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Quelques échos du 11 septembre 2001 dans le roman québécois contemporain: l’apocalypse, comme si vous y étiez (moi, j’y étais)
L’effondrement des tours du World Trade Center, qui a frappé l’imagination internationale, a marqué de façon dramatique l’entrée dans un nouveau millénaire. Cet événement hautement médiatisé a été vécu par plusieurs sur un mode apocalyptique, et tout particulièrement aux États-Unis, où il a été perçu comme la révélation brutale de l’existence d’un nouveau désordre mondial fondé sur le conflit des cultures et leur clash mortifère, en lien avec les théories de Samuel Huntington. Au-delà des images, répétées à l’infini à la télévision, montrant le choc terrible des avions s’enfonçant dans les tours, c’est pourtant la vision du gigantesque nuage de poussière soulevé par l’écroulement des tours qui aura frappé le plus définitivement les esprits, dans la mesure où il a amplifié l’événement en envahissant tout le quartier de Manhattan, transfigurant la tragédie qui se déroulait en un véritable désastre écologique et sanitaire, dont les survivants ressentent encore les effets. Dans le cadre de cette modeste étude, j’aimerais étudier comment les échos du 11 septembre 2001, et particulièrement ceux qui s’accompagnent d’une réflexion de type écologique, se sont répercutés dans plusieurs romans québécois contemporains qui ne sont pas directement dédiés à cet événement, mais qui campent néanmoins, en tout ou en partie, leur action aux États-Unis, comme si ce pays avait le potentiel de résumer, sinon la condition humaine tout entière, du moins une certaine condition québécoise. Dans cette perspective, j’aimerais me pencher tout particulièrement sur les romans de Marie-Claire Blais, qui prennent l’allure d’une véritable saga des temps modernes, notamment la trilogie formée par Soifs (1995), Dans la foudre et la lumière (2001) et Augustino et le chœur de la destruction (2005). Ces romans, qui ont agi comme autant d’expressions d’une catastrophe en devenir, nous éclairent en effet sur l’esprit de leur temps et sur l’époque qui a entouré les événements du 11 septembre 2001. Dans un deuxième temps, je compte esquisser l’étude de quelques romans où le thème de la catastrophe et le schème de la chute jouent un rôle important, principalement Oscar de Profundis (2016) de Catherine Mavrikakis, mais aussi Il pleuvait des oiseaux (2011) de Jocelyne Saucier, ainsi que Le fil des kilomètres (2013) et Le poids de la neige (2016) de Christian Guay-Poliquin.
Du Dust Bowl au 11-Septembre
D’entrée de jeu, il est possible d’établir un parallèle significatif entre le «Dust Bowl» des années 1930 et le nuage de poussière du 11 septembre 2001. En effet, les deux événements occupent une place importante dans l’imaginaire états-unien, le premier pour avoir cristallisé les ravages de la grande dépression des années 1930 et le deuxième pour ses aspects spectaculaires et hautement médiatisés.
Les tempêtes de sable et de poussière du «Dust Bowl» constituent une des premières grandes catastrophes écologiques provoquées par l’être humain. En s’installant dans les régions semi-arides du Midwest et en tentant d’y cultiver la terre sur un mode intensif et selon des méthodes convenant à un climat beaucoup plus frais et humide, les colons et leurs descendants ont contribué à amplifier les effets de la sécheresse et à provoquer un véritable désastre qui a ravagé les terres et soulevé d’immenses nuages de poussière qui se sont avancés dans la plaine avant d’atteindre les grandes villes situées plus à l’est pour se perdre finalement dans l’océan. Dans la mémoire populaire, le «Dust Bowl», c’est non seulement l’image de ce mur de poussière qui avance, implacable, mais aussi la vision de toute une population réduite à la misère et bientôt chassée de ses terres, lancée dans un exode aux dimensions quasi bibliques. Car la crise du «Dust Bowl» n’est pas seulement une crise écologique, mais aussi humaine et économique: pour de nombreux Américains, elle est venue résumer de façon dramatique la grande dépression des années 1930. Dans cette perspective, le «Dust Bowl», c’est aussi l’entrée fracassante dans le côté sombre du monde moderne, celui du grand capitalisme et de ses effets mortifères, tant financiers que sociaux et environnementaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’image du tourbillon de poussière qui envahira 70 ans plus tard le sud de Manhattan s’est avérée une image aussi forte.
Le 11 septembre 2001, c’est un peu le «Dust Bowl» de notre époque, le nuage de poussière qui engloutit la ville et pousse une partie de sa population à errer dans les rues d’une métropole radicalement transformée, devenue méconnaissable. Cette image forte du 11 septembre 2001 aura d’ailleurs des échos durables dans l’imaginaire américain, dont il résume de façon saisissante la fascination ou l’obsession pour la fin. On peut d’ailleurs noter des échos de cet événement dans le film Interstellar (2014) de Christopher Nolan, qui nous montre comment l’humanité, dont l’existence est menacée par des tourbillons de poussière causés par les changements climatiques, va tenter de réagir à sa disparition prochaine en prenant la route de l’espace. Les événements du 11 septembre viennent ainsi boucler la boucle de presque un siècle de l’histoire des États-Unis.
Un autre legs imaginaire du 11-Septembre, c’est naturellement l’image saisissante des avions qui s’enfoncent dans les tours, du terrible incendie qui s’ensuit et qui forme un contraste étrange avec le calme et la splendeur de cette journée de septembre, puis des corps qui tombent dans le vide avant de s’écraser sur le sol, et enfin des tours qui s’effondrent dans un fracas de fin du monde. Ces images qui s’inscrivent dans la mémoire collective reproduisent ce que Gilbert Durand appelle le «schème de la chute» (2016, 99), qui subsume certains archétypes, comme ceux du gouffre ou des ténèbres, et les symboles qualifiés de «catamorphes» (2016, 99) qui y sont rattachés. Dans cette optique, les images du 11-Septembre contribuent à expliquer la prévalence de ces symboles dans l’imaginaire contemporain et dans certains des romans qui nous intéressent ici. L’apocalypse correspond en effet à un effondrement généralisé, et il est significatif de noter à cet égard le développement récent de la pseudo-discipline nommée la «collapsologie», qui vise à théoriser l’effondrement du monde tel que nous le connaissons, dans le sillage de la catastrophe écologique et climatique qui se profile. La poussière et la chute figurent donc parmi les images fortes que nous a léguées le 11 septembre 2001 et qui ont été amplifiées par l’émergence de l’idée que notre société court tout droit à la catastrophe et qu’il nous faudra vivre bientôt dans un après, dans un monde qui sera radicalement différent de celui que nous connaissons, comme l’expriment avec éloquence des romans comme Dans la forêt (1996) de Jean Hegland et surtout La route [The Road] (2006) de Cormac McCarthy, la publication du premier précédant de cinq ans les événements du 11 septembre, tandis que celle du deuxième les suit d’un autre cinq ans. Dans La route en particulier, l’image de la poussière qui couvre le sol et bloque les rayons du soleil s’avère omniprésente, comme si ce roman avait été écrit en réaction directe à la catastrophe survenue à Manhattan.
Le roman québécois comme sismographe de la réalité américaine
Ces considérations sur le 11 septembre 2001 et sur leurs répercussions dans les imaginaires collectifs peuvent aussi nous aider à mieux comprendre un phénomène assez récent dans l’histoire du roman québécois, c’est-à-dire le choix de nombreux écrivains de situer l’action de leurs romans aux États-Unis. Certes, le phénomène n’est pas nouveau; au milieu des années 1980, il s’était déjà manifesté avec force dans des romans comme Volkswagen blues (1982) de Jacques Poulin, Une histoire américaine (1986) de Jacques Godbout ou Copies conformes (1989) de Monique LaRue, pour ne mentionner que ces quelques exemples bien connus et étudiés. Ce qui change avec la fin des années 1990 et le début des années 2000, c’est le choix opéré par certains écrivains d’opter pour des intrigues et des personnages qui ne présentent parfois aucun lien direct avec la condition québécoise, du moins en apparence. Un des exemples les plus manifestes de ce phénomène est sans contredit le grand cycle romanesque de Marie-Claire Blais (sur lequel je reviendrai un peu plus loin), mais on pourrait aussi mentionner en ce sens Le ciel de Bay City (2008) et Les derniers jours de Smokey Nelson (2011) de Catherine Mavrikakis, Les failles de l’Amérique (2005) de Bertrand Gervais, ou encore, Mirror Lake (2006) et Bondrée (2013) d’Andrée A. Michaud. Tout se passe comme si plusieurs romanciers québécois se sentent désormais en mesure de prendre à bras-le-corps la réalité américaine et d’investir son imaginaire sans passer par la médiation de personnages ou de thématiques associés au Québec. Cette tendance récente du roman québécoise s’explique selon moi par une connaissance plus poussée de la société américaine et sans doute aussi par une américanisation grandissante de la société québécoise, dont les références et les modèles culturels sont de plus en plus calqués sur ceux des États-Unis plutôt que sur les codes français, comme c’était traditionnellement le cas. Mais elle est aussi liée au fait que les événements du 11 septembre, en vertu de leur médiatisation incroyablement poussée, ont contribué à une identification très forte à la population des États-Unis.
Dans cette perspective, un autre phénomène intéressant à observer est celui de l’émergence relativement récente de grandes sagas ou de séries romanesques qui tentent de saisir la dimension francophone, autrement occultée, de l’histoire des États-Unis et de l’Amérique du Nord dans son ensemble. Cette tendance, qui émergeait déjà dans Volkswagen blues et s’est affirmée avec force dans les romans qui forment ce que j’appelle le cycle de Jack Waterman ou qu’on peut déceler encore dans L’année la plus longue (2015) de Daniel Grenier, est présente autant aux États-Unis qu’au Québec, comme on peut le constater à la lecture de Continental Drift (1985) de Russel Banks, des Accordion Crimes (1996) d’Annie E. Proulx ou des romans à thématique franco-américaine de Deni Ellis Béchard, comme Vandal Love (2006) et Into the Sun (2016).
Comme je l’ai proposé plus haut dans ma réflexion sur le «Dust Bowl», il convient, pour bien saisir la portée imaginaire du 11 septembre 2001, de revenir aux années 1930 pour saisir la pleine mesure de ce phénomène, ce qui vaut non seulement sur le plan sociohistorique, mais aussi sur le plan littéraire. Cette décennie charnière nous permet en effet d’assister à la découverte de la littérature américaine au Québec, notamment chez le poète Alfred Desrochers, qui a été un fervent lecteur des poètes américains, mais aussi chez Louis Dantin, qui s’est penché de plus en plus, aussi dans son métier de critique littéraire, sur les écrivains de son pays d’adoption, ou encore chez l’écrivain et journaliste Harry Bernard, qui a commencé au cours de cette même période à s’intéresser aux auteurs régionalistes américains. Bernard est conscient de la nécessité pour les écrivains canadiens-français d’épouser une esthétique régionaliste recoupant le régionalisme américain, un phénomène qui formera le sujet de sa thèse de doctorat. La période des années 1930 correspond ainsi à celle que nous vivons actuellement. En ce sens, on pourrait citer ce propos d’Albert Pelletier:
C’est que la province de Québec n’est pas la France, et ne pourra jamais l’être. Pour parler et écrire comme les Français, il nous faudrait d’abord penser, sentir et vivre comme les Français. Pour penser, sentir et vivre comme les Français, il nous faudrait avoir toujours eu, et avoir encore aujourd’hui, la même situation géographique qu’eux, le même climat, les mêmes mœurs, les mêmes occupations, les mêmes ambiances, les mêmes facilités de vie sociale, littéraire, artistique, économique, les mêmes sentiments, les mêmes impressions, les mêmes aspirations, la même âme. Le calcul est très élémentaire: c’est une impossibilité. (1931, 24)
Harry Bernard constatait ainsi l’écart énorme qui s’était creusé entre le Québec et la France sur presque tous les plans, et ses propos apparaissent prémonitoires de la situation présente, qui est caractérisée par une américanisation grandissante de la société québécoise, dont notre américanité est tributaire dans une mesure certaine. Si les romanciers du Québec actuel se sentent en droit d’explorer à leur guise la géographie, l’histoire, la culture et la société américaines, c’est justement parce que ces réalités se sont imposées à eux avec une force décuplée depuis les années 1980. Dans cette perspective, les événements du 11 septembre 2001 prennent une signification particulière: ils agissent comme le sismographe de notre situation actuelle.
Pour en revenir aux années 1930, qui forment les années-charnières de notre modernité et de notre américanité, j’aimerais encore citer ces quelques lignes révélatrices du poète Alfred DesRochers au sujet de l’écriture de Simone Routier:
La poésie de Simone Routier est anglaise de fond et de forme. Elle n’a de français que le vocabulaire. Et peut-être que cette qualité en fait l’œuvre la plus éminemment canadienne-française qui soit. Toute littérature, disait Howells, doit traduire les aspirations et les souffrances d’un peuple pour être nationale. Or, nos aspirations, dépouillées de leur halo de lieux-communs, ne sont-elles pas plus américaines que françaises? Le sens latin est inconnu au Canada, sauf de quelques mandarins de lettres. Ce sera le seul mérite de Simone Routier d’avoir la première parmi les poètes osé se débarrasser d’une encombrante tradition qui ne correspond plus à aucune réalité. (1931, 138)
On le voit, les tendances récentes du roman québécois de se distinguer du modèle français et de se mesurer au continent américain s’inscrivent en fait dans une longue tradition déjà perceptible chez Harry Bernard et Alfred DesRochers et qui sera relayée par des écrivains comme Germaine Guèvremont, Robert Charbonneau ou Jean Le Moyne. Le roman québécois est devenu une caisse de résonnance où retentissent tous les échos de la vie nord-américaine et bientôt le fracas des événements liés au 11-Septembre.
Le cycle Soifs de Marie-Claire Blais
J’ai mentionné plus haut la tendance récente du roman québécois à la mise en forme de grandes sagas ou de cycles romanesques où la continentalité nord-américaine joue un rôle prépondérant. Outre les romans formant le cycle de Jack Waterman de Jacques Poulin et La diaspora des Desrosiers (2017) de Michel Tremblay, l’exemple le plus probant de ce phénomène est le grand cycle Soifs de Marie-Claire Blais, qui a été conçu dans un premier temps comme une trilogie, mais qui a englobé depuis sept autres romans, pour un total de dix, sans compter l’essai récent intitulé À l’intérieur de la menace (2019), violente charge contre le président Donald Trump et ses pratiques délétères, pour un grand total de onze (comme ne manquerait pas de l’affirmer un numérologue patenté). Inauguré en 1995 avec la publication de Soifs, ce grand cycle constitue un témoignage remarquable sur la fin du 20e siècle et le début du siècle actuel, l’esprit de cette époque étant perçu à travers une vaste galerie de personnages dont les voix s’entremêlent. Comme le remarque judicieusement Michel Biron, ces personnages se caractérisent par leur minceur relative et sont conçus essentiellement comme des silhouettes, de telle sorte qu’on ne sait plus trop «ce qui sépare l’intérieur de l’être de l’extérieur, l’individu se perd dans la pluralité du monde, les voix se mêlent les unes aux autres, il n’y a ni commencement ni fin, ce sont des vies qui bougent ensemble comme accrochées à un immense mobile, suspendues dans le vide, dessinant une architecture aussi instable que complexe» (2011, 32). S’appuyant sur une critique de Gilles Marcotte qui avançait que ces personnages sont comme avalés par «la rumeur du monde le plus actuel» (1996, 85), celle qu’on nous présente chaque jour au bulletin de nouvelles, Michel Biron soutient qu’ils traduisent en fait cette modernité «liquide» dont parle le sociologue polonais Zigmunt Bauman, cette «modernité par essence insaisissable, étant continuellement en mouvement, n’occupant d’espace descriptible que pour un moment» (2011, 33). Ces personnages-silhouettes se résument ainsi à des voix qui en se superposant les unes aux autres forment une polyphonie qui exprime les souffrances, mais aussi les espoirs le monde actuel.
Du point de vue géographique, cette polyphonie gravite autour des États-Unis et de la petite ville de Key West, en Floride, où réside Marie-Claire Blais depuis une trentaine d’années. Tout se passe comme si les États-Unis, et Key West en particulier, constituaient la métonymie ou le condensé du monde que tente d’exprimer Marie-Claire Blais dans ses romans. Du point de vue historique, le cycle ou du moins la trilogie de départ s’articule autour du 11-Septembre, même si la mise en forme du projet est antérieure à cette date, Soifs ayant été publié en 1995 et Dans la foudre et la lumière au printemps 2001, tout juste avant les terribles événements. Or, ce dernier roman propose une vision prémonitoire du 11-Septembre avec le personnage de la Vierge aux sacs, une jeune mendiante de 13 ans qui erre dans les rues du bas de Manhattan en lançant aux passants des prophéties hallucinées. Dans son dénuement extrême, elle croise Samuel, un danseur qui vit de son côté une jeunesse dorée et insouciante:
Samuel écoutait craintivement son professeur, songeant à la Vierge aux sacs, qui sait si la démente n’avait pas eu raison dans ses lunaires prédictions, la ville de New York serait enlisée dans un déluge, s’écrouleraient ses édifices, ses gratte-ciels, Samuel serait dépossédé, ne lui avait-il pas crié dans la rue quelques heures plus tôt, mensonges que tout cela, mensonges, filant, libéré, au volant de sa voiture sport, car il était jeune, vivant, et chacun devait le respecter à cause de cela, mais qu’aurait-il fait si sa vie lui avait réservé la réalisation de toutes ces prophéties? (2001, 93)
Le contraste établi entre les deux personnages, l’extrême indigence de l’une et la richesse insolente de l’autre, est en soi révélateur de l’injustice sociale actuelle et pointe vers un de ses problèmes les plus criants. La catastrophe du 11 septembre 2001 est ainsi liée à la rencontre improbable de ces deux personnages dans le sud de Manhattan. Dans le troisième volet de sa trilogie, Augustino et le chœur de la destruction, publié en 2005, Marie-Claire Blais reviendra sur cet épisode, au lendemain cette fois des événements du 11 septembre. Samuel y recherche désespérément la Vierge aux sacs dans les rues du bas de Manhattan:
C’est ici, oui, que Samuel avait vu la prophétesse destituée, dont il avait ri, plus enjoué qu’implacable, quel était son destin, où était-elle, si elle était parmi les disparus, sous quel amas de pierres reposait-elle, si elle était vivante, qu’elle revienne dans cette même rue et que Samuel lui présente ses excuses, car si ignorante et délaissée que fût la Vierge aux sacs, n’avait-elle pas eu raison? (2005, 87)
La trilogie de Marie-Claire Blais fait ainsi écho au 11 septembre 2001, en resituant l’événement dans une perspective beaucoup plus large, celle de cette Apocalypse à vaste échelle qui sévit parmi nous tous et que seule la polyphonie de nos voix et des silhouettes fragiles et évanescentes que nous sommes devenus peut expliquer. C’est un peu cela, le chœur de la destruction auquel le titre du roman fait allusion. Or, la romancière choisit aussi de situer l’action de son roman au cœur même de la destruction, à Manhattan, et c’est en ce sens que retentissent les échos du 11-Septembre, cet événement qui cristallise le nouveau millénaire en dévoilant avec une violence totale toutes ses douleurs, ses misères et ses injustices. D’où la nécessité sans doute d’inscrire tout son cycle à l’intérieur de la menace, pour reprendre le titre de son dernier essai, ce qui nous éclaire sur la tentation vécue par plusieurs romanciers québécois d’écrire de grands romans américains ou nord-américains, qui prennent place au cœur même du tourbillon menaçant d’emporter le monde. C’est sans doute un des legs les plus manifestes du 11-Septembre que cette logique centripète, que ce formidable pouvoir d’attraction de ce moment qui constitue en un sens le «big bang» de notre époque.
Quelques autres figurations de l’Apocalypse
Même s’ils sont très différents des ceux de Marie-Claire Blais, les romans de Catherine Mavrikakis prennent également acte de leur nord-américanité et brassent eux aussi des thématiques de fin du monde. On peut penser notamment au Ciel de Bay City, un roman qui raconte la destinée tragique d’une famille d’origine juive qui périt dans l’incendie de sa maison du Michigan, ou encore au roman intitulé Les derniers jours de Smokey Nelson, qui brosse un portrait saisissant de la société en déliquescence du sud des États-Unis. Dans le cadre de cette analyse, j’aimerais néanmoins me pencher plus spécialement sur Oscar de Profundis, un roman d’anticipation qui nous propose la vision catastrophée d’un Montréal en ruine, livré aux injustices sociales, à la déperdition culturelle et linguistique ainsi qu’aux dérèglements climatiques. Même si les événements du 11 septembre n’y sont pas évoqués, leur ombre n’est pas très loin, puisque les forces qui minaient le monde décrit par Marie-Claire Blais semblent désormais avoir remporté la victoire.
On sait que le roman raconte le retour, en 2050, de la grande star planétaire Oscar de Profundis, de son vrai nom Oscar Méthot-Ashland, dans la ville de son enfance. Le chanteur, qui est francophone par sa mère, se produit en anglais mais est resté très attaché à la langue française, qui est en voie de disparition, ainsi qu’à la perpétuation de la mémoire littéraire et culturelle, dans un monde caractérisé par l’amnésie collective et par le triomphe de l’anglais globalisé. Dans cet univers dévasté, il ne reste plus que quelques résistants, comme l’activiste Cate Bérubé, pour s’opposer au Gouvernement mondial. Cette situation est aggravée par une terrible crise écologique et climatique: même les astres se sont détournés de la Terre et seul le soleil vient «encore flirter lourdement avec l’horizon, tout en le menaçant d’un viol prochain, terrible, et d’ardeurs infernales» (Mavrikakis 2016, 9). Même si son action se déroule pour l’essentiel à Montréal, le roman comporte une importante dimension continentale et franco-américaine, par l’intermédiaire de la figure d’Oscar Méthot-Ashland, qui est d’origine franco-québécoise par sa mère, et du personnage d’Annie Houle-Watson, la plus grande romancière de son temps, «connue mondialement pour se récits de science-fiction interminables, extrêmement pessimistes et publiés en version longue sur internet» (Mavrikakis 2016, 219), qui habite à Los Angeles, mais qui est née elle aussi à Montréal. Les deux artistes ont d’ailleurs uni leurs efforts pour produire le dernier album d’Oscar: «À l’humanité, il offrirait un dernier psaume, une prière sauvage et résignée adressée à un ciel absent, un appel désespéré à l’effacement de la planète… Annie et Oscar partageaient cet imaginaire de la décadence et voyaient la fin du monde comme un événement inéluctable, mais surtout comme un grand soulagement.» (Mavrikakis 2016, 220)
Derrière la silhouette troublante d’Oscar Ashland, on ne peut pas manquer de voir se profiler, la figure du chanteur anglo-montréalais Leonard Cohen, qui est identifié par David Janssen et Edward Whitelock dans leur essai Apocalypse Jukebox: The End of the World in American Popular Music (2008), comme un des quatre chevaliers de l’Apocalypse de la chanson populaire, avec Bob Dylan, John Coltrane et Harry Smith. D’un point de vue phonétique et rythmique, le nom d’Oscar Ashland ne va d’ailleurs pas sans évoquer celui de Leonard Cohen, sans compter que les deux renvoient à la condition juive. Il convient aussi d’observer qu’ «Ashland» signifie littéralement la «terre de cendres», ce qui nous renvoie à l’idée de la destruction et au roman bien connu de Cormac McCarthy, La route, publié en 2006. Sans doute le meilleur roman apocalyptique publié depuis les attentats du 11 septembre 2001, La route raconte le voyage sans espoir d’un père et de son fils dans un monde dévasté par une terrible catastrophe, on ne saura jamais exactement laquelle, mais où le feu semble avoir joué un rôle majeur en détruisant les forêts, champs et maisons, pour ne laisser place qu’à un monde de cendres et de scories, révélateur du gigantesque «Dust Bowl» qui nous attend bientôt.
On le voit, les romans de Catherine Mavrikakis, au même titre que ceux de Marie-Claire Blais, s’inscrivent non seulement avec force dans l’esprit de leur époque, mais aussi dans une conscience aiguë de leur continentalité nord-américaine, de leur appartenance à un univers social, littéraire et culturel marqué, ne serait-ce que médiatiquement, par les attentats du 11 septembre et leur double impact, d’une part sur l’émergence de l’idée de la catastrophe écologique, d’autre part sur la lancinante question du mal. Comme l’explique avec justesse Petr Kylousek: «un des éléments communs des romans apocalyptiques est non seulement l’idée de la catastrophe à grande échelle, mais surtout la question du mal et du rachat qui polarise l’action et le comportement des personnages.» (2019, 120) Dans cette perspective, le 11-Septembre n’a pas manqué de contribuer à la genèse de plusieurs romans québécois qui, en s’appuyant sur le schème de la chute et de ses corollaires, composent une vaste «collapsologie», comme autant d’illustrations saisissantes de l’effondrement de notre monde. On peut penser par exemple au roman de Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, publié en 2011, qui revient sur l’épisode des grands incendies qui ont ravagé le nord de l’Ontario au début du 20e siècle. Le nuage de poussière qui a envahi les plaines du «Dust Bowl» dans les années 1930 puis les rues de Manhattan le 11 septembre 2001 est remplacé par un mur de flammes qui dévore les arbres, les maisons, les villages et les êtres humains: «C’était une mer de feu, un tsunami de flammes qui avançait dans un grondement d’enfer […] ne laissant derrière lui qu’une terre noire et dévastée, une odeur de fin de combat et ce qu’on découvrira et ne découvrira pas sous les cendres» (Saucier 2011, 67), peut-on lire dans le roman, qui raconte aussi l’errance des survivants dans un paysage dévasté, exactement comme dans La route de Cormac McCarthy.
On peut mentionner également Le fil des kilomètres et Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin, deux romans dont l’action se déroule au lendemain d’une panne d’électricité généralisée qui a isolé les villes et les villages des uns des autres et provoqué l’effondrement de l’édifice social tout entier. Une fois de plus, on est proche de l’univers décrit par McCarthy, dans la mesure où l’action du Fil des kilomètres se déroule sur la route, sur un plan essentiellement horizontal, en racontant la quête d’un fils qui cherche à retourner vers son père et qui doit traverser un pays frappé par une mystérieuse catastrophe. Pour sa part, Le poids de la neige nous plonge dans un monde presque mort, figé par la neige et le froid, et où les humains, même s’ils essaient de se regrouper et de s’organiser, sont abandonnés, laissés à eux-mêmes. Les symboles catamorphes sont d’ailleurs omniprésents dans ce deuxième roman, avec la neige qui engloutit tout et transforme le monde en un labyrinthe d’où les personnages désespèrent de pouvoir un jour s’échapper. Le ton en est donné dès les premières pages du roman: «La neige règne sans partage. Elle domine le paysage, elle écrase les montagnes. Les arbres s’inclinent, ploient vers le sol, courbent l’échine. Il n’y a que les grandes épinettes qui refusent de plier. Elles encaissent, droites et noires.» (Guay-Poliquin 2016, 11) Les chapitres sont d’ailleurs numérotés en fonction de l’épaisseur de la couche de neige, ce qui contribue à l’impression d’étouffement qui se dégage de ce roman, faisant écho, à sa manière, au 11 septembre 2001.
Conclusion
Même si une analyse plus détaillée des romans étudiés dans le cadre de ce texte reste encore à faire, on voit néanmoins se dégager certaines tendances significatives, comme le souci manifesté par plusieurs romanciers d’accorder une place importante, dans leurs romans, à l’espace nord-américain et même états-unien. Dans les faits, il y a peu de romans publiés au Québec qui abordent directement les attentats du 11 septembre, si on excepte Compter jusqu’à cent (2008) de Mélanie Gélinas et Onze (2011) d’Annie Dulong. Tout se passe comme si cet événement avait été profondément intégré et assimilé, son hypermédiatisation n’encourageant pas son expression romanesque, du moins pas au Québec. Aux États-Unis, même si l’événement a davantage fait l’objet d’une vaste récupération politique qui semblait donner raison aux théories de Samuel Huntington quant au choc actuel des civilisations, il a donné lieu à d’incontestables réussites littéraires, comme Falling Man (2007) de Don DeLillo. Non, ce qui est perceptible dans le roman québécois, c’est plutôt le lien entre le spectacle du 11-Septembre et l’affirmation d’une pensée apocalyptique qui est finalement moins centrée sur l’événement politique que sur l’écologie et même plus largement sur notre humanité. Dans cette perspective, les romans de Marie-Claire Blais, de Catherine Mavrikakis, de Jocelyne Saucier et de Christian Guay-Poliquin ont été écrits contre le 11-Septembre, dans les deux sens du mot: ils semblent montrer comment la catastrophe vécue n’est au fond que le prélude à la réaffirmation des responsabilités écologiques, mais aussi des droits et des valeurs de l’être humain. C’est d’ailleurs pourquoi l’écologie radicale est restée largement étrangère dans l’univers du roman québécois, qui reste ouvert à l’expression des réalités collectives et même des préoccupations nationales, comme en font foi, par exemple, les romans de Louis Hamelin, qui prônent la nécessité d’une conscience écologique sans renier pour autant leur attachement indéfectible envers une langue et une culture menacée.
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