Entrée de carnet

L’imaginaire du posthumain comme métaphore de l’adolescence: les limites du conte moral

Marie Parent
couverture
Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Dans mon dernier billet, je mentionnais avoir trouvé deux articles particulièrement intéressants concernant la place de l’imaginaire du posthumain dans la littérature jeunesse anglo-saxonne. Voici le deuxième résumé de deux.

L’intérêt du corpus jeunesse selon moi réside dans le fait qu’il met en évidence différents motifs/schèmes significatifs qui seront très utiles dans l’élaboration d’une typologie de la «fiction génétique» ou de l’imaginaire du posthumain en général. En effet, les œuvres jeunesse qui entrent dans cette catégorie présentent souvent les mêmes problématiques que la littérature pour adultes, mais leur traitement didactique rend leur structure plus transparente, plus aisée à schématiser.

Elaine Ostry, «Is He Still Human? Are You? Young Adult Science Fiction in the Posthuman Age», The Lion and the Unicorn, vol. 28, no 2, avril 2004, p. 222-246.

Shannon, David. 2002. «The Last Book in the Universe» [Couverture de The Last Book in the Universe de Rodman Philbrick]

Shannon, David. 2002. «The Last Book in the Universe» [Couverture de The Last Book in the Universe de Rodman Philbrick]
(Credit : Scholastic)

Dans son article, Ostry soutient l’hypothèse que les tropes traditionnellement associés à la littérature jeunesse sont très souvent utilisés par les auteurs pour aborder la question des biotechnologies et des enjeux qu’elles soulèvent concernant la nature et la valeur de l’être humain: la quête d’identité et le sens du «soi», la découverte du mensonge, la séparation parent/enfant, la formation de groupes d’appartenance, la résistance au contrôle des adultes, la prise de décision, la croissance, l’adaptation, la structure sociale. De manière évidente, les textes font des biotechnologies la métaphore de l’adolescence. Les transformations du corps par la science, qui remet en question les frontières (de l’humain, de l’identité), sont superposées aux changements corporels qu’expérimente l’adolescent. Ce faisant, les auteurs cherchent à consolider la définition de l’Homme, en reconduisant le plus souvent le modèle humaniste libéral. (223)

Le génie génétique constitue la principale préoccupation du corpus étudié. Parmi les schèmes très courants, on retrouve celui où un adolescent découvre qu’il n’est pas vraiment un humain et qu’il représente une aberration pour les autres. S’en suit une enquête où le protagoniste doit découvrir le mystère de son identité.

Les personnages sont rapidement possédés par un sentiment d’étrangeté envers leur famille, la société, eux-mêmes. Le classique «qui suis-je?» de l’adolescent se voit passablement compliqué par la question «que suis-je?». Leur différence plonge les héros dans la solitude. Dans Mother, May I? (2002), le deuxième tome de la série Remnants, le mutant Billy passe en revue l’histoire de l’humanité et se considère comme «a wild trajectory off the evolutionary path». (225-226)

Pour les personnages de clones, le sentiment d’un moi divisé est prédominant. La question de la mémoire des gènes (même si elle relève plus du domaine ésotérique que scientifique) est souvent exploitée: un héros affronte des souvenirs qui ne lui appartiennent pas. Ainsi, comment les clones peuvent-ils résister à la «nature» que leur a transmis leur modèle? Où le soi commence-t-il? Ce sont des questions relevant de l’opposition nature/culture qui traversent l’ensemble des œuvres du corpus étudié. (227)

Certaines œuvres construisent le versant «positif» de l’imaginaire du posthumain, en mettant en scène des enfants dont la puberté révèle les superpouvoirs. Les aventures des héros font appel au sentiment d’invincibilité des adolescents, les invitent à développer leurs talents au maximum. Se glisse en filigrane la question du pouvoir: comment doit-on le gérer individuellement mais aussi à grande échelle, au plan social? (228) La peur de l’émergence d’une élite génétiquement améliorée rejaillit constamment. Dans The Last Book in the Universe (2000), Rodman Philbrick met en scène un monde divisé en deux sociétés: les «normals» et les «proovs». Le personnage principal, souffrant d’épilepsie, est considéré comme moins que normal. Sa sœur gravement malade, elle, risque de ne pas être traitée parce qu’elle n’en vaut pas la peine. (229) Au contraire, certains protagonistes doués d’un patrimoine génétique «enrichi» voient d’un mauvais œil leurs pouvoirs ou leurs dons particuliers. Ceux-ci les rendent plus vulnérables à l’exploitation et à la destruction: «Information is power, and they are information.» (229) Les personnages sont conscients qu’ils risquent de devenir des instruments politiques, économiques ou médiatiques. Le rapport aux médias, selon l’auteure, constitue aussi un des motifs souvent explorés. La représentation des avancées scientifiques devient inséparable de la représentation de leur traitement médiatique. (230)

Les expérimentations scientifiques sont souvent considérées dans les différents romans étudiés comme une torture visant à briser l’âme des sujets, à détruire leur sens du «soi», leur humanité. En ce sens, les héros sont obligés de développer une grande capacité de résistance, qui prend souvent une forme politique dans les romans (formation de groupes de résistance, qui soulèvent les thèmes de la solidarité, de la loyauté, de la force de caractère). Pour y arriver, les personnages doivent réussir à constituer un «moi» fort tout en tenant compte de leur marginalité physique, ce qui suppose parfois un changement d’identité radical. Dans Taylor Five, roman d’Ann Halam, par exemple, le personnage principal réussit à développer une vision positive de son identité en se pensant comme quelque chose de nouveau, «part of the great romance of finding out that is science» (232).

La question de l’immortalité revient sans cesse dans ce corpus. Dans Turnabout de Margaret P. Haddix, des personnes âgées prennent un médicament qui les fait rajeunir, mais leur régression ne connaît pas de limites. Les personnages se demandent si, lorsqu’ils reviendront au jour de leur naissance, ils mourront ou ils se remettront à vieillir. Ils se voient dans l’obligation de demander à leurs petits-enfants de s’occuper d’eux. La définition du cycle de la vie et des rapports intergénérationnels se voit complètement bouleversée. (234)

Dans ce corpus, la cellule familiale est le plus souvent remplacée par des groupes d’appartenance, où l’autorité des adultes est remise en question. On assiste au renversement de la hiérarchie adultes/enfants, dû au fait que les mutations corporelles subies par les adolescents les dotent d’un pouvoir incommensurable. Les adultes font le plus souvent figure d’ennemis à fuir ou à affronter. (235)

Même s’ils remettent parfois en question la définition traditionnelle de l’humain, les auteurs y reviennent toujours, même dans les œuvres les plus audacieuses (la série Remnants par exemple). Le sens de l’empathie, la moralité, le libre arbitre et la dignité restent au cœur de cette définition, peu ébranlée par les mutations du corps humain.
Les personnages inhumains sont caractérisés par leur cruauté, leur manque d’émotions et leur incapacité à ressentir de l’empathie. Le contrôle des émotions est représenté comme une façon d’éliminer l’humanité du sujet (la neuropharmacologie se retrouve souvent au centre de ces préoccupations). Au contraire, l’écriture de la poésie, par exemple, apparaît comme un signe probant de l’humanité d’un personnage. (236)
Dans ces romans, l’épreuve morale sert souvent à tester l’humanité des héros. Savoir distinguer le bien du mal semble rapprocher les personnages du statut d’humain. Les protagonistes sont le plus souvent placés devant un dilemme: ils doivent poser des gestes inhumains (trahison, meurtre) pour retrouver ou accéder à une apparence humaine. Les auteurs insistent sur la différence entre agir comme un humain et en avoir l’apparence extérieure. (237)
Selon Ostry, le corps mutant sert à diffuser une leçon de tolérance. Les auteurs enseignent à percevoir l’humanité du sujet malgré les différences physiques. Les clones et les personnages génétiquement modifiés doivent développer une tolérance face à eux-mêmes, et reconnaître qu’ils sont plus que des «parties de corps». (238) L’appel à la tolérance est dramatiquement souligné par les allusions à l’eugénisme. Le désir de créer une race supérieure constitue un motif très courant. Les auteurs insistent sur le rejet de la perfection, caractéristique de la rhétorique humaniste. Les faiblesses du héros sont souvent présentées comme ses principales forces. Au contraire, devenir surhumain comporte le risque de devenir non humain. (239) Un humain non amélioré génétiquement est représenté comme mystérieux, surprenant, singulier, des valeurs qui rendent la vie sacrée. Le fait que des personnages «améliorés» renoncent à leurs pouvoirs est considéré comme un processus d’humanisation. Dans la fiction, ils gagnent un pouvoir moral. Le sacrifice de soi est représenté comme le geste le plus humain qui soit. (240)

La prise de décision, le libre arbitre, la capacité de réfléchir et d’agir sont autant de valeurs véhiculées par la littérature jeunesse en général, et qui sont réactualisées avec force par l’imaginaire du posthumain. L’idée de «go beyond the genetic code» est récurrente. La dualité cartésienne corps/esprit reste très présente: être humain, c’est se situer du côté de l’esprit. Les biotechnologies sont donc toujours considérées avec méfiance. Les auteurs se positionnent généralement très clairement contre les expérimentations pouvant menacer l’intégrité du corps humain. Les scientifiques sont représentés comme trop souvent faillibles, voire même comme s’ils ne savaient pas trop ce qu’ils faisaient. (241).

Certains ouvrages un peu moins dénonciateurs montrent que les biotechnologies peuvent améliorer la vie d’un individu autant que la vie en société. Ils présentent le monde actuel comme devant devenir meilleur, laissant entendre qu’une rupture est nécessaire. (242) Mais la plupart des auteurs simplifient le débat en reprenant à leur compte l’argument idéologique que la nature humaine est quelque chose de fixe. Le message de ces œuvres se veut rassurant: les valeurs humaines vont prévaloir malgré les changements que subiront les corps.

Selon Ostry, la possibilité que les mutations du corps changent à jamais la nature humaine serait un sujet trop radical pour la majorité des œuvres de ce corpus, car cela mettrait en danger leur statut de «conte moral» ainsi que leur mission didactique. Malgré l’utilisation d’images et de figures grotesques, le corpus jeunesse représente le plus souvent le corps posthumain dans une perspective familière: humain malgré les apparences. (243)

BibliographieOstry, Elaine. 2004 [Avril 2004]. «Is He Still Human? Are You? Young Adult Science Fiction in the Posthuman Age». The Lion and the Unicorn, vol. 28, no 2 «222», p. 25.Philbrick, Rodman. 2000. The Last Book in the Universe. New York: Scholastic, 223 p.Applegate, Katherine Alice. 2002. Mother, May I?. New York: Scholastic, 160 p.Halam, Ann. 2002. Taylor Five: The Story of a Clone Girl. Londres: Orion Children’s Books, 192 p.Haddix, Margaret Peterson. 2000. Turnabout. New York: Simon & Schuster Books for Young Readers, 223 p.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.