Entrée de carnet

Le sens à l’épreuve de la mort

Jonathan Hope
couverture
Article paru dans Lectures critiques I, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2008)

Œuvre référencée: Forest, Philippe. Tous les enfants sauf un, Paris, NRF Gallimard, 2007, 174 pages.

Dans son dernier ouvrage Philippe Forest interprète certaines conditions auxquelles on se mesure lorsque décède un enfant. L’auteur passe en revue plusieurs mythes (au sens barthésien) qui déterminent la manière par laquelle on espère rendre compte de la souffrance et du deuil. Six d’entre eux seront exposés ici: les hôpitaux et les soins de santé, l’enfance, la religion, la psychanalyse, la littérature «thérapeutique», la mélancolie. Systématiquement, Forest montre comment les discours échouent—autant que le sien propre et c’est ce qui fait toute sa force—, dans leurs tentatives à rendre compte de la mort. Pourtant, les discours sur la souffrance réussissent à toucher à quelque chose, si ce n’est que son absurdité. Cette hésitation entre la critique et l’aveu—la reconnaissance d’un paradoxe—sous-tend entièrement l’essai de Forest.

Pauline, la fille de Philippe Forest et de sa conjointe Hélène, est décédée à la suite des complications d’un ostéosarcome. Le diagnostic a été établi en janvier 1995. Une année intensive de traitements et une intervention chirurgicale majeure donnent l’espoir à la famille que le pire est passé. Pourtant, en février 1996 des métastases sont découvertes dans les poumons de Pauline. La maladie l’emporte quelque trois mois plus tard. Elle avait quatre ans.

Forest écrit alors L’enfant éternel (1997) où il raconte la maladie et le décès de sa fille. Puis, dans Toute la nuit (1999), il reprend le même thème, espérant que sa réécriture lui permettra de mieux comprendre l’événement. Mais deux romans ne suffisent pas. Dix ans après son premier roman, il remet ça avec Tous les enfants sauf un (2007). Ici, le roman fait place à l’essai. Il s’agit maintenant de «faire entendre, sans littérature, ce que, dans le monde d’aujourd’hui, peuvent signifier la maladie et la mort d’une enfant.» (p. 10). Contrairement aux deux romans précédents, Forest ne cherche pas à relater la mort de sa fille, mais bien de comprendre la mort de manière plus générale. Parce qu’il analyse les conditions, les superstructures idéologiques, l’essai de Forest est une importante contribution à l’analyse mythologique de la mort. Pourtant, l’histoire de Pauline et la manière dont l’a vécue Forest et sa conjointe restent en filigrane partout dans l’essai. Comme quoi en parlant d’idées générales on peut évoquer des objets très spécifiques et sensibles. Et pour cette raison, l’essai s’avère être une sorte d’échec. D’abord parce que Forest reconnaît qu’il ne peut pas écrire sans littérature. Son premier roman «n’avait pas de fin. Même les essais que j’ai publiés en constituaient aussi des chapitres […] Et cet essai maintenant.» (p. 158). Comme les discours les plus dominants qui tentent, mais échouent, à saisir la mort, Forest en arrive à l’idée que le décès d’une enfant n’a aucun sens. Cette troisième tentative est ainsi une sorte d’aveu d’impuissance devant le chagrin et la perte.

Soins de santé

À propos des hôpitaux, Forest tient un discours particulièrement complexe. La complexité tient, en partie, du ton cynique de l’auteur. Comme l’ironique, ou le sarcastique, on n’est jamais trop sûr d’où parle le cynique. Ce qui rend les choses encore plus ambiguës est que le cynisme est souvent une sorte de deuxième nature chez les médecins, qui, en revanche, tolèrent habituellement mal qu’on soit cynique envers leur pratique. Par leur art ou leur technique, les médecins cherchent à maintenir une distance avec la maladie, la mort, la souffrance, auxquelles ils se heurtent quotidiennement. Forest considère cette distance à la base du cynisme médical et écrit, non sans effronterie:

Lorsqu’il a épuisé toutes les ressources de son art, le docteur a quelque chose d’un prêtre et puis d’un éboueur. Faute de pouvoir guérir, il absout et puis il aseptise, exerçant sur les disparus son devoir d’hygiéniste. Le scandale scatologique de la mort, avec les moyens du bord, il le résout à sa pauvre manière, prononçant sur le cadavre les paroles de purification rituelles et lui appliquant un traitement qui ne diffère pas tellement de celui qu’on réserve aux ordures. (p. 30)

Comparer la médecine à de la sorcellerie et au tri des déchets n’est pas très délicat. Mais il faut l’avouer, le malade a souvent l’air d’un simple objet sur lequel les médecins appliquent leur instruction et leurs protocoles. Le malade est en quelque sorte exclue des rythmes de production du fonctionnement social «normal». Puisqu’il ne peut pas participer, l’hôpital le transforme en matière pour ceux qui peuvent toujours travailler. Au sujet de cette réification, Forest écrit: «(l)’objectivation nécessaire du mal que produit le regard médical se paie ainsi, pour le patient, au prix d’une dépossession subjective de son être.» (p. 42). Le patient doit ainsi abandonner son temps (déterminant de son être selon la philosophie classique) et se coordonner à celui de l’institution médicale. Il abandonne aussi, parallèlement, son corps aux experts et devient, comme objet de recherche, un rouage dans l’usine de la santé.

Malgré cette critique acerbe, l’analyse de l’univers hospitalier effectuée par Forest n’est pas sans nuances et manifeste des sentiments bigarrés. Car l’hôpital est le lieu de l’hôte, celui qui recueille et protège. L’hôpital est synonyme de refuge et de repos pour la personne en détresse. Les médecins, qui par définition soignent, mesurent, organisent, prennent entièrement sur eux, dans la mesure du possible, le rétablissement de la santé du malade. Et ce, malgré les failles administratives, malgré les limites de la recherche et des moyens, et malgré leurs propres craintes et faiblesses devant des drames humains.

Lorsque le drame concerne l’enfant, il paraît d’autant plus inadmissible. C’est là une idée répandue: l’enfant est trop jeune pour mourir parce qu’elle ne sait même pas encore ce qu’est la vie. La mort de l’enfant constitue en quelque sorte l’absurdité la plus totale, l’événement le plus dénué de raison. L’enfant est une victime, «par excellence l’objet de [la] pitié.» (p. 75), et sa mort, un impossible universel.

Et pourtant, autant que Forest accepte cette idée commune, il la dénonce. Car penser la mort de l’enfant comme une absurdité, revient à dire que la mort d’un autre, qui n’est pas un enfant (quadragénaire, toxicomane, ou adulte), est plus tolérable. Forest ironise: «à la Bourse de la souffrance, un homosexuel [sidéen] ou un toxicomane ne vaudra jamais ce que vaut un petit garçon ou une petite fille atteint d’une leucémie, d’un sarcome». Puis il ajoute: «Cette différence de cotes à la Bourse de l’émotion est la traduction d’un préjugé abject quand on y réfléchit. Car exalter l’innocence de l’enfant à pour effet mécanique de stigmatiser implicitement l’adulte en le tenant responsable de sa maladie.» (p. 70). Comme si la mort d’une quadragénaire était «normale» parce que celle-ci était vieille. Comme si la mort d’une toxicomane ne devait pas faire autant pleurer parce qu’elle était «coupable» de son état de santé. Comme si l’adulte et ses proches n’avaient pas à se plaindre de la souffrance, parce qu’ «au moins, il avait vécu». Ainsi, la souffrance et la mort nous paraissent plus acceptables. Mais en réalité, tout ce qu’on fait c’est échanger le chagrin contre une raison. On ne donne pas raison au chagrin. On évacue la souffrance au lieu de l’affronter dans une partie perdue d’avance. Comme quoi on préfère à l’échec et l’aveu d’impuissance, les chimères de l’entendement.

Religion

Contraire à l’entendement, il y a cette nébuleuse qu’on nomme la religion; Forest vise spécifiquement la chrétienté et non le «bazar de croyances infantiles» (p. 102). Encore ici, en filigrane de la critique corrosive de Forest, on sent bien des réserves. Il dénonce d’abord l’ineptie des discours qui célèbrent la vie après la mort, qui assurent que la souffrance n’est qu’un petit prix à payer pour le paradis qui nous attend; plus grande est la souffrance, plus grande sera la récompense. Il dénonce ces discours superstitieux fondés sur la crainte et l’espoir. Il dénonce la religion qui crée un contexte festif, qui permet aux gens d’entrer en transe, pour mieux faire passer l’historiette psychédélique de la tare originelle pour laquelle nous payons toute notre vie, la rédemption par la mort.

Malgré cela, Forest reconnaît toute l’importance du prêtre qui se tient à la limite du monde normal. Le prêtre, comme le malade, n’est pas vraiment utile, mais il assure un contact nécessaire avec le monde des morts. Forest rappelle l’enterrement de sa fille: «Il [le prêtre] a accepté de nous accompagner jusqu’au cimetière de Rosnay et c’est lui qui a posé l’urne contenant les cendres dans le fond de la tombe. Je lui suis reconnaissant de ce geste parce que je ne crois pas que quelqu’un d’autre—et certainement pas moi—aurait eu le courage de le faire.» (p. 103). Le prêtre fait, comme l’éboueur, un travail de paria nécessaire, mais inacceptable. Le prêtre propose une solution, comme le médecin, à la «question—techniquement et métaphysiquement—insoluble» (p. 54) que sont la souffrance et la mort. La voix du prêtre—probablement parce qu’elle n’est justement pas la sienne—fait entendre la pitié venue de loin, le scandale, typique de la tragique condition de l’homme, du sacrifice du Christ.

Psychanalyse

Un des discours actuels les plus adaptés à évoquer le tragique est sans doute la psychanalyse freudienne (omettons l’existentialisme, qui n’est pas un discours à proprement parler, mais plutôt une disposition qui teinte le siècle tout entier). Comme la religion, la psychanalyse a malheureusement subi des torts dans les milieux et pratiques les plus rétrogrades de la culture de masse. Forest cible le cas du concept de «travail de deuil» que Freud expose dans «Deuil et mélancolie» (1915). Tel que l’entend Freud, le deuil est un travail de remplacement où l’endeuillé trouve un substitut à l’objet de désir maintenant mort. En un certain sens, le travail de deuil est une sorte de mécanique de balancier cherchant à maintenir un précieux équilibre des passions. Forest remarque que le concept a été ravivé, notamment par la psychothérapie sous le nom de «résilience»—une soi-disant capacité à rebondir suite à des traumatismes. Cette notion connaît un immense succès médiatique, probablement parce qu’on y trouve une foule d’anecdotes joyeuses, des happy ending, et parce qu’elle prône une élasticité de l’âme qui convient tant à notre époque badine du divertissement plastique. En tous les cas, ce que le travail de deuil et la résilience ont en commun est cette tendance à évacuer la souffrance; vivre la souffrance, oui, mais à condition de pouvoir la surmonter et passer à autre chose. Forest rappelle que Freud lui-même n’était pas en mesure de procéder correctement au travail de deuil, pourtant a priori très rigoureux (et presque simple), à la suite du décès de Sophie, sa propre fille, en 1920. C’est ainsi que Forest considère que ce décès constitue le point de basculement du dernier Freud, celui qui connaît le pessimisme tragique de l’homme. La mort n’est plus le temps d’un travail, mais bien celui d’un sacrifice, d’une dette. Fondée sur le manque, la psychanalyse demeure ainsi «l’un des plus efficaces antidotes contre toute vision positive et normative de l’individu.» (p. 124). Une part de nous demeure solidement et immanquablement attachée aux disparus et ne se détachera probablement qu’à notre mort. C’est l’expérience de cet attachement qui persiste, la manifestation soulignée et continuelle du défunt, que nous nommons des fantômes. Parce que nous sommes attachés à d’autres qui nous survivront et qui s’attacheront, eux aussi, à d’autres, nous transmettons nos fantômes en en devenant à notre tour. Et l’expérience de cette hantise nous rend incapables de retourner, complètement et sans marques, dans le monde des vivants. Forest écrit: «[n]ous avons fini par reprendre l’apparence d’une vie à peu près normale. Mais au fond, nous ne sommes pas rentrés. […] J’en suis certain maintenant: nous ne rentrerons pas.» (p. 131).

Ce sont ces restes de la mort (les traces paradoxales des disparus), que le monde «normal» tente désespérément d’effacer. Par un mélange de déni et de crainte, on exige que la mélancolie disparaisse. La souffrance doit cesser, soit par la guérison, soit par la mort. L’endeuillé est tenu de ne pas le demeurer trop longtemps et de réintégrer le plus tôt possible la vie habituelle, c’est-à-dire vidée de toute tragédie. Il existe une certaine conception de la littérature dite «thérapeutique» ou «cathartique» (dans son sens habituel, mais discutable) qui sert justement à cette fin. Forest écrit d’elle: «[s]eule une telle littérature est jugée conforme par la société de consolation parce qu’elle accomplit très précisément le programme qui définit celle-ci» (p. 165) – c’est-à-dire évacuer à la hâte la souffrance et tout embellir.

Forest reconnaît que cette littérature peut être utile. Pour un certain temps. Car si on pense se soigner définitivement par l’écrit, on se trompe. «Si le livre soigne de la souffrance de vivre, écrit Forest, s’il guérit de la douleur du deuil, alors il opère ce tour de passe-passe poétique qui consiste à faire disparaître le scandale dont il naît, à le résoudre en effet et à prohiber toute parole de révolte.» (p. 165).

Mélancolie

Ainsi, Forest se situe en quelque sorte à l’autre extrémité de la littérature. Il ne cherche pas à court-circuiter la tragédie, mais à lui laisser sa place. À l’opposé de la consolation forcée, Forest rappelle la position de Kierkegaard, pour qui l’humain doit assumer seul, avec mélancolie, sa condition tragique. Par fatalisme et résignation, l’humain «complet» de Kierkegaard est ce qu’il y a de plus singulier. Forest écrit: «[l]’individu en deuil « tombe du général »—selon le mot de Kierkegaard. […] tout ce qui s’applique aux autres cesse de valoir pour lui.» (p. 136).

Mais du plus profond de leur solitude, les humains peuvent se rejoindre. Peut-être qu’ils ne se comprennent pas—surtout dans le cas des endeuillés—, peut-être que la douleur de l’un est inintelligible pour l’autre, cela n’empêche pas que la tristesse peut être partagée et former un lien entre les humains. La littérature, comme celle de Forest, qui ne prétend pas faire triompher un sens défini de la mort d’une enfant, est une de ces voies/voix d’accès à autrui.

La structure du texte de Forest est celle d’une hésitation, ô combien existentielle, entre (pour le simplifier grossièrement) le «pour» et le «contre» des discours et des idées. Cette hésitation réapparaît tout au long de l’essai. On pourrait aussi l’expliquer en ces termes: un mouvement de balancier entre le jugement—position confortable de maitrise critique—et l’aveu—abandon et reconnaissance d’une dette. Un avis non tranché (les hôpitaux sont des donjons, les hôpitaux sont des sanctuaires / la mort d’un enfant est inadmissible, toute mort est inadmissible / le deuil échappe totalement à la psychanalyse, la psychanalyse voit le plus clairement la tragédie, etc.). Et c’est cette ambiguïté qui empêche Forest de trouver un sens à la maladie et à la mort d’une enfant. La mort est absurde, extra-ordinaire (hors de l’ordinaire), a-signifiante, une insulte à la pensée. Et tout ça en fin de compte est assez paradoxal, peut-être comme la mort elle-même, car l’essai de Forest est une analyse adroite, malgré elle, des discours sur la mort. Si Forest ne trouve pas un sens à la mort, il trouve néanmoins du sens.

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