Entrée de carnet

Le Bonheur ou l’art de la perte

Benoit Bordeleau
couverture
Article paru dans Lectures critiques I, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2008)

Œuvre référencée: Delerm, Philippe et Martine Delerm. Traces, Paris, Fayard, 2008, 132 pages.

Avec La première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Philippe Delerm entrait, en 1997, dans le cercle d’une reconnaissance bien méritée. Publiant depuis 1983 (La Cinquième Saison, Éditions du Rocher), Delerm est surtout connu pour ses recueils de courts récits, mettant en lumière des moments de bonheur fragiles, des instantanés du quotidien dont l’adjectif et le verbe sont toujours précis. Son tout dernier livre, intitulé Traces invite le lecteur à le suivre à travers ses flâneries urbaines, comme ce fût le cas avec Rouen (Champ Vallon, 1993). Si La Première Gorgée de bière nous poussait dans les sentiers de la plénitude permettant de nous accrocher à une luminosité propre à l’enfance, le moteur de Traces se trouve plutôt dans les petites disparitions qui parsèment le parcours de l’environnement urbain, des disparitions essentielles à la saisie du quotidien. Ces traces sont d’ailleurs bien rendues par une cinquantaine de photographies prises par Martine Delerm. Le livre rassemble trente-quatre courts textes où l’abondant usage du «on», comme instance narrative, permet au lecteur de s’identifier facilement aux sensations véhiculées—un sentiment d’universalité. Il ne sera pas question de cerne la totalité des éléments traités dans Traces, mais d’en soutirer quelques-uns permettant de saisir une mouvance littéraire récente, soit le minimalisme positif tel que défini par Rémi Bertrand (2005). On verra d’autre part comment Traces se démarque légèrement de ce cadre pour intégrer des éléments plus près de l’actualité en plus d’inclure la violence du siècle passé.

Écrire le quotidien: une tension vers l’effacement

«Il ne doit pas être loin. Mais il a momentanément abandonné son radeau de survie, caréné dans un renfoncement du mur, une porte condamnée.» (p. 9) C’est de cette façon que débute le premier texte, intitulé Coque échouée. Le grand absent c’est un itinérant qui d’habitude est plongé dans un livre et s’interrompt pour discuter avec les passants. «Mais contempler cette couette indécise quand il a disparu c’est plus fort, presque insoutenable.» (p. 10) L’absence est ici fondatrice d’une apparition au sein de la mémoire du narrateur—ce dernier étant bien souvent une deuxième peau de Delerm lui-même. Si on tombe ensuite dans un rêve d’enfance où le narrateur se voyait comme un «grognard au bivouac», ce n’est que pour mieux avoir honte de ce contraste, c’est aussi revenir à l’âge adulte, à la raison. «Devenir un adulte, pour le sujet delermien, est toujours un désenchantement, analogue à celui qui émerge lors du passage de la fiction à la réalité» (Bertrand, 2005: 144), écrit Rémi Bertrand dans Philippe Delerm et le minimalisme positif. C’est que la fiction de Delerm nous a habitués à ces moments où il n’y avait aucun jugement sur l’état des choses, mais simplement une intensité du moment véhiculée dans le texte: intensité où le temps était aboli pour donner toute la liberté à la qualité des choses.

Le quotidien est toujours ce qui fuit et il ne peut-être compris qu’après-coup. La compréhension toutefois implique l’entrée dans l’âge adulte, dans le cercle du langage, impliquant du coup un écart entre le senti et la transmission de la sensation, c’est connu: pour l’auteur, il s’agit beaucoup moins de comprendre que de regarder. L’écriture devient le lieu d’une «traduction du quotidien» (ibid., 42), selon les mots de Rémi Bertrand. Toujours selon ce dernier, l’amplification du réel pose le risque de retomber dans la morne réalité lorsque vient le temps de la voir sous notre propre regard. Bertrand nous rappelle que «[l]e bonheur minimaliste est […] inconcevable sans la connaissance de la finitude» (ibid., 152). Ce bonheur, c’est la vie elle-même en tant qu’elle est vécue, traversée. Les traversées, d’autre part, laissent des marques, font entrevoir la fragilité des choses.

Ces fins quotidiennes sont d’ailleurs représentées par la disparition de l’humain au sein des objets. Prenons pour exemple cet extrait de Nuage d’avion:

On peut distinguer si on le cherche vraiment le petit triangle à l’avant, et c’est étrange de penser que cette forme minuscule est à l’origine de la branche neigeuse qui treillage l’espace. Quant à imaginer des hommes installés dans ce jouet, non. Pas même l’idée d’un trajet, d’une destination. (p. 21)

Les passagers sont ici confondus à la matière et comme figés en elle. C’est le texte lui-même, les mots, plus précisément, qui permettent la fusion entre corps, décor et pensée. Un effacement de soi pour laisser place à l’étonnement que procure le monde. Ce devenir-chose est d’ailleurs mis de l’avant dans Un peu de neige dans la cour, où le narrateur émet des hypothèses sur ce que c’est que d’être béguine:

Décanter le monde jusqu’à n’en garder qu’une transparence éblouie. Se compter pour rien, pardonner à tous ceux qui se croient quelque chose. (p. 39)

J’avancerai ici l’idée d’un dé-corps dans l’intentionnalité de l’écriture delermienne. S’il s’agit de se compter pour rien, il reste qu’on doit s’inclure dans le calcul. C’est être comme en suspension ou, mieux encore, devenir cette lumière même du quotidien, cette intensité qui fait du moment une totalité. Le texte devient la possibilité de mieux voir le matériau du monde en l’usant, en le fatiguant. Le texte deviendrait dans cette optique un tissu conjonctif, un liant et un lisant du monde. Ce dé-corps, n’est-ce pas aussi une déroute, puisqu’il n’y a «[p]as même l’idée d’un trajet, d’une destination»? Peut-être y a-t-il un point de rencontre entre cette idée et une société qui fait la promotion de la vitesse, de l’efficacité à tout prix. Ce dé-corps c’est accepter de s’abandonner aux lieux et entrer avec eux dans une entière complicité, les faire participer à l’espace de notre corps. Il s’agit en même temps de refuser l’aseptisation grandissante des lieux publics, aseptisation qui empêche de sentir non seulement sa propre présence, mais celle des autres comme le propose le texte Blessures de table.

Un ton sur ton

Ce dé-corps on le retrouve aussi chez Delerm dans Le pull d’automne, un récit de La Première Gorgée de bière: «Un pull très grand: le corps va s’abolir, on sera la saison. Un pull en creux d’épaule en espérant… Même pour soi, c’est bon, cette façon de jouer la fin des choses ton sur ton» (Delerm, 1997: 58). Dans Escargots, Francis Ponge définissait ce ton sur ton ainsi: «un élément passif, un élément actif, le passif baignant à la fois et nourrissant l’actif» (Ponge, 1948: 51). Ce procédé a pour effet, dans Souvenez-vous, d’activer la mémoire involontaire chez le sujet qui sera surpris par un impératif de mémoire qui n’est plus seulement individuelle, mais aussi culturelle, comme en témoigne cet extrait:

Et tout d’un coup, contre le mur… Juste un nombre d’enfants morts. Une date. Rien à consommer, aucun marché, aucun commerce. Alors notre capacité à sentir la Shoah s’éveille, s’extirpe de cette gangue nauséeuse de produits manufacturés où elle perd chaque jour de sa force. Un ordre. Souvenez-vous. L’impératif nous saisit de plein fouet, aux angles droits de la plaque gravée. Dans l’école, ça doit être la récré, on entend une rumeur derrière les murs, une bouffée de vie, de joie, qui souligne si bien l’étendue du silence. (p. 76)

Dans le texte Grande section, c’est la situation des sans-papiers qui est abordée. C’est par un acte de réappropriation de la rue, tracts et affiches au menu, qu’on veut reprendre une situation en mains. L’acte semble vain: «Et combien de milliers de papiers pour espérer sauver un sans-papiers?» (p. 126) Mais peut-être s’agit-il de laisser possible l’espoir d’une justice sociale? En effet, Delerm offre moins des solutions aux problèmes sociaux qu’une constatation de ceux-ci: il se pose à nouveau en situation de spectateur, mais tout juste ce qu’il faut pour laisser l’impression au lecteur que le narrateur pourrait agir sur les événements. C’est le chemin parcouru qui importe, mais qu’arrive-t-il lorsqu’on ne sait pas—ou que l’on ne veut pas savoir!—où le chemin nous mène? Nous retrouvons de nouveau cette idée de déroute soulevée précédemment.

Nostalgie des rapports à l’ancienne

Il y a une nostalgie évidente, dans l’écriture de Delerm, d’un temps où la lenteur et les contacts humains se faisaient par autre chose que l’intermédiaire des téléphones portables et d’Internet. Déjà dans La Sieste assassinée, il écrivait ceci à propos des utilisateurs de cellulaires: «Mais il y a cet air un peu penché, qui navigue sur les trottoirs en solitudes parallèles. Comme si on était tous exilés de l’enfance, un peu perdus» (Delerm, 2001: 16). Dans Traces, un texte intitulé Le bon réseau nous donne à lire ceci: «Ils n’ont même pas besoin de passer des SMS, de s’enfoncer dans la technologie. Leurs rapports sont encore à l’ancienne, des rapports de quartier, de présence physique, des rapports d’habitude.» (p. 91) Il y a ici désir de sortir d’un temps rapide pour entrer dans un temps où la lenteur et même la paresse, si on a lu Mister Mouse, sont maîtres. Par ces chemins dont on ne veut savoir la destination et qui font incursion dans presque tous les livres de l’auteur, il y a le désir de sortir de la fonctionnalité de plus en plus poignante du monde moderne. Delerm offre à son lecteur un art de vivre au quotidien, celui-ci ayant pour principale caractéristique d’être fuyant. C’est constamment vivre sous le joug de l’oubli, nécessaire mais angoissant.

Stylet d’angoisse, texte concluant Traces, pose comme décor un mur qui change constamment sous les attaques d’un graphomane. Les dernières phrases vont comme suit:

C’était une autre façon de se cogner contre les murs [en y gravant des mots], contre le monde, cette manière de s’inscrire, de vouloir échapper à la surface, à l’effacement. Inquiétante aussi, car après tout le stylet obstiné des graphomanes n’est que la métaphore de tous ceux qui écrivent. Entre les livres et les murs, différemment diluée, c’est l’angoisse qui mène. Il n’y a pas de création paisible.

Aucune création paisible, certes, car les mots même gravés finissent par disparaître. Avec Traces, il semble qu’une conscience encore plus importante de l’impermanence se fait porteuse des mots, toujours bien filés, de Philippe Delerm. «À chaque risque le bonheur est là» (Philippe et Martine Delerm, 2001: 30), écrivait-il dans Fragiles. Vivre le bonheur, de nos jours, c’est être conscient d’une perte éventuelle qui nous guette: il faut opter pour le risque.

Bibliographie

Bertrand, Rémi. Philippe Delerm et le minimalisme positif, Monaco, Éditions du Rocher, 2005, 235 p.

Delerm, Philippe. La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Paris, Gallimard, coll. «L’Arpenteur», 1997.

Delerm, Philippe. La Sieste assassinée, Paris, Gallimard, coll. «L’Arpenteur», 2001.

Delerm, Philippe et Martine Delerm (aquarelles), Fragiles, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points», Paris, 2001.

Ponge, Francis. Le Parti pris des chose précédé de Douze petits écrits et suivi de Proêmes, Paris, Gallimard, 1948.

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