Entrée de carnet

Interlude: Douglas Coupland et l’image numérique

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Le tournant de l’image (numérique), sous la responsabilité de Gabriel Tremblay-Gaudette (2011)

De plus, Coupland possède de bonnes connaissances à propos des évolutions technologiques. Il a notamment écrit dans le magazine Wired et deux de ses romans sont campés dans des milieux de geeks informatiques, soit Microserfs (1995), portant sur des employés de Microsoft décidant de fonder leur propre entreprise, et Jpod (2006), campé principalement dans une compagnie de jeu vidéo basée à Vancouver. Pratiquement tous ses romans contiennent au moins un personnage dont la principale caractéristique est d’être techno-savvy. Voilà pourquoi il apparaît intéressant de mesure l’évolution du rapport à l’image numérique au travers de l’oeuvre romanesque de Coupland.

Roots; Coupland, Douglas. Année inconnue. «Jacket»

Roots; Coupland, Douglas. Année inconnue. «Jacket»
(Credit : Roots)

Les personnages de Generation X et de Shampoo Planet (1992), ses deux premiers romans, sont des personnages bohèmes, conscientisés et qui déploient un comportement affecté en faisant presque des préfigurations des néo-hipsters contemporains. Lorsque ceux-ci se prennent en photo, c’est grâce à un appareil Polaraid, ce qui ne manque jamais d’être établi puisque Copuland employe systématiquement le terme “polaroid” pour désigner les photographies que les personnages produisent et observent, là où un plus neutre “picture” ou “photograph” aurait également convenu. Le nom de la compagnie transformé en objet est d’ailleurs inclus dans le premier de ses ouvrages de nonfiction, Polaroids from the Dead (1996)1Curieusement, même si chacun des courts textes contenus dans ce recueil peut être vu comme un portrait instantané (snapshot) d’un aspect quelconque propre au milieu de la décennie 1990, l’essai est abondamment illustré par des photographies qui n’ont manifestement pas été prises par des appareils Polaroid..

Les images numériques et leurs différents formats informatiques font leur apparition dans le language couplandien dès Microserfs, où les employés de Microsoft s’échangent électroniquement des .GIF. Toutefois, ceci constitue presque une incongruité pour l’époque, puisque le roman date de 1995, année à laquelle le réseau Internet était très peu utilisé par l’ensemble de la population, et où il n’était pas encore aussi courant que chaque foyer possède au minimum un ordinateur. Il faut plutôt attendre un roman de 2001, Eleanor Rigby, pour que l’on puisse voir réflétée une pénétration de l’image numérique dans une échelle plus large, autrement dit, pas seulement dans le cercle restreint des geeks. La personnage au centre d’Eleanor Rigby, Elizabeth Dunn, se décrit volontiers comme une femme effacée et fade, le degré zéro de la normalité. Pourtant, lorsqu’un policier allemand la contacte relativement à une enquête policière dont elle est un des éléments-clé, elle ne bronche pas lorsque l’enquêteur au bout du fil lui dit “We could send you jpegs”2Douglas Coupland, Eleanor Rigby, New York : Bloomsbury, 2004, p. 162. Au contraire, elle reconnaît sans peine ce terme, fournit presque immédiatement son adresse courriel et reçoit quelques secondes plus tard une photographie d’un homme habitant sur un autre continent.

Le statut numérique des images photographiques est chose courante dans Jpod, où non seulement les employés d’une compagnie de jeux vidéo passent leur temps à procrastiner en faisant des recherches saugrenues sur le moteur de recherches d’images de Google, mais en plus, des personnages secondaires, dans la cinquantaine, effectuent des modifications importantes sur des photographies à l’aide de Photoshop comme si ces manipulations étaient aussi simples que de rédiger une liste d’épicerie. Dans le même ordre d’idée, une scène servant à introduire Samantha, un des cinq personnages principaux du roman de 2009 Generation A, la présente alors qu’elle est en train de créer un “Earth Sandwich”, activité technologique par laquelle deux personnes vivant à des points opposés de la planète géolocalisent deux coordonées diamétralement équidistantes de la Terre, posent une tranche de pain au sol, la prennent en photo avec leur appareil cellulaire et l’envoient à leur collaborateur afin de créer une collation formée de la planète entre deux tranches de pain. Finalement, dans le plus récent roman de Coupland, Player One, un incident économique plonge la planète dans un état de crise avoisinant l’Apocalypse3Pour en apprendre plus à propos de Player One, je vous réfère à ma lecture de ce roman sur Salon Double : http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu. Lorsque l’un des personnages, prisonnière d’un hôtel d’aéroport à Toronto, parvient à joindre son fils, celui-ci lui décrit la situation ainsi : ” It’s been one great big hockey riot for the past half-hour. There’s no gas left. Eveyone’s going apeshit. I’ve been taking pictures. “4Coupland, Douglas. Player One : What Is to Become of Us. Toronto : Anansi, 2010, p. 92, ce qui n’est pas sans rappeler l’obsession de la prise de photographie de notre époque même pendant une catastrophe, telle que démontrée par l’absurde dans la scène de Cloverfield évoquée dans mon entrée de carnet précédente.

Comment traduire de manière encore plus brève la transformation du rapport à l’image depuis l’apparition du numérique? Par deux anecdotes bien réelles rapportées par Coupland dans sa biographie de Marshall McLuhan, parue en 2009. Vingt années plus tôt, alors qu’il devait produire, pour le magazine dont il était à l’emploi, un “fax de célébrité”, Coupland s’est rendu à la pierre tombale du théoricien des médias canadien et a réalisé un frottis du message inscrit comme épithate sur sa tombe : “The Truth Shall Make You Free”5Coupland, Douglas, Marshall McLuhan. Toronto : Penguin Canada, collection “Extraordinary Canadians”, 2009, p. 209. Il a ensuite envoyé par fax le résultat de ce décalque à plusieurs centres de recherche sépcialisés dans l’étude des médias, discipline dont McLuhan avait pavé la voie quelques décennies plus tôt. Après avoir fait le tour du monde à la suite de plusieurs retransmissions, l’image lui a été retournée par fax. Cette machine, pour avancée technologiquement et prodigieuse qu’elle ait pu paraître à ses usagers en 1989, provoquait une dégradation visuelle considérable de son contenu à chaque envoi, ce qui a fait en sorte que l’image initiale envoyée par Coupland, après avoir traversé la planète, est revenue dans un état médiocre. Il n’en reste pas moins que ce document (certes constitué de texte mais dont les propriétés plastiques et typogaphiques reconduites par la technique de frottis en donnaient un rendu visuel près de l’image), rendue possible par une technique s’appuyant sur une trace matérielle (le papier entrant dans un fax et sortant par l’autre) et une transmission numérique (l’envoi à proprement parler), avait fait le tour du monde beaucoup plus rapidement que le courrier l’aurait permis. Par la suite, soit, à la dernière page de la biographie, Coupland nous apprend que peu de temps avant d’envoyer son manuscrit final à son éditeur en mars 2009, l’écrivain a reçu de la part du fils de McLuhan une photographie de la pierre tombale de Marshall, restaurée à l’occasion de l’inhumation de sa femme dans le même cimetière, dans le lot adjacent. Cette photographie, d’une résolution exceptionnelle, pourrait être agrandie et imprimée dans un format de plusieurs mètres carrés sans que l’on commence à en distinguer le grain ou la pixellisation. Le contraste saisissant entre ces deux exemples, soit un fax d’un frottis de pierre tombale ayant traversé la planète et revenant à son destinateur dans un état lamentable, et une photographie numérique transmise par courriel et dans un format dont la perte de qualité est imperceptible, illustre bien les progrès technologiques accomplis en vingt années dans le domaine des images numériques.

Ce qui m’apparaît le plus frappant, toutefois, est l’immatérialité progressive de la production photographique séparant les débuts de la carrière d’écrivain de Coupland, où un appareil photographique pouvait comme par magie produire en un clic et quelques secouements un cliché que l’on peut tenir dans sa main et transmettre en personne à autrui, et l’époque de ses oeuvres les plus récentes, où la photographie d’une pierre tombale, dont le décalque avait traversé la planète quelques vingt années plus tôt au prix d’une dégradation importante, lui est parvenue en une fraction de seconde par messagerie électronique. Il y a fort à parier que cette photographie n’a jamais été imprimée entre le moment où le fils de Marshall McLuhan l’a prise et celui où Coupland l’a observée sur son écran : sa matérialité évanescente n’a été observable que quelques instants, sur un moniteur d’ordinateur.

McLuhan, Eric. Année inconnue. «Herbert Marshall McLuhan Grave» [Photographie]

McLuhan, Eric. Année inconnue. «Herbert Marshall McLuhan Grave» [Photographie]
(Credit : McLuhan, Eric)

 

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    Curieusement, même si chacun des courts textes contenus dans ce recueil peut être vu comme un portrait instantané (snapshot) d’un aspect quelconque propre au milieu de la décennie 1990, l’essai est abondamment illustré par des photographies qui n’ont manifestement pas été prises par des appareils Polaroid.
  • 2
    Douglas Coupland, Eleanor Rigby, New York : Bloomsbury, 2004, p. 162
  • 3
    Pour en apprendre plus à propos de Player One, je vous réfère à ma lecture de ce roman sur Salon Double : http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu
  • 4
    Coupland, Douglas. Player One : What Is to Become of Us. Toronto : Anansi, 2010, p. 92
  • 5
    Coupland, Douglas, Marshall McLuhan. Toronto : Penguin Canada, collection “Extraordinary Canadians”, 2009, p. 209
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