Entrée de carnet

Infection insectoïde des limites humaines (Accueillir la possession)

Frédérick Maheux
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

      

Accompagnement musical: dave phillips – don’t hurt me for your pretty 

Alors que l’exploration du thème de la bioperformativité m’a amené à réfléchir aux possibilités d’amplification du corps humain, la traversée du concept d’hospitalité m’a dirigé vers un horizon inattendu. Comment l’humain peut-il accueillir quelque chose d’externe, d’étranger à lui? C’est une question centrale de la performance, notamment Stelarc, que Massumi (2002, p. 97) considère comme un artiste de la sensation, cette dernière étant une «extrémité de la perception» (Ibid.) qui permet de découvrir de nouvelles voies pour un corps humain perpétuellement, et nécessairement pour sa survie, obsolète (Ibid., p. 108). Les jeux vidéo peuvent-ils aussi être employés pour explorer des sensations hors des limites de l’humain, d’agir comme vecteur de possession par l’extérieur?

«Possession» s’impose en continuité des concepts de transcorporalité chez Stacy Alaimo et des symbioses chez Olga Potot. Les deux autrices utilisent (pour mon plus grand plaisir) un champ lexical près de l’horreur pour les déployer. Le concept de transcorporalité chez Alaimo est un dépliage du sujet humain qui devient intimement «interconnecté aux flux des substances et de l’agentivité de l’environnement» (2012, p. 476). Elle explore ainsi comment l’humain est traversé par les océans (et vice-versa), en précisant comment ces derniers sont aliens pour nous et agissent comme moment épistémo-éthique des limites de notre compréhension. Potot aborde la même question des relations et interpénétrations entre l’humain et l’environnement par un autre concept, celui des symbioses qui permettent de sortir des métaphores de domination afin de «dégager des possibles pour des corps, des vies et des mondes plus vivables» (2014, p. 141). Elle emploie l’expression «infection» pour décrire ces relations transespèces, mais dans le sens de potentiel créatif, au-delà du pathogène, qui ouvre vers de nouvelles voies de devenir (Ibid., p. 144).

Face à ces concepts de transcorporalité et de symbiose par l’infection, les insectes se sont imposés à mes questionnements. Si je connaissais les recherches de Jussi Parikka sur le glitch en art et les zombies media1L’archéologie des morts-vivants de la culture médiatique, notamment par la réappropriation artistique et le piratage de technologies obsolètes (Hertz et Parrika, 2011), j’ai découvert récemment son ouvrage Insect Media (2010). Il y propose, entre autres, une archéologie proche des réflexions de Zhong-Mengual sur la science et l’art, mais cette fois entre l’entomologie et le développement technologique. Les insectes sont pour Parikka «radicalement non-humains» et présentent «une menace curieuse mais aussi la possibilité d’une vie future non-humaine» (2010, p. XXXIV-XXXV). Cette altérité extrême a selon lui amené les entomologistes du dix-neuvième siècle à «célébrer le pouvoir des insectes comme média en soi» (Ibid., p. XIIII). Les insectes auraient «contaminé» le développement technologique humain non seulement par leur capacité sensorielle (Ibid., P. X), mais aussi par leur structure sociale:

Since the 1980s, such terms as swarms, distributed intelligence, and insect models of organization have infiltrated both the design of digital technologies and cultural theoretical analysis of such media systems. Yet, as researchers commented, “The most talented roboticist in the world is not going to come close to what a cockroach can do.” (Ibid, p. XI)

En ce sens, l’influence des insectes sur les avancées technologiques et philosophiques des derniers siècles, dont la cybernétique, est liée à ce que Katherine Hayles nomme le sujet posthumain: «a collection of heterogeneous comeponents, a material-informational entity whose boundaries undergo continuous construction and reconstruction» (1999, p. 3). Dans une optique de récupération subversive de l’enchantement négatif par un détournement (inspiré des cultures industrielles) des technologies (voir l’entrée de carnet précédente), j’entrevois la nécessité de revisiter cette relation entre les perceptions et les structures sociales des insectes à des fins autres que technologiques – ce que confrontait Haraway dans sa défense du savoir situé: «Vision in this technological feast becomes unregulated gluttony; all seems not just mythically about the god trick of seeing everything from nowhere, but to have put the myth into ordinary practice. And like the god trick, this eye fucks the world to make techno-monsters» (1998, p. 581).

Ce qui me semble d’intérêt dans une expérience vidéoludique d’infections symbiotiques par une transcorporalité extrahumaine est d’explorer le potentiel sensoriel des insectes non pas à des fins utilitaires (militaires), mais d’affectivité dans le sens de Mark Hansen, cité par Brian Schrank: «la capacité du corps à expérimenter plus que lui-même» (2014, p. 42). Schrank donne à titre d’exemple d’une telle application Untitled-Game (JODI, 1998-2002) où l’espace vidéoludique, libéré de toutes conventions, affecte le système sensorimoteur du joueur (2014, p. 42). Il y a là quelque chose qui m’attire, comme le bruit des cigales capté par dave phillips…

Bibliographie

Alaimo, Stacy. (2012). «States of Suspension: Trans-corporeality at Sea», Interdisciplinary  Studies in Literature and Environment, vol. 19, no. 3.

Haraway, D. (1988). Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Dans Feminist Studies, 14 (3), p.575  599. https://doi.org/10.2307/3178066

Hayles, N. K. (1999). How we became posthuman: virtual bodies in cybernetics, literature, and informatics. University of Chicago Press.

Hertz, G. et Parikka J. (2011). Five Principles of Zombie Media. Defunct/Refunct. https://www.researchgate.net/publication/273062231_Five_Principles_of_Zombie_Media

Massumi, B. (2002). Parables for the virtual: movement, affect, sensation. Duke University Press.

Parikka, J. (2010). Insect media: an archaeology of animals and technology. University of Minnesota Press.

Potot, Olga. «Nous sommes tou·te·s du lichen» [*]. Histoires féministes d’infections transespèces. Chimères, 82, p. 137-144.

Schrank, B. (2014). Avant-garde videogames: playing with technoculture. The MIT Press.

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    L’archéologie des morts-vivants de la culture médiatique, notamment par la réappropriation artistique et le piratage de technologies obsolètes (Hertz et Parrika, 2011)
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