Entrée de carnet
Le Japon de poche
Œuvre référencée: Dany Laferrière. Je suis un écrivain japonais, Montréal, Boréal, 2008, 264 pages.
Le dernier opus de Dany Laferrière aurait pu être titré Ceci n’est pas un roman à la manière des œuvres parodiques de Diderot et Magritte. Si tel avait été le cas, la polémique identitaire, véritable pierre de touche du texte, aurait été évacuée de Je suis un écrivain japonais. Publié le printemps dernier, ce roman amorce un nouveau cycle d’écriture chez l’écrivain et fait suite à son «Autobiographie américaine», composée de dix romans et récits. Dany Laferrière est notamment connu pour ses titres subversifs et pour sa verve copieuse qu’il fait entendre sur nombre de tribunes médiatiques. Dans Je suis un écrivain japonais, Laferrière revient avec un narrateur-écrivain. Féru de littérature, il parcourt la ville avec ce calme olympien qui fait la marque de son personnage. Le temps de l’écriture d’un roman, il souhaite troquer sa nationalité québécoise d’origine caribéenne pour emprunter celle du Japon. Dès que le titre de son prochain roman est soumis à l’éditeur, le coup d’envoi est donné à une suite d’anecdotes à saveur japonaise. Son titre provocant en poche, le narrateur part en quête de rencontres afin d’étayer son expérience en tant qu’écrivain japonais patenté.
Le monde oblique
Entre alors en jeu le deuxième niveau de fiction dans lequel évolue un groupe composé de jeunes japonaises branchées progressant autour de la nouvelle coqueluche montréalaise; la chanteuse Midori. Le narrateur s’immisce parmi elles et tente de cerner la nature des liens qui les unient. Les filles de la bande forment un ensemble opaque que le narrateur peine à percer, ce qui rajoute à la difficulté de l’exercice. En fait, leurs gestes et leurs paroles sont pourvus de doubles intentions: le premier dessein, clairement identifiable, en referme toujours un second plus tordu, détourné et secret. Les filles ne s’abordent jamais entre elles directement, rappelant en quelque sorte l’étiquette de la cour. La narration traduit cette inaccessibilité des personnages en additionnant les obstacles entre le sujet observant et l’objet observé. Pour accéder au noyau du groupe, le narrateur doit passer par le biais du regard des autres filles; il observe Fumi qui, elle, examine Midori, par exemple. Le monde s’appréhende à l’oblique. La saisie du monde empirique et tangible par le sujet s’avère une quête médiatisée, la présence d’une suite d’intermédiaires (le langage, l’écriture, la narration) entre les deux pôles rendant l’entreprise impossible.
Les anecdotes nipponnes sont d’ailleurs transmises par un narrateur-observateur, l’œil planté derrière une caméra, en retrait, chérissant le projet de dévoiler sur grand écran la vie de cette bande de japonaises délurées. En accentuant l’effet de médiation, le réel semble résister à une saisie directe et efficace. Il faut d’abord qu’il transite par des écrans, des filtres venant brouiller les pistes menant jusqu’à l’objet convoité. Pour l’écrivain, plus précisément, l’objet convoité est la culture nippone à laquelle il souhaite accéder grâce à la bande à Midori. Il est à son tour un objet de convoitise, la communauté japonaise internationale étant avide de percer le mystère de son projet d’écriture plutôt inusité. Approché par le consulat japonais et une revue culturelle branchée de New York, il représente la saveur du moment, la vedette que tous s’arrachent pour détenir la primeur. Le narrateur-écrivain transmet peu d’information à son sujet, accentuant l’énigme autour de son identité et ce, tant pour cette masse japonaise aglutinée autour de lui que pour le lecteur. Le personnage, par cette volonté de demeurer en retrait, acquiert un caractère mystérieux ; il échappe à une compréhension fixe. Cette mouvance est d’ailleurs perceptible sur d’autres plans, notamment celui de l’espace.
Un pèlerin dans la ville
Le narrateur drapé de flou traîne son hâlo brumeux de lieu en lieu. Promeneur dans la ville, il rappelle en cela le moine-poète Bashô qui a parcouru la campagne nipponne quatre cent ans plus tôt et qui a mis par écrit son périple dans La route étroite vers les districts du Nord. Le narrateur entreprend la lecture de ce texte, toujours animé par cette volonté de se rapprocher au plus près de son objectif: devenir un écrivain japonais. Il est d’ailleurs possible d’établir des parallèles entre les deux œuvres, le thème du mouvement étant le point de jonction le plus évident. Cela se perçoit d’abord sur le plan de l’espace, le narrateur se déplaçant constamment d’un lieu à l’autre comme le pèlerin nippon. La temporalité est également imprégnée par cette idée de mobilité. Le texte procède à un va-et-vient incessant entre le passé que représente l’œuvre de Bashô et le présent de l’énonciation narrative.
Mais il n’y a pas que cette seule modalité qui lie les deux textes. La route… est une œuvre à caractère sacré du fait, entre autres, qu’elle ait été écrite par un moine et qu’elle témoigne d’une quête spirituelle. Par sa présence manifeste au sein du roman, elle vient appuyer l’ensemble du discours sur la littérature de l’ordre de l’idéalisme diffusé dans Je suis un écrivain japonais. Dérangeante, polémique, influente, sacrée, la littérature y est vêtue de ses plus beaux atours. Un simple titre fait l’objet d’une attention démesurée au sein de la communauté alors que l’œuvre, elle-même, est encore à l’état de projet. Possédant le pouvoir d’attiser les foules avant même que l’auteur n’ait publié son œuvre, avant même qu’il ne se soit attablé derrière sa machine à écrire, la littérature détient un rôle déterminant sur les plans social et culturel.
Les dessous de la fiction
Bien qu’un certain idéalisme se dégage du texte, la littérature n’est pas pour autant élevée aux nues de manière ostentatoire, du moins pas tous les aspects qu’elle suppose. Ainsi, le concept de fiction littéraire est remis en doute. Le roman construit un univers fictionnel fantasmé où la littérature fait loi, univers qu’il s’amuse à déconstruire par la suite. Après avoir monté une à une les pièces de son édifice romanesque, le narrateur le fait s’effondrer tel un château de cartes. Il reprend les récits japonais pour mieux mettre à nu le dédale fictionnel qui lui a permis d’échafauder cette fiction. Alors que le lecteur y voit des événements vraisemblables, le narrateur vient désamorcer la crédulité du lecteur et remettre en doute la relative réalité des péripéties. Ce ne sont pas que les seuls récits japonais qui en prennent pour leur rhume, mais bien l’ensemble du roman. C’est la fiction comme paradigme qui est visée ici, incitant à la comprendre comme pure élucubration syntaxique fondée à la fois sur des bribes de réel et d’imaginaire. Mais le dernier roman de Dany Laferrière ne constitue pas en cela un apax.
Déconstruction de la fiction, énonciation ambiguë, intertextualité et autoréférentialité sont des traits communs aux œuvres narratives de la période contemporaine, que certains qualifient de postmoderne. Composé de cinquante-huit fragments à tendance tantôt narrative, réflexive ou descriptive, Je suis un écrivain japonais s’élabore dans la diversité, la multiplicité, le décousu comme ces romans contemporains. Les fragments poursuivent parfois le fil narratif principal où évoluent les récits de la bande à Midori. À d’autres moments, ils développent des espaces narratifs parallèles où l’on disserte sur le mythe grec proche du concept de cliché dans nos sociétés contemporaines, sur Mishima en tant que star littéraire et politique, sur la procédure à suivre pour apprêter un saumon, etc. Le lecteur a entre les mains un roman peu conventionnel qui se joue des notions d’intrigue et de linéarité narrative. Multiple sans toutefois être impénétrable, ce roman est transmis dans ce style épuré et propre à l’auteur: phrases courtes, vocabulaire simple, et descriptions tirées de l’observation attentive, sensible.
Enfin, le lecteur de Je suis un écrivain japonais ressort un peu abasourdi de ce parcours littéraire. Les oreilles bourdonnantes d’une quantité de commentaires glissés ici et là au cours du roman sur l’imagination, la lecture, le cliché, le cinéma, l’écriture, la pauvreté, il se rattache difficilement à une ligne de pensée franche et catégorique. Parce que derrière l’apparente simplicité du style laferrien, un discours teinté d’ironie interroge la suite des choses: la portée, la place et l’avenir de la littérature. Sans être chargé d’angoisse toutefois, le texte se déploie lestement dans ce ludisme que l’on reconnaît à Dany Laferrière.