et négation, et où mère et fille explorent leur désir de reconnaissance et de distinctivité.
Mère patriarcale, la voix étau
Si le titre «Girl» – qui suggère aussitôt l’imaginaire d’une enfant – marque la première page, c’est par une voix de mère que s’ouvre le recueil, imposant d’emblée son rôle prééminent dans le développement de l’enfant. Cette énonciation inaugurale n’est pas anodine en ce qu’elle révèle, dès la première ligne, une forme de domination caractéristique de ce rapport mère-fille. Directive et omnipotente, la parole se déverse en un flot ininterrompu, soumettant la jeune fille à un rôle d’auditrice passive. Nous verrons que cette dynamique se métamorphose progressivement au cours du recueil, alors que s’assouplit la voix maternelle et qu’émerge celle de la fille. Ainsi, un rapport de force s’installe entre la mère et la fille, mais germe en parallèle la possibilité, pour cette dernière, de se former par l’exemple. Kincaid donne à lire une mère qui doit prendre parole pour qu’advienne ensuite la voix de la fille.
C’est donc la mère qui occupe tout l’espace narratif dans cette première nouvelle qui, étant la plus courte de l’ensemble, se tient en une seule phrase ponctuée de virgules. Cuisine, couture, jardinage, ménage, code de conduite; l’exposé déborde d’activités domestiques et de prescriptions genrées désignant le devenir-femme. Telle une litanie internalisée et transmise en héritage de mère en fille, «Girl» insiste sur le «dressage» (Couchard, 1991: 67) du corps: «don’t squat down to play marbles – you are not a boy, you know» (BR, 4-5). Accentuée par le rythme effréné de la succession, la violence liée à l’apprentissage et à la reconduction d’actes performatifs est mise en évidence. La mère y endosse la «double fonction matricielle» (Couchard, 1991: 84) dont fait mention Couchard, à savoir engendrer la fille puis lui inculquer les «fables» (ibid.: 88) familiales et sociétales. Ce monologue autoritaire a pour effet d’aliéner la fille: «[…] always eat you food in such a way that it won’t turn someone else’s stomach; on Sundays try to walk like a lady and not like the slut you are so bent on becoming […]» (BR, 3). Dans une entrevue accordée à Allan Vorda, Kincaid souligne que «what the mother in the story sees as aids to living in the world, the girl might see as extraordinary oppression» (dans Vorda, 1996: 56). Ce manque de correspondance entre l’intention de la mère et sa réception par la fille devient source de souffrance. Entre l’envie de satisfaire la mère, de suivre son modèle et de vivre pour soi, la distance, pour la fille, paraît inconciliable:
C’est bien le prix qu’il lui faudra payer pour acquérir une individualité, en acceptant la séparation d’avec le premier objet d’amour. Elle devra[,] en effet, renoncer à cette «langue primordiale», «matrice originaire», à laquelle chacun rêve de revenir dans l’illusion de poursuivre une communication universelle, pour fuir l’ère du malentendu et du faux-semblant. Mère et fille feront alors le deuil d’une entente parfaite, d’une reduplication sans faille, et entreront, pour y demeurer le plus souvent, dans une phase où le dialogue est toujours infiltré d’un quelconque soupçon (Couchard, 1991: 84).
«I could have said, “I have been listening carefully to my mother’s words, so as to make a good imitation of a dutiful daughter”» (BR, 43), peut-on lire en réponse à la question «What have you been doing lately?», posée quelques nouvelles plus loin. Cette bonne imitation traduit précisément la perte d’authenticité et le processus de duplication que souligne Couchard. Or la séparation qui s’amorce dès la seconde nouvelle suivra une tangente audacieuse: plutôt que d’initier ou de subir le traditionnel «acte chirurgical radical» (Rich, 1980: 234), mère et fille revisiteront les potentialités d’une union absolue et imagineront des moyens de s’en extirper sans rupture définitive.
Quelques indices perlent déjà dans «Girl»; malgré la rudesse du discours, un cri de résistance résonne en filigrane. À la dérobée, la mère glisse des références à l’obeah2Spiritualité, savoir, et pratique médicinale d’origine africaine répandue selon différentes variantes à travers les Caraïbes. («don’t throw stones at blackbirds, because it might not be a blackbird at all» [BR, 5]) assurant une transmission de croyances et du folklore local au cœur du programme colonial. D’autres stratégies viennent également alléger le discours: «This is how to spit in the air if you feel like it, and this is how to move quick so that it doesn’t fall on you» (BR, 5). Entre tâches ménagères et prescriptions corporelles, le ton complice de la mère surprend et insuffle à l’une comme à l’autre une agentivité, si restreinte semble-t-elle. À l’opposé, la dureté de certains passages semble dissimuler d’autres intentions, particulièrement en rapport au corps et à la sexualité: «This is how to behave in the presence of men who don’t know you very well, and this way they won’t recognize immediately the slut I have warned you against becoming» (BR, 4). Sous le couvert de la honte se voile peut-être un désir de protéger et de préserver la fille d’un historique d’abus qu’a connu la mère, comme le suggère Sabrina Brancato:
It could also suggest the mother’s attempt to prevent the daughter from acting as she herself did, thus her trying to rewrite her own life through the daughter. Read from this perspective, the mother’s obsession with sexual degradation would express her self-contempt and would thus identify the mother, rather than the daughter, as the primary victim of a racist patriarchal structure (2005: 34).
Prospère ainsi une lignée de femmes qui éprouvent de la culpabilité et qui s’identifient les unes aux autres par la négative, par leurs regrets et leurs restrictions. Presque noyée parmi les remarques répétées prônant un idéal virginal, une partie du discours met en lumière des tactiques de survivance et la possibilité du choix: «this is how to make a good medecine to throw away a child before it even becomes a child» (BR, 5). En dépit des limitations multiples, la mère laisse poindre un potentiel de résilience par l’existence d’un «offstage self» (Bailey, 2010: 110), un soi hors scène (ou ob-scène), inconvenant, qui peut exister bien qu’il faille le cacher. Évidemment, l’éventualité implicite d’une conciliation entre soi public et soi privé demeure déstabilisante pour sa réceptrice. En priant la fille de se conformer aux attentes tout en résistant (en coulisses) au système d’oppression qui les sous-tend, les efforts de la mère se perdent dans une contradiction souffrante:
The mother expects the daughter to be strong and obedient at the same time, yet, while trying to be a powerful model, she is making her daughter powerless. In her effort to give her daughter an identity, she perpetuates bonds which prevent the daughter from rightly developing her sense of self. As demonstrated by the two feeble protests the girl manages to raise, the power of the mother prevents the daughter’s agency. Hers is a strategy that turns against itself (Brancato, 2005: 36).
En effet, ce discours culturellement fabriqué ne laisse aucune place au dialogue. La fille ne se risque qu’à deux brèves interventions sous forme interrogative: l’une sera ignorée; l’autre, mal reçue par sa mère. Entre le défilement et l’inflexibilité des «This is how», elle ne sait trouver d’interstice pour se mettre en mots. En contrepartie, la voix de la fille dominera dans la majorité des nouvelles suivantes, mais l’ancrage de cette subjectivité ne taira pour autant la parole maternelle. La relation de pouvoir tend ainsi à se fissurer afin de s’orienter graduellement vers une harmonie: une entreprise semée d’ambivalence au sein de laquelle se développera laborieusement l’affirmation identitaire de la jeune protagoniste.
Rêver un abri près de la mer(e)
Par sa célèbre réécriture psychanalytique du mythe d’Œdipe, Freud «fait du rejet de la mère la condition essentielle de l’entrée dans la culture» (Saint-Martin, 1999: 39). Plusieurs critiques féministes investissent la phase préœdipienne comme «la grande histoire non écrite» (Rich, 1980: 223) permettant de questionner les préconstruits violents qui teintent cette étape symbolique de développement et de réhabiliter l’idée d’une union extatique entre mères et filles. Avec At the Bottom of the River, Kincaid compose une telle réécriture, passant d’abord par une déconstruction tant de l’ordre narratif que de la relation envenimée par le cadre patriarcal, avant de rebâtir un dénouement plus sain.
Attrayantes mais inaccessibles, ces origines fusionnelles tiennent d’abord du fantasme dans la deuxième nouvelle, «In the Night». C’est par l’entremise du rêve que s’imagine et se vit cette réunion. Prise dans un songe où elle materne un bébé «with pink lips» (BR, 7), la fillette mouille son lit. Elle se fait réveiller par sa mère qui, encore endormie, est «still young, still beautiful, and still has pink lips» (BR, 8). Cet étrange écho entre les descriptions physiques de la mère et du bébé instaure d’emblée la nuit comme un espace de renversements: «when there is no just before midnight, midnight, or just after midnight, when the night is round in some places» (BR, 6). Loin d’être anodin, cet espace-temps circulaire pose la première pierre hors de la progression linéaire classique. Prenant soin de retirer les draps souillés, la mère rompt brusquement le confort du rêve. Pour Brancato, ce care revêt une portée toute particulière: «read in the light of Kincaid’s subsequent work, the image of the removal of the girl from wetness suggests removal from the womb and therefore the distance that the mother swiftly establishes between herself and her daughter» (2005: 39-40). La proximité qu’exigent les soins et la distanciation traduisant l’attitude de la mère se confondent alors, une réalité déroutante pour l’enfant : «My mother can change everything» (BR, 8), souligne-t-elle, sans développer davantage. Mais la fille s’approprie aussitôt ce pouvoir et use de la force du rêve pour être, à son tour, vectrice de changements. Aussi imagine-t-elle une utopie préœdipienne qui, nous le verrons, s’actualise de diverses façons au fil des nouvelles suivantes. La fille s’y voit épouser une «red-skin woman3Figure tirée de l’obeah et récurrente dans le recueil. […] who wears skirts that are so big I can easily bury my head in them» (BR, 11). Cette figure maternelle puissante, intelligente et profondément bienveillante utilise son pouvoir à bon escient: «this woman I would like to marry knows many things, but to me she will only tell about things that would never dream of making me cry» (BR, 12). L’espace du rêve devient un canevas idéal pour esquisser une maison alternative, en l’occurrence une cabane rudimentaire en bord de mer. Dans ce paysage préœdipien et précolonial vierge de toute domination, les deux femmes se satisfont de peu, sinon de la présence de l’autre: «in the mud hut will be two chairs and one table […], one bed, two pillows, two sheets, one looking glass, two cups, two saucers, two dinner plates, two forks, two drinking-water glasses […]» (BR, 11-12). Visiblement, aucune intrusion ne vient corrompre cette unique paire. Mère-amante et fille peuvent alors se mouvoir en harmonie totale dans une temporalité cyclique (ponctuée par les «every day» et «every nigh» [BR, 12]). Elles se comprennent instinctivement, s’aiment, se respectent et créent de nouvelles manières de se le signifier: «every night I would sing this woman a song; the words I don’t know yet, but the tune is in my head» (BR, 12). Cet imaginaire valorise ainsi le non-dit, le corporel, les gestes, les airs sans paroles et les chansons comme façons inédites de dire, bien loin des mots couperets de «Girl». L’investissement de cette langue maternelle – que l’on dirait mélodique plutôt que méthodique – participe à l’éclatement des diktats patriarcaux et appelle une résurgence de contre-discours alternatifs:
Il y a toujours eu, entre mères et filles, au-delà du savoir transmis de vive voix, une permutation de survivance féminine, une connaissance subliminale, subversive, préverbale, cette connaissance qui passe entre deux corps se ressemblant, et dont l’un a passé neuf mois dans l’autre (Rich, 1980: 217-218).
La fille se permet donc d’explorer son désir de reconnexion avec la mère. Elle s’éveille aux potentialités d’une relation toute différente où s’effritent les dynamiques de pouvoir, la domination et la hiérarchie (Couchard, 1991: 3) pour laisser place à un fonctionnement plus circulaire. Notons que si elle permet effectivement de rompre toute hiérarchie linéaire, cette circularité piège aussi les protagonistes dans un mouvement de retour perpétuel («over and over»). Pour la jeune fille, les échappées ne semblent alors accessibles que par le rêve; elle peut y choisir son propre sens et son propre rythme, s’élancer plutôt qu’être aspirée.
Ruines et reconstruction
Dans la foulée de cette restructuration, le rêve utopique de «In the Night» se clôt sur un appel à la transmission et à la connaissance intime: «every night, over and over, she will tell me something that begins, “Before you were born”» (BR, 12). Un hors-temps s’ouvre alors, un avant qui aura lieu de se déplier dans la nouvelle suivante. «At last» est reprise par une voix de mère qui se remémore les temps précédant et suivant de peu la naissance de sa fille. Ficeler ainsi les deux textes laisse supposer une actualisation du fantasme de la fille et un premier pas vers une réconciliation. Or, comme dans la scène des draps tirés, l’utopie du rêve s’est bel et bien évaporée; ce que la narratrice relate témoigne d’une réalité nettement plus pesante. Une insistance est mise sur la maison usée et poussiéreuse où les matelas irritent la peau, où les fleurs sont mortes et les fruits, mangés. La dégradation de l’espace quotidien se conjugue à l’effritement de la relation entre les deux femmes. Comme incrusté dans la crasse accumulée, l’écho d’une union perdue s’étouffe petit à petit. Cette maison-ventre avide et hostile demeure le seul repère en dépit de son caractère inviable et de son incidence sur les corps qu’elle abrite («But in my breast my milk soured» [BR, 16]).
Malgré la lourdeur du propos, le flux de pensée en seconde moitié du recueil se démarque une fois de plus du martèlement de «Girl». S’affirme, à travers ce mouvement, une figure maternelle complexifiée qui se reconnaît un vécu subjectif et s’autorise des remises en question: «Why did I not let you eat with your bare hands when you wanted to? Why were all the doors closed so tight shut? But they weren’t closed. I saw them closed» (BR, 14). La forme interrogative se place comme contrepoint aux anaphores impératives de «Girl». En effet, les «Why?» éclipsent désormais les «This is how», les mots de la mère tendant vers une forme plus ouverte, plus interprétative. Celle-ci se libère du discours qu’elle a incorporé, se hasarde à une parole propre notablement moins dissimulée que celle qu’elle livre lors de sa première apparition comme si, suivant la mise à nu de son enfant, elle se permettait à son tour une vulnérabilité et une honnêteté toutes nouvelles:
The mother tells her version of the story, of her own loss and sense of guilt, the feeling that something went wrong […]. It seems that the mother now regrets her strictness and blames herself for the loss of the union with the daughter. The two voices alternate in a painful succession of questions and answers that express the daughter’s helplessness and rage as well as the mother’s love and rejection (Brancato, 2005: 46).
Sonder les remords, les incompréhensions et les nommer, voilà qui permet la remémoration d’un état antérieur et l’élucidation des possibles causes du déclin: «We held hands once and were beautiful. But what followed? Sleepless nights, oh, sleepless nights» (BR, 14). La fatigue et le poids du travail maternel sont, pour la première fois, pris en compte. Au contraire du dictatorial «Girl», l’incursion de la voix de la fille engage un dialogue et une reconnaissance mutuelle avec la mère. Par endroits, les deux voix deviennent même difficiles à distinguer, semblent se fondre l’une dans l’autre comme porteuses d’une même expérience. Se lisent alors les premiers balbutiements de la recréation d’une connexion préœdipienne, à la fois convoitée et repoussée par la fille qui craint de s’y perdre. D’ailleurs portées par la voix de celle-ci, les deux nouvelles suivantes explorent cette conciliation délicate.
«Wingless» accueille un monologue se tenant entre la légèreté et le fardeau de la découverte de soi: «I can see myself clearly, through and through, from every angle. Perhaps I stand on the brink of a great discovery, and perhaps after I have made my great discovery I will be sent home in chains» (BR, 21). Prison stérile, la maison est ici «dénuée de projet et d’avenir» (2006: 18) pour reprendre les termes de Vigouroux. Se maintenir en ses contours, délibérément ou non, est un frein à l’épanouissement. Parsemé de doutes, l’attachement à la mère obnubile la fille assoiffée de réassurance: «That woman over there, that large-bottomed woman, is important to me. […] Is this a love like no other? And what pain have I caused her? And does she love me? My needs are great, I can see» (BR, 21). Les moments d’ouverture de la mère dans «At Last» semblent avoir doté la fille d’une envie de mieux dévoiler les fondements de leur relation. Laissée sur sa faim, elle veut comprendre, tester, questionner à nouveau. Mais leur lien paraît encore trop ténu et menace de s’effondrer. Le dialogue est alors évité et les interrogations restent en suspens. Cette occasion manquée provoque, dans la nouvelle suivante, un repli de la fille sur elle-même.
«Holidays» dépeint la première occurrence de la fille seule dans la maison, jouissant d’une liberté de choix: «Should I go to the village store or should I not go to the village store? I can if I want. If I go to the village store, I can buy a peach. […] I will not go to the store. I will sit on the porch facing the mountains» (BR, 30-31). Hésitante à s’extraire de l’espace maternel, elle se résout ainsi à nommer ce qui l’entoure:
I sit on the porch facing the mountains. The porch is airy and spacious. I am the only person sitting on the porch. I look at myself. I can see myself. That is, I can see my chest, my abdomen, my legs, and my arms. I cannot see my hair, my ears, my face, or my collarbone. I can feel them, though. […] Locking my fingers, I put my hands on my head. I see a bee, a large bumblebee, flying around aimlessly (BR, 31).
Comme si elle essayait de compléter un puzzle, la fille appréhende son propre corps pièce par pièce, se saisit au cœur de son environnement et détermine ce qui est hors d’elle afin de se tracer une nouvelle géographie corporelle. Plus encore, en décrivant chaque action, chaque inflexion de son corps, de son décor, elle se place au centre de son lieu et de son énonciation; elle se met en scène (non plus «offstage»). Se voulant intime, cet exercice exploratoire peine cependant toujours à se détacher de la mère:
Self-discovery seems to throw her back to the maternal world, as she suddenly remembers that «if you sit with your hands on your head, you will kill your mother4Cette phrase est présentée dans le texte comme une superstition : «[…] I have just remembered a superstition: if you sit with your hands on your head, you will kill your mother. I have many superstitions. I believe all of them» (BR, 31).». Self-discovery, then, is associated with matricide (Brancato, 2005: 55).
La fille est coincée dans l’antre de la mère qui, même absente, assoit son emprise. À ce stade, l’individualité ne semble pouvoir s’effectuer que par l’élimination de la mère, reconduisant le modèle patriarcal construit autour de la coupure.
«The Letter from Home» esquisse une brèche dans cette progression funeste. Une voix, qui pourrait être autant celle de la mère que de la fille, inventorie les tâches accomplies: «I milked the cows, I churned the butter, I stored the cheese, I baked the bread, I brewed the tea, I washed the clothes, I dressed the children […]» (BR, 36). L’unique phrase énumérative n’est pas sans rappeler la forme de «Girl», quoiqu’un je s’en revendique désormais. Parmi cette suite d’actions familières vont s’insérer bientôt les manifestations d’un changement imminent. Ce home, depuis lequel s’écrit cette lettre, s’anime et imprègne l’écriture:
[…] the door banged shut, the stairs creaked, the fridge hummed, the curtains billowed up, the pot boiled, the gas hissed through the stove, the tree branches heavy with snow crashed against the roof, […] the drawers didn’t close, the faucets dripped, the paint peeled, the walls cracked […] (BR, 38).
Vieille à craquer, la maison en carence d’entretien s’éloigne du foyer fertile et hospitalier. «I shed my skin» (BR, 36), exprime alors la voix narrative. Cette image récurrente dans le recueil5«It is a woman who has removed her skin and is on her way to drink the blood of her secret enemies» (BR, 6), «My skin had just blackened and cracked and fallen away and my new impregnable carapace had taken full hold» (BR, 56). évoque la mue, un renouvellement embrayeur d’une nouvelle étape de développement. La répétition de cette image («I felt my skin shiver, then dissolve» [BR, 38]) entraîne la mise en place d’une autre ère où les vallées deviennent montagnes, les montagnes deviennent mers, les mers deviennent déserts… Se jouant des binarismes, ces inversions symboliques marquent une entrée dans un monde remodelé où le nom du Père ne semble plus régner: «[…] a man came to the door and asked, “Are the children ready yet? Will they bear their mother’s name?”» (BR, 38.) Un homme, à l’extérieur de la maison, siffle et prie la protagoniste de le rejoindre. Elle choisit la direction opposée.
Encore précaire, cette nouvelle économie s’implantera plus solidement au cours des nouvelles suivantes. La voix maternelle de «Blackness» s’éloigne radicalement de celle qui a ouvert le recueil. Elle déploie un amour sans bornes, décrit sa fille avec admiration et lui reconnaît une agentivité, un pouvoir, une individualité. Par ses mots, la fille n’est plus sage et obéissante, mais courageuse, «pitiless» (BR, 50), véritable force de la nature: «My child haunts the dwelling places of the useless winged cormorants, so enarmored is she of great beauty and ancestral history. […] She hears the sounds within the sounds, common as that is to open spaces» (BR, 51). Se tracent une reconnaissance et une filiation:
This is my child! When her jaws were too weak, I first chewed her food, then fed it to her in small mouthfuls. This is my child! I must carry a cool liquid in my flattened breasts to quench her parched throat. This is my child sitting in the shade, her head thrown back in rapture, prolonging some moment of joy I have created for her (BR, 50).
La mère constate avec fierté l’évolution de sa fille «as she stands boldly now, one foot in the dark, the other in the light» (BR, 51). Caractéristique du recueil, cette position d’entre-deux suggère à la fois le pas de la jeune fille entre dépendance et autonomie, mais lui confère également une force visionnaire, un avenir lumineux. Accentuée par la répétition de «my child» (je souligne), la persistance d’une relation de possessivité, malgré que la mère soit plus aimante, se révèle toujours. Ce détail influe manifestement sur la fille qui, modelée par une «silent voice» (BR, 52) envoûtante et confortable – aux antipodes de l’«ombre parlée6À partir de Piera Aulagnier-Castoriadis, La violence de l’interprétation: du pictogramme à l’énoncé, Paris, Presses universitaires de France, «fil rouge», 1975, p. 135.» (1991: 84) exigeante et sentencielle de Couchard – réfrène toute envie de détachement:
In love I move toward the silent voice. I shug off my mantle of despair. In love, again, I move ever toward the silent voice. I stand inside the silent voice. The silent voice enfolds me. The silent voice enfolds me so completely that even in memory the blackness is erased. I live in silence. […] Living in the silent voice, I am no longer «I.» Living in the silent voice, I am at last at peace. Living in the silent voice, I am erased (BR, 52).
Dans cet état de quiétude et de béatitude, la fille «fully embrace[s] her submission to the mother» (Paravisini-Gebert, 1999: 78) et finit par se fondre en un objet de la mère. C’est donc en se soustrayant qu’elle trouve sa place et se sent «invincible» (BR, 56), une réalité conflictuelle que remarque Brancato:
The text seems to suggest that only by learning to love her mother again, by recuperating a love disrupted by the patriarchal colonial order, can a woman claim her own identity. However, the text is also very contradictory in its conclusion, as healing is finally described as self-erasure. The author, it appears, does not find in the return to the womb a satisfactory conclusion to her quest (2005: 67).
La fille s’établit dans la maison-ventre, nid chaud et protecteur où rien ne peut l’atteindre sinon les mots d’amour et de vénération de sa mère. Évidemment, le «trop-plein d’amour» (Couchard, 1991: 66) demeure une manifestation positive de l’emprise et cette proximité démesurée deviendra vite asphyxiante.
«As we walk through the rooms, we merge and separate7BR, 60.»
Structurée par d’incessants va-et-vient, «My Mother», l’avant-dernière nouvelle, travaille à établir cette juste distance en étant constamment freinée par une dynamique d’amour-haine révélée dès la première phrase: «Immediately on wishing my mother dead and seeing the pain it caused her, I was sorry and cried so many tears that all the earth around me was drenched» (BR, 60). Souhaiter la mort de la mère se loge assurément dans un schéma œdipien classique. Or cette issue est immédiatement esquivée par la résurgence de pulsions fusionnelles. Peinée, la fille enlace les seins de sa mère, s’y colle jusqu’à en étouffer et maintient cette position statique des années durant. La mère relâche éventuellement son étreinte pour poser sa fille sous un arbre. Enfin hors des bras et de la maison, cette dernière respire et s’épanouit: «Instantly I grew my own bosoms […] where, if necessary, I could rest my own head» (BR, 53). Progressivement autonome, la jeune fille retrouve en son propre corps le confort et la sécurité jusqu’alors recherchés chez la mère, sans toutefois initier de rupture nette avec celle-ci. Elle remarque la flaque de larmes entre leurs deux corps et se met instinctivement à récolter des cailloux pour circonscrire en petit étang l’eau noire et toxique. De la douleur naît donc un élan créateur, une borne mémorielle permettant d’apprendre de leurs erreurs et de passer à autre chose: «My mother and I now watched each other carefully, always making sure to shower the other with words and deeds of love and affection» (BR, 54).
Deux fragments se succèdent alors. Le premier campe la fille sur le lit de sa mère «trying to get a good look at [herself]» (BR, 54). Sous la lumière des chandelles, les ombres des deux protagonistes se projettent sur les parois de la chambre. Mais ce que la fille remarque est l’espace inconciliable entre elles: «[…] our shadows had made a place between themselves, as if they were making room for someone else. Nothing filled up the space between them, and the shadow of my mother sighed» (BR, 54). Après un court moment de connivence où elles s’assistent dans une mélodie improvisée, la mère souffle sur les mèches et la fille se remet à essayer d’appréhender son corps. Si les ombres peinaient à se rejoindre, les femmes entament ensuite une communion alors que la mère «s’efforce d’étendre l’espace de leur existence» (Rich, 1980: 244) par une métamorphose: brillante dans le noir, les dents qui poussent, la mère devient reptilienne. Loin d’être une vision d’horreur pour la fille, cette mutation fascine et encourage un exercice mimétique: «Silently, she had instructed me to follow her example, and now I too traveled along on my white underbelly, my tongue darting and flickering in the hot air» (BR, 55). Cette nouvelle confiance et acceptation de leur corporéité participe au «legs nettement matrilinéaire» (1980: 17) encouragé par Rich, tout en déjouant la ressemblance dictée dénoncée par Couchard, puisque ce modèle corporel et comportemental contrecarre les carcans normatifs. Paradoxalement, en regardant sa mère comme dans un miroir8Il est intéressant de constater ici que la fille regarde directement sa mère (et non plus, par exemple, à travers l’opacité d’un étang de larmes) afin de recevoir une image d’elle-même. L’une devant l’autre, elles se voient sans filtre et acceptent l’autre en soi., il devient plus facile pour la fille de se percevoir entière et de s’inscrire comme véritable prolongement de la première: «“Look,” said my mother» (BR, 55).
Toujours selon cette même logique de fragments-échos, se succèdent un passage idyllique puis son envers. Reprenant des motifs de la communion totale au cœur d’un décor inviolé (très près du fantasme de «In the Night»), mère et fille se tiennent enlacées l’une l’autre dans les fonds marins. Un espace hors du temps, d’amour profond, de repos intra-utérin où la mère donne et où la fille demande sans être assouvie: «My mother and I wordlessly made an arrangement – I sent out my beautiful sighs, she received them; I learned ever more heavily on her support, she offered her shoulder […]. A long time passed, at the end of which I had hoped to see my mother permanently cemented to the seabed» (BR, 55). L’instant d’après, mère et fille s’établissent dans un décor hostile. La fille tente de s’adapter aux conditions inhospitalières d’une caverne froide et sombre auprès d’une présence maternelle qui, désormais, lui apparaît moqueuse et mesquine: «She said, “What a strange expression you have on your face. So cross, so miserable, as if you were living in a climate not suited to your nature.” Laughing, she vanished» (BR, 57). Sensible au rejet de sa mère et frustrée par cette soudaine distance, la fille s’évertue à lui construire une maison-piège: jolies fenêtres, rideaux, murs décorés surplombent un profond trou. Or plutôt que d’y tomber, la mère flotte et s’y plaît et la fille, elle, se frappe à sa propre vulnérabilité: «I had grown big, but my mother was bigger, and that would always be so» (BR, 56). La forme même de ces fragments met en lumière le caractère fluctuant de cette relation et la force de l’emprise exercée sur la fille. Les situations de rejet et leur pendant fusionnel, où l’ambivalence se loge tant dans les actions de la mère que dans les sentiments de la fille, s’alternent. Vivre aux côtés de la mère inspire une fureur, mais vivre sans elle est inenvisageable. Ce n’est que la mère qui peut mettre fin à ce cercle vicieux:
One day my mother packed my things in a grip and, taking me by the hand, walked me to the jetty, placed me on board a boat, in care of the captain. My mother, while caressing my chin and cheeks, said some words of comfort to me because we had never been apart before. She kissed me on the forehead and turned and walked away (BR, 59).
Cette décision maternelle unilatérale est déchirante pour la fille. Le deuil est difficile puisque teinté d’un sentiment d’irrésolution. De fait, le retour sur la terre ferme se confond en retrouvailles: «Even though the face was completely different from what I was used to, I recognized this woman as my mother» (BR, 59).
Comme une spirale salvatrice, At the Bottom of the River efface, recommence, revisite et réécrit les écarts pour enfin parvenir à l’actualisation du fantasme préœdipien initial. À l’issue de ces «passionate recyclings» (Caton, 1996: 135), il n’y a plus d’ambiguïtés ni de réticences: mère et fille consolident leurs «gestures towards healing» (Bouson, 2012: 32) et se perdent dans un pré-œdipe réinvesti à fond, à l’image du rêve de «In the Night». Leurs voix, leurs pas deviennent indissociables: «[…] we were in complete union in every other way. What peace came over me then, for I could not see where she left off and I began, or where I left off and she began» (BR, 60). Dans leur demeure, les fissures font office de souvenirs, la rancœur s’est estompée et cette ultime cohabitation prend des allures de rite de passage: «We eat from the same bowl, drink from the same cup; when we sleep, our heads rest on the same pillow. As we walk through the rooms, we merge and separate, merge and separate; soon we shall enter the final stage of our evolution» (BR, 60).
Une maison à soi
Après avoir abrité une danse filiale semée d’essais, de rejets, de résilience, la collection s’achève sur la nouvelle éponyme, où la jeune fille dresse un bilan: «I see myself as I was as a child. How much I was loved and how much I loved […]. How much I loved myself and how much I was loved by my mother» (BR, 73). Ce sentiment d’affection envers soi et autrui semble s’inscrire et se développer en corrélation directe avec l’amour maternel. Apaisée et reconnaissante, la fille en souligne les démonstrations: «My mother made up elaborate tales of the origins of ordinary food, just so that I would eat it» (BR, 73). Ce souvenir met en évidence le caractère nourricier de leur relation; la mère assure la survie, l’assouvissement des besoins de base et transmet, par la même occasion, une tradition orale fertile pour l’imaginaire. Elle mobilise aussi un désir d’élever ce qui est banal et crée une cosmogonie à partir de l’«ordinary».
En lorgnant le fond de la rivière, la fille distingue une maison «of only one room» (BR, 75) qui trône au milieu d’un monde lumineux, sans divisions et où tout est «true to itself» (BR, 76): «how new, how new – and I longed to go there» (BR, 78). Croisant son reflet dans l’eau, elle se reconnaît et s’assume enfin: «I saw myself clearly […] and over my will I had complete dominion» (BR, 79). D’un même souffle, elle s’établit comme être-au-monde (Merleau-Ponty, 2005) et transperce l’emprise maternelle opaque pour s’aventurer au-dehors:
And so, emerging from my pit, […] I step into a room and I see that the lamp is lit. […] And as I see these things in the light of the lamp, all perishable and transient, how bound up I know I am to all that is human endeavor, to all that is past and to all that shall be, to all that shall be lost and leave no trace. I claim these things then – mine – and now feel myself grow solid and complete, my name filling up my mouth (BR, 81).
Si At the Bottom of the River s’échafaude sur cette individualisation progressive, sa polyphonie dote tant la fille que la mère d’une subjectivité. Les dix nouvelles, indépendantes en soi, s’alignent tout naturellement pour dévoiler le parcours initiatique de leurs protagonistes. Elles se répondent, me semble-t-il, bien plus que par échos. Elles se posent toujours en prolongement de la précédente, s’emboîtent et s’enrichissent jusqu’à l’obtention d’un récit tout à fait ficelé, même si spiralé.
Plutôt que d’élaborer un épanouissement dépendant du déni de la mère patriarcale, Kincaid propose un remodelage de la relation mère-fille – traversée de réussites, de douleurs, de sempiternels recommencements –, primordial pour passer à une nouvelle étape de constitution identitaire. Mère et fille se revisitent, évoluent envers et contre l’autre et négocient leur espace vital dans une «cosmic view of womanhood» (1989: 407) pour reprendre les mots de Wendy Dutton. Nul besoin de tuer la mère ni de s’en écarter drastiquement. La scission finale n’advient que par la réactualisation d’une phase préœdipienne où il n’existe pas de «dieu-Phallus» (Irigaray, 1987: 44) qui vienne trancher le lien, mais seulement une compréhension mutuelle du besoin de s’affirmer comme deux entités pleines. Loin d’être arrachée à toutes ses complexités, la mère somme sa fille d’une éducation stricte, se montre tantôt distante et intransigeante, tantôt sensible et affectueuse. Son autorité déployée par «chant suave ou assertion brutale» (Couchard, 1991: 84) se module sous le signe de l’ambivalence. Mais malgré son emprise mouvante, elle demeure une figure rassurante, inspirant plus généralement un sentiment d’appréciation et de confiance entre femmes: «Looking at the horizon again, I saw a lone figure coming toward me, but I wasn’t frightened because I was sure it was my mother. As I got closer to the figure, I could see that it wasn’t my mother, but still I wasn’t frightened because I could see that it was a woman» (BR, 42). Ce faisant, Kincaid évite d’être «complice du meurtre de la mère» pour promouvoir la reconnaissance d’une «généalogie féminine» (Irigaray, 1987: 31). C’est à partir de, et non contre, cette filiation retrouvée que s’énonce l’affirmation identitaire de la fille. Si celle-ci n’est encore qu’à l’aube de son devenir, elle semble néanmoins plus outillée pour y consentir et plus sereine: «For now a door might suddenly be pushed open and the morning light might rush in […]» (BR, 81). La voilà prête à sortir de la maison, non par la fuite, ni par la démolition, mais par la porte désormais ouverte sur l’avenir.
Bibliographie
Corpus primaire
KINCAID, Jamaica (1985), At the Bottom of the River, New York, Aventura Edition.
Corpus secondaire
BACHELARD, Gaston (1967), La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France.
BAILEY, Carol (2010), «Performance and the Gendered Body in Jamaica Kincaid’s ‘Girl’ and Oonya Kempadoo’s Buxton Spice», Meridians, vol. 10, no 2, p. 106-123.
BOUSON, J. Brooks (2012), Jamaica Kincaid: Writing Memory, Writing Back to the Mother, New York, SUNY Press.
BRANCATO, Sabrina (2005), Mother / Motherland in the works of Jamaica Kincaid, New York, Peter Lang.
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COUCHARD, Françoise (1991), Emprise et violence maternelles: étude d’anthropologie psychanalytique, Paris, Dunod.
DUTTON, Wendy (1989), «Merge and Separate: Jamaica Kincaid’s Fiction», World Literature Today, vol. 63, no 3, p. 406-410.
IRIGARAY, Luce (1987), «Le corps-à-corps avec la mère», Sexes et parentés, Paris, Minuit, p. 21-33.
KINCAID, Jamaica (1986), Annie John, New York, Penguin.
MERLEAU-PONTY, Maurice (2005), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
PARAVISINI-GEBERT, Lizabeth (1999), Jamaica Kincaid: A Critical Companion, Westport, Greenwood Press.
RICH, Adrienne (1980), Naître d’une femme: la maternité en tant qu’expérience et institution, Paris, Denoël / Gonthier.
SAINT-MARTIN, Lori (1999), Le nom de la mère: mères, filles et écriture dans la littérature québécoise au féminin, Montréal, Nota bene.
SMART, Patricia (1988), Écrire dans la maison du père: l’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec, Montréal, Québec Amérique.
VIGOUROUX, François (2006), «Dans la peau de la maison», Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, vol. 37, no 2, p. 17-21.
VORDA, Allan (1996), «An Interview with Jamaica Kincaid», Mississippi Review, vol. 24, no 3, p. 49-76.
- 1Jamaica Kincaid, At the Bottom of the River, New York, Aventura Edition, 1985, p. 21. Désormais, les références à cette œuvre seront données dans le corps du texte à l’aide du sigle BR suivi immédiatement du numéro de la page.
- 2Spiritualité, savoir, et pratique médicinale d’origine africaine répandue selon différentes variantes à travers les Caraïbes.
- 3Figure tirée de l’obeah et récurrente dans le recueil.
- 4Cette phrase est présentée dans le texte comme une superstition : «[…] I have just remembered a superstition: if you sit with your hands on your head, you will kill your mother. I have many superstitions. I believe all of them» (BR, 31).
- 5«It is a woman who has removed her skin and is on her way to drink the blood of her secret enemies» (BR, 6), «My skin had just blackened and cracked and fallen away and my new impregnable carapace had taken full hold» (BR, 56).
- 6À partir de Piera Aulagnier-Castoriadis, La violence de l’interprétation: du pictogramme à l’énoncé, Paris, Presses universitaires de France, «fil rouge», 1975, p. 135.
- 7BR, 60.
- 8Il est intéressant de constater ici que la fille regarde directement sa mère (et non plus, par exemple, à travers l’opacité d’un étang de larmes) afin de recevoir une image d’elle-même. L’une devant l’autre, elles se voient sans filtre et acceptent l’autre en soi.