Entrée de carnet

Lecture de «Monsieur / même la Révolution / n’aime pas les masques» de Serge Pey

Viviane Marcotte
Pierre Popovic
couverture
Article paru dans Le pouvoir performatif du poème: Albiach, Chedid, Pey, Prigent, Rouzeau, Venaille, sous la responsabilité de Pierre Popovic et Sandrine Astier-Perret (2020)

 

3

Monsieur
même la Révolution
n’aime pas les masques

La police de la Seine
avec ses mains blanchies
par les troupeaux
prononce contre vous
des ordonnances
interdisant
nos visages et nos cartes

Gazés
nassés
à la manif du 8 juin
de la Place d’Italie
aux Invalides
où même les dockers
ont été piégés
les yeux troués
par des syllabes lacrymogènes

Gémissement d’insecte
sous le silence
des canons à eau

Mots d’ordre
sur les banques fracturées
et les tiroirs de l’air

Agir en primitif
Prévoir en stratège
Paris est une fête
Poulets grillés
C’est pas la manif
qui déborde
c’est le débordement
qui manifeste

Sous
Les pieds
D’un opticien mutilé

Un poète intelligent
A bombé

Ouvrez vos yeux

Seigneur des angles
et du lard
et des retards du poème

Seigneur
des géométries liquides
et des triangles lourds

Seigneur des tripes
et des destins déroulés
jusqu’au vomi
des anges

Seigneur du poivre
et des poils
de piment
arrachés aux chiennes
des tomates

Seigneur pleurant
sous les couilles
de la lune
écoutez

Interdit
de prononcer des mots diurnes
et des gestes d’embuscades
de jeter
dans les maisons
des substances
de miroirs
ou d’images aiguës
pouvant causer des blessures
au plus profond
des poupées

Interdit
De déchirer
Ou de scier les heures
De promener
Des mannequins nus
Ou de boire la lumière
Des places publiques

Écoutez
nous nous vengeons

Venez
Bientôt ma femme et moi
nous serons tout blancs
de cervelle
Voyez voyez
la cervelle sauter
Voyez voyez
les Rentiers trembler
Hourra
cornes-au-cul
vive le Père Ubu

Dans Le Carnaval des poètes défilent à un rythme effréné des figures grotesques, tantôt symboles de vie, tantôt symboles de mort. Les poèmes, composés pour la plupart d’une trentaine de vers courts et percutants, baignent dans une atmosphère satirique, souvent ludique, qui rappelle l’ambiance festive et haute en couleurs des cortèges du Moyen-Âge. Trempé d’un tel esprit, recyclant des ressources esthétiques puisées dans le surréalisme et chez Lautréamont, doté d’une grande inventivité métaphorique et d’une appréciable virtuosité rythmique, l’œuvre accumule et télescope d’innombrables références culturelles. Elles cohabitent dans un même espace symbolique, Ponge voisinant avec Jim Morrisson, Mario Santiago avec Masaoka Shiki, des fragments évangéliques avec des allusions à Euclide, Démocrite ou Verlaine. Aucune hiérarchie culturelle n’est conservée. Les mots et les vers mêlent tout, ainsi qu’il en est de règle dans un déchaînement carnavalier. La matière langagière tourne cependant autour d’un tourillon, celui de la poésie elle-même, à la fois sujet et objet de ce qui se dit, mille fois définie et redéfinie au fil des pages de sorte qu’elle acquiert une prodigieuse plasticité potentielle. Celle-ci convient parfaitement à cette fête étrange, qui n’est pas sans faire penser à quelque fantasia placée entre l’annonce d’une bonne nouvelle (l’Épiphanie) et l’arrivée d’une privation (le Carême). Ce qui importe dans cette élection du Carnaval comme univers symbolique, c’est son énergie ou, mieux, c’est le souvenir de son énergie car ici, alors qu’il en est parlé vivement, «Le carnaval est mort» (Pey: 13). Cette vitalité permet au texte de (re)mettre le monde en mouvement et de plaider avec la plus forte conviction en faveur d’une «poésie-action». L’activisme est si bien de mise qu’il catalyse l’écriture dès les premiers vers du recueil:

Seigneur
écoute encore
Sur la fenêtre
est écrit le mot fenêtre
et la vitre a cassé la lumière

Sur l’échelle
quelqu’un a écrit
échelle et un oiseau
est monté sur le toit

Sur le chien
un autre chien a écrit
le mot chien
et nous avons entendu
un aboiement1Ce sont les trois premières strophes du poème liminaire.. (9)

L’apostrophe au «Seigneur», l’usage de l’impératif et les répétitions du verbe d’action «écrire» concourent à dynamiser l’énoncé et à montrer que le langage, à la façon d’un engrenage sans cesse remonté, crée, provoque, génère, saccage, déclenche. Ni décorative ni oblomovienne, la poésie est une actante, elle «ne croit pas / elle fait» (373). Les poèmes, maintes fois personnifiés, ne font pas que parler du corps; ils l’entreprennent et prennent corps: ils «surveillent», ils «balbutient», ce «sont des corps qui nous cherchent.» (132-133) Les impulsions corporelles sont abouchées à des images de décombres, de morts et de cimetières. La mêlée donne à voir un incessant ballet macabre en son apparence, mais vital en son essence. La vie et la mort pratiquent une danse sociale. Le «vivre-ensemble» est marié avec un «mourir-ensemble» dans une union que scelle la poésie, toujours déjà menacée par des figures tyranniques de surveillance et d’oppression:

Sur le char
on boit
dans des chaussures

Des cafards
au bas des trottoirs
distribuent
des phrases
en vrac
en faisant exploser
des sacs

Parfois
ils lancent des coqs
à moitié égorgés
sur les flics
qui surveillent des doigts
coupés
derrière les grilles. (57)

Le regard dense, tourné vers l’objectif, du guerrier / troubadour, l’humanité en manque de sens figurée en fond de toile, la menace de quatre personnages latéraux et les couleurs flamboyantes du tableau reproduit en première de couverture2Elle présente un tableau de Serge Pey. En fond, l’humanité tout entière. À l’avant, en gros plan, un troubadour guerrier qui va et qui fixe crûment celui ou celle qui le regarde. Sur les côtés, des personnages tout en rouge le considèrent de façon peu amène. L’un d’eux cherche à lui barrer le chemin. Ils symbolisent le pouvoir. annoncent une poésie qui cherche des chemins secrets pour traverser un chaos anomique. Les poèmes eux-mêmes en ouvrent et en trouvent à force de pousser à l’action, à force de puiser dans les éclats de voix des poètes du passé, à force de faire l’éloge de la diversité, à force de guetter l’émergence d’un examen lucide des valeurs collectives qui pourrait être salutaire. Cette convocation des voix d’hier, cet élan vers la pluralité, cette recherche d’actes concrets, ce désir d’évaluation axiologique constituent l’esprit qui imprègne l’univers de ce carnaval très singulier.

Le poème3On peut tout aussi bien parler de «séquence» que de «poème» dans la mesure où les 265 fragments composent une suite d’éléments constitutifs d’une manière de cortège, comme dans un défilé de carnaval contemporain. «Monsieur / même la Révolution / n’aime pas les masques» (22-25), le troisième du recueil4Il a le numéro 3. Le recueil comprend 265 poèmes — «séquences» ou «suites poétiques versifiées» seraient peut-être de meilleures désignations — précédés d’une suite poétique liminaire (p. 9-15) et suivis d’une suite poétique finale (p. 437-468)., est composé de 17 strophes de longueurs différentes, allant du monostiche au quinzain. Deux ressorts dynamiques le mettent en tension: le premier est généré par des forces répressives, le second par des forces incantatoires.

La présence de forces répressives est liée à des manifestations sociales et politiques qu’elles ont mission de contenir, de brider et d’étouffer par tous les moyens dont elles disposent. L’entrée en matière citée ci-dessus prélève la réplique qu’un manifestant a pu adresser soit à un badaud soit à un policier. Elle retourne au pouvoir l’interdiction de porter un masque qu’il a décrétée alors que le port d’une protection n’est ni un luxe ni une arme face aux «syllabes lacrymogènes». Cette introït a valeur d’incipit, car il présage ce qui va suivre. À mesure qu’il se déroule, le poème interpelle et interroge les violences policières, ordinairement occultées par les medias. Une telle omission délibérée a pour but de créer un sentiment de peur imputable aux manifestants5Confondus par surcroît avec les éventuels casseurs qui se glissent sur les marges des cortèges. en sorte que leur action soit moralement disqualifiée et leur cause indéfendable, si bien que, au bout du compte, c’est le droit de manifester lui-même qui est écorné (Duffé: 2019). S’ensuit par contrecoup une légitimation des «violences policières» qui conduit le pouvoir à récuser cette expression même de «violences policières» et à lui substituer un euphémisme délicat comme «une réplique de force proportionnelle», quelque démentie par les faits qu’elle puisse être. Le poème dénonce une société qui se targue d’avoir les «mains blanchies» alors qu’elle use de méthodes et d’agressions brutales (les manifestants sont «Gazés / nassés») sous prétexte qu’une défense de la «sécurité nationale» les exigerait, ce qui n’est nullement le cas. En réalité, ces pratiques se font au mépris de la sécurité des citoyens et visent un affaiblissement des libertés et des droits individuels, tels la liberté et le droit de manifester, la liberté et le droit de parole (Sioui: 2020): «Interdit / de prononcer des mots». À cela, l’écriture opposera diverses formes de résistance.

La présence des forces incantatoires est perceptible quant à elle dans les multiples invocations au «Seigneur». Les connotations aristocrates et religieuses du mot «Seigneur» place ce dernier du côté des détenteurs du pouvoir6«Monsieur» peut cependant très bien être aussi le «Seigneur» lui-même.. Mais ce pouvoir est en l’occurrence très particulier puisque ledit mot fait directement référence à la figure récurrente du «Seigneur carnaval» (17). Le «carnaval» désigne cependant ici l’organisation sociale globale elle-même par le biais d’une relation analogique typique de la métaphore. Au sein de cette société travestie, les membres de la guilde des poètes interviennent de façons diverses, lesquelles sont évaluées au fil des textes par cet observateur «assis sur un banc / avec Ernesto Cardenal» (7). Les répétitions de l’adresse au «Seigneur» donnent au texte l’apparence d’un cérémonial que les vers décrivent à distance critique, ironique, joueuse ou objective selon les cas. Le ton général du poème (et du recueil) est à la fois revendicateur et débridé. Quant au mot «masques», qui clôture la première strophe, son sens est double puisqu’il peut désigner à la fois des masques portés dans un cortège et des masques portés dans une manifestation. En ce deuxième cas, ils peuvent avoir pour but de protéger l’identité des participants de la manif ou pour visée de dissimuler l’identité d’un casseur ou d’un indicateur.

Dans la deuxième strophe, le groupe des défileurs formé par l’alliance des adjectifs possessifs «nos» (visages / cartes) et «vous» (Seigneur / Monsieur Carnaval) le distingue de «La police de la Seine», expression ramassée qui évoque la préfecture. Le corps policier est fondamentalement hostile. Ses responsables procèdent par «ordonnances» et par des interdictions sèches, à tel point que les individus ciblés sont résumés à la synecdoque des «visages» et à la métonymie des «cartes». La négation et l’effacement de l’identité et de la personnalité des gens trahissent une volonté de déshumaniser le cortège, première étape avant une possible suppression des manifestations en vertu de l’état d’urgence ou au nom de la sécurité nationale. Le corps policier est impuni et innocenté dès toujours, comme en témoigne l’adjectif «blanchies», lequel qualifie les mains de manière à laisser sonner l’expression «s’en laver les mains», signe du fait que les forces policières sont dégagées, se dégagent et seront dégagées de toute responsabilité.

Dans les troisième, quatrième et cinquième strophes, maints vers insistent soit sur des violences physiques, soit sur des violences verbales. Leur association est condensée dans l’expression «syllabes / lacrymogènes». La répression est systémique et totale, il est impossible de lui échapper, les plus aguerris sont «piégés». Le vocabulaire nomme avec soin les moyens et les armes de répression: «lacrymogènes», «gazés», «nassés», «canons à eau». Le moment et le trajet de la «manif» sont eux aussi bien précisés. Tout ceci ne se passe pas dans une dictature et une époque lointaines. Cela a lieu «à la manif du 8 juin / de la Place d’Italie / aux Invalides». La sollicitation du sens de la vue est elle aussi très concrète. Elle appelle les gens à bien prendre acte de ce qui se passe, ce que traduisent ces impératifs: «Ouvrez vos yeux», «Voyez Voyez», tandis que les forces de l’ordre font tout pour qu’ils n’y arrivent pas, ce que signalent la synecdoque des «yeux troués» et l’insistance sur les dangers de l’aveuglement ou de l’éborgnement («opticien mutilé»).

Les manifestants arrivent-ils à résister et à faire valoir leurs revendications? Ce n’est guère aisé quand ne s’entend qu’un «gémissement d’insecte / sous le silence / des canons à eau». Là où on devrait entendre des cris et des chants, c’est à un musellement prémédité que l’on assiste. Les gens qui défilent sont semblables à des insectes qu’il faut chasser. Le singulier du nom «gémissement» témoigne d’une souffrance commune et montre que la première des violences policières consiste à habituer leurs responsables à ne voir devant eux qu’une masse informe et homogène qu’ils doivent disperser, ou pire: faire disparaître. Mais des actes de résistance, il y en a. Les «Mots d’ordre» de la manif sont ainsi tagués sur «les banques fracturées / et les tiroirs de l’air7Nous avouons ne pas savoir précisément ce que sont les «tiroirs de l’air». Il pourrait s’agir de tiroirs vides, lesquels seraient ceux où se trouvent habituellement les billets des distributeurs automatiques. L’expression pourrait du même coup détourner une expression renvoyant aux armes à air comprimé, quelquefois utilisées par les forces de l’ordre.». La sixième strophe, toute en italiques, en donne un échantillon. Dans cette petite liste cohabitent une citation littéraire, le titre d’un récit autobiographique, un titre de roman et une formule frappante héritée de manifs antérieures. La citation est un aphorisme célèbre de René Char: «Agir en primitif / Prévoir en stratège», qui définit un programme d’action en deux règles8Cet aphorisme figure dans la série des Feuillets d’Hypnos (1943-1944) dont l’écriture peut évoquer celle des Choses vues de Victor Hugo ou celle des Fusées de Charles Baudelaire. Ce sont des notes brèves rédigées dans le maquis. Faire appel à René Char et à la résistance, c’est placer la revendication sociale et politique sous leur ombre tutélaire. Cf. René Char, «Feuillets d’Hypnos (1943-1944)», dans Fureur et mystère, Paris, Gallimard, coll. nrf / Poésie, 1989 [1962], 219 p., p.83-150, p.104.. Il fut entre autres à l’honneur sur les murs de Mai 68 et lors des manifestations de 2016 contre la «loi travail». Le titre de récit autobiographique, Paris est une fête, est d’Ernest Hemingway. Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, des Parisiens s’aventurèrent dans la ville avec le livre Paris est une fête sous le bras afin de braver la mort et la terreur. L’expression Poulets grillés relaie par son premier terme une animalisation familière et péjorative des policiers, mais reprend dans son entièreté le titre d’un roman policier de Sophie Hénaf duquel fut inspirée une série télévisée diffusée en 2016. Le chiasme sémantique «C’est pas la manif / qui déborde / c’est le débordement / qui manifeste» a pour sa part lui aussi accompagné les cortèges de 2016. Par cette énumération de formulations frappantes, inventives et souvent drôles, la rue oppose la force des mots aux violences et à l’oppression. Sa captation par le poème lui donne une durée et l’inscrit dans la mémoire collective.

La poésie — et, au-delà d’elle, la littérature tout entière — n’est donc pas un objet décoratif ou un tiroir vide. Elle rejoint à sa manière l’action militante, elle recueille et relance des revendications qui résonnent dans la ville et ses vers ont leurs chemins propres dans la vie urbaine. C’est ce que donne à penser le cliché pris sur le vif d’un «poète intelligent» qui «a bombé» cet impératif catégorique: «Ouvrez les yeux». Plusieurs lignes de sens se rencontrent en lui: l’exigence de lucidité, l’allusion aux lacrymogènes, la nécessaire franchise du regard, l’effet du lancement d’une bombe (via le signifiant «bombé»), le street art et la rue comme espace encore et toujours à reconquérir. Sachant que les mots sont eux aussi explosifs, l’artiste contemporain est un «poète graffiteur» qui orne les murs de la ville d’un appel au réveil et à la prise de conscience.

Après cette capture filmique des lieux où paradent les éclats de langage de la manifestation viennent huit strophes dont cinq s’ouvrent sur une apostrophe au «Seigneur», les trois autres résumant les «interdictions» décrétées par ce maître du carnaval.

Le portrait du «Seigneur» passe par des compléments du nom. Ce roi d’occasion est tour à tour Seigneur «des angles / et du lard», «des retards du poème», «des géométries liquides / et des triangles lourds», «des tripes / et des destins déroulés / jusqu’au vomi des anges», «Seigneur du poivre / et des poils / de piment», avant d’être vu «pleurant / sous les couilles / de la lune». Ces compléments sont comme il se doit en pareilles circonstances irrespectueux. Mais ils profilent une fiesta étrange qui, quand bien même elle ne lésine pas sur le corps et l’organique («lard», «tripes», «poils», «couilles»), n’a rien de carnavalesque au sens bakhtinien du terme. Bien moins farce que farcie, elle est en effet truffée d’abstractions dévoyées («géométries liquides», «triangles lourds»), et le «vomi des anges» n’a rien à voir avec la santé de fer et la régénération constante des corps rabelaisiens. Par définition, le verbe «vomir» indique un rejet, un reflux, un renvoi de ce qui a été avalé par le trou même qui avala. Il s’oppose en conséquence radicalement aux ingestions pantagruéliques, à la digestion reconstituante, aux cycles naturels gargantuesques de la bonne vie. Il n’y a donc là aucun «renversement du haut par le bas». Plus outre, le «rire de fête» qu’une réelle écriture carnavalesque libère à tout-va est totalement absent de l’écriture du poème. Pleurer «sous les couilles / de la lune», c’est tout sauf un acte d’émancipation, et cela n’offre qu’une image très noire d’impuissance et de solitude. Dès lors, de deux choses, l’une, qui ne sera d’ailleurs pas incompatible du tout avec l’autre, que du contraire: soit les appels à ce «Seigneur» faisandé ne sont qu’une introduction sarcastique à la dénonciation des interdits et des interdictions qui pèsent sur les manifestants / carnavaliers, auquel cas il n’est somme toute qu’un bouffon médiocre; soit ils agressent un «Seigneur» qui gouverne l’ordre social et lui rappellent les interdits et les interdictions qu’il a délivrés et délivre lui-même, n’hésitant pas à utiliser la force. L’addition de ces deux possibilités conduit à ce constat: c’est le sommet du pouvoir en place qui est l’objet ciblé.

La série des interdits et des interdictions est copieuse et est typique d’une semblable liste, car elle attribue des effets délétères («causer des blessures») à des actes qui ne les ont pas produits, et pour cause. Ainsi est-il question de «causer des blessures» en raison de jets «dans les maisons / de substances / de miroirs», autrement dit: de représentations de soi9L’expression «substance de miroir» fait penser à l’une des définitions possibles du concept de «représentation» proposées par Spinoza.. Ainsi serait-il dangereux que des manifestants arborent un visage peint. Ainsi la liberté de parole est-elle tenue pour une arme toxique («Interdit / de prononcer des mots diurnes»). Le droit de manifester est de plus en plus «encadré», ce qui signifie que le pouvoir cherche sans cesse à le grignoter, de la même manière qu’il cherche à multiplier les contraintes concernant la gestion du temps, l’utilisation de personnages fabriqués en carton et montés sur des bâtons (interdiction de «promener / des mannequins nus») et l’occupation de l’espace citoyen (interdiction de «boire la lumière / des places publiques»).

Après cette description haute en couleurs de la domination sociale telle qu’elle s’exerce de nos jours en France, vient une dernière strophe qui en appelle à réagir et à continuer la lutte. Deux impératifs «Écoutez […] Venez» entourent la justification de la manif elle-même: «Nous nous vengeons». Le recours à l’italique marque une nouvelle fois la remise de la parole aux manifestants. Comme précédemment, le sens de la vue est donné pour primordial, le duo «Voyez voyez» revenant à trois reprises de manière à renchérir sur le devoir de lucidité («Voyez voyez / la machine tourner») et sur le danger qu’il faut affronter («Voyez voyez / la cervelle sauter»), mais aussi de manière à souligner la portée de ce qui se passe («Voyez voyez / les Rentiers trembler»). Ce qui se dit là va enfin vers la joie («Hourra»), vers une imagination du futur, et court vers une finale bravache soutirée à l’une des dénonciations littéraires de l’autoritarisme politique des plus connues, celle d’Alfred Jarry («Hourra / cornes-au-cul / vive le Père Ubu»). Cette référence intertextuelle est «la chanson du décervelage» d’Ubu Roi. Son thème est la mise à mort des nobles dont le représentant principal caricature tous les êtres vils et cruels qui ont l’ambition de contrôler le monde. Elle est ici reprise en quelque sorte par antiphrase. Ubu en effet est la quintessence de l’abus de pouvoir ignoble, capable de tuer peu à peu tout le monde et avide de finances, exactement comme les «Rentiers» dont il vient d’être question.

 

Ce que la lecture que nous venons d’en faire montre, c’est que le poème offre une critique des habituels récits, comptes rendus et images proposés par les instances du pouvoir et par leurs relais médiatiques. Il opère ce travail en prenant particulièrement pour cibles deux récits d’événements qui se sont produits le 8 juin 2015. Le premier est un rassemblement qui eut lieu place de la République française dans le but de s’opposer au projet de loi sur le renseignement, lequel projet mettait en place des modes de surveillance gravement intrusifs. Le deuxième est une manifestation organisée dans le XVIIIe arrondissement en réaction aux violences policières qui s’étaient déchaînées à Paris au cours d’une opération d’arrestations de migrants. Les personnes arrêtées s’étaient regroupées devant la Halle Pajol après avoir été chassées quelques jours auparavant du pont où elles survivaient tant bien que mal depuis plusieurs mois. Plutôt que de privilégier un traitement humanitaire de cette situation vécue par des gens qui ne parlaient à peu près pas français, les autorités ont opté pour une approche «musclée», légitimée par l’idéologie sécuritariste dont le ministre et le ministère de l’intérieur sont les principaux thuriféraires. Le poème de Pey combat cette idéologie. Sa portée ne se limite cependant pas au cas français. Tout du long du Carnaval des poètes, c’est un ensemble encyclopédique de mouvements d’oppression limitant les droits démocratiques et les libertés citoyennes qui sont inventoriés, décortiqués, les textes observant les manières nobles ou discutables par lesquelles ils parlent des manifestations et des révoltes contre ces mouvements. La lutte, manifestement, est sans fin, mais elle est vitale. Tout le recueil fait acte de résistance. Il érige la manifestation politique en forme moderne du carnaval. Impossible désormais de parler de ce dernier sans intégrer à son univers une vision lucide de la violence politique et institutionnelle, sans parler de cette atmosphère générale de «Restauration» qui nimbe la restriction en cours de la liberté individuelle, de la liberté d’expression et du libre usage de l’espace public qui favorisent tous trois l’expérience du vivre-ensemble et de la démocratie. Cette encyclopédie de la dissidence poétique, s’appuyant sur une immense culture du genre poétique, l’inscrit dans une longue durée qui enrégimente tant le passé que l’avenir. Le poème est ainsi une arme intemporelle contre l’oppression. Il n’exclut ni la diatribe ni l’apologie, ni l’humour ni le drame, ni le ludisme ni le lyrisme, les tons, les régimes tropiques, les choix rythmiques, les ressources sémiotiques et rhétoriques s’imposent au cas par cas. À la toute fin du Carnaval des poètes, les «grandes espérances» d’hier ont été reconsidérées, adaptées, travaillées, et elles ne sont pas mortes: «Écoutez / Une ligne d’arrivée / brûle au-dessus de la lumière // La poésie à coups de marteaux / enfonce des clowns sur une croix» (468). Le «Seigneur» était leur roi.

 

Bibliographie

Duffé, Julien. 2019. «Gilets jaunes: Champs-Élysées, Concorde… Les zones interdites de manifestation à Paris». Le Parisien.

Hénaf, Sophie. 2015. Poulets grillés. Paris: Albin Michel.

Pey, Serge. 2019. Le Carnaval des poètes. Paris: Flammarion.

Pey, Serge. 1989. «Serge Pey: un poète de la lumière. Entretien (avec Mohammed Habib Samrakani)». Horizons Maghrébins, 14-15, p. 213-218.

Sioui, Marie-Michèle. 2020. «Le projet de loi sur la gouvernance scolaire adopté sous bâillon dès vendredi». La Presse.

  • 1
    Ce sont les trois premières strophes du poème liminaire.
  • 2
    Elle présente un tableau de Serge Pey. En fond, l’humanité tout entière. À l’avant, en gros plan, un troubadour guerrier qui va et qui fixe crûment celui ou celle qui le regarde. Sur les côtés, des personnages tout en rouge le considèrent de façon peu amène. L’un d’eux cherche à lui barrer le chemin. Ils symbolisent le pouvoir.
  • 3
    On peut tout aussi bien parler de «séquence» que de «poème» dans la mesure où les 265 fragments composent une suite d’éléments constitutifs d’une manière de cortège, comme dans un défilé de carnaval contemporain.
  • 4
    Il a le numéro 3. Le recueil comprend 265 poèmes — «séquences» ou «suites poétiques versifiées» seraient peut-être de meilleures désignations — précédés d’une suite poétique liminaire (p. 9-15) et suivis d’une suite poétique finale (p. 437-468).
  • 5
    Confondus par surcroît avec les éventuels casseurs qui se glissent sur les marges des cortèges.
  • 6
    «Monsieur» peut cependant très bien être aussi le «Seigneur» lui-même.
  • 7
    Nous avouons ne pas savoir précisément ce que sont les «tiroirs de l’air». Il pourrait s’agir de tiroirs vides, lesquels seraient ceux où se trouvent habituellement les billets des distributeurs automatiques. L’expression pourrait du même coup détourner une expression renvoyant aux armes à air comprimé, quelquefois utilisées par les forces de l’ordre.
  • 8
    Cet aphorisme figure dans la série des Feuillets d’Hypnos (1943-1944) dont l’écriture peut évoquer celle des Choses vues de Victor Hugo ou celle des Fusées de Charles Baudelaire. Ce sont des notes brèves rédigées dans le maquis. Faire appel à René Char et à la résistance, c’est placer la revendication sociale et politique sous leur ombre tutélaire. Cf. René Char, «Feuillets d’Hypnos (1943-1944)», dans Fureur et mystère, Paris, Gallimard, coll. nrf / Poésie, 1989 [1962], 219 p., p.83-150, p.104.
  • 9
    L’expression «substance de miroir» fait penser à l’une des définitions possibles du concept de «représentation» proposées par Spinoza.
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