Entrée de carnet

Corps-percussions: Récupération subversive de l’enchantement négatif par la culture industrielle

Frédérick Maheux
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

   

Le survol de la question de la bioperformativité m’a révélé des zones inattendues quant à ma pratique artistique et mes recherches. J’inscris mon travail dans le champ de la culture industrielle, mouvement né en Angleterre dans les années 70 qui se démarque par une posture nihiliste, axée sur l’autonomie multidisciplinaire et le détournement technologique (Hegarty, 2007, p. 5; Reed, 2013, p. xii). Je me suis consacré ces derniers mois à ce que je nomme des «conspirations» avec l’intelligence artificielle afin d’y détecter des potentiels subversifs. Une invitation à performer au festival bruitiste Initial Shock en juillet m’a incité à profiter de cette pause dans mes recherches pour connecter avec des systèmes nerveux biologiques, ceux de l’audience. L’ajout de percussions s’est imposé et j’ai ainsi convié un collègue musicien à marteler un baril en métal amplifié lors de l’action. Ces percussions répondaient à un besoin de faire résonner le «battement incessant des substances moléculaires» (Gruppo di Nun, 2022, p. 79). La découverte d’Estelle Zhong-Mengual et de la chorégraphe/philosophe Zab Maboungou m’a permis d’identifier des voies inédites dans le rhizome de ma réflexion. Je me limiterai cependant à suggérer un lien entre deux concepts, l’enchantement et le tambour comme technologie.

Zhong-Mengual propose que le clivage entre art et science opère sur notre perception et notre engagement envers le monde. La connaissance qu’apporte la science est celle d’un monde animé par des mécanismes entièrement causaux, sans intentionnalité: «Connaître le monde, c’est voir en face que le monde n’est pas enchanté, plus encore, c’est participer activement à le désenchanter» (2021, p. 23). Les arts deviennent ainsi un pôle opposé, car sensoriels et imaginaires. En confrontant les silos de l’art et de la science, Zhong-Mengual vise à «subvertir le grand partage de l’enchantement» (Ibid., p. 25). J’identifie là une proximité avec la culture industrielle qui, pour Alexander Reed, offre une perspective artistique de la relation humain/technologie articulée par la «technophilie révolutionnaire du Futurisme italien et l’anti-autoritarisme techno-paranoïaque de William S. Burroughs» (Reed, 2013, p.20).

Si le monde se retrouve désenchanté par les découvertes scientifiques, il m’apparaît cependant que la science et le développement technologique créent parfois plus de mystères qu’ils n’en résolvent. Non seulement le langage serait insuffisant pour appréhender les constats de la physique quantique (Gleiser, 2023), mais cette dernière dépasserait, selon l’astrophysicien Roberto Trotta, la perception intuitive humaine de la réalité (Mackay et Trotta, 2012 p. 126). Paul Virilio a répété que l’invention du train était également celle du déraillement (Diatkine, 2005) alors que, dans un contexte de croissance accélérée de l’intelligence artificielle, Sofian Audry (2021, p. 161) présente les potentiels artistiques de celle-ci comme étant inexplicables et insondables. En ce sens, la découverte scientifique peut créer un enchantement, mais un enchantement qui serait parfois négatif car anxiogène, transformant le monde en espace hostile, incompréhensible et bruyant.

Il m’apparaît que ce bruit de l’enchantement négatif est ce que les dimensions sonores de la culture industrielle visent à récupérer. Nicolas Ballet (2023, p. 395) mentionne que ces artistes tentent «de réenchanter leur quotidien pour mieux s’insurger contre les effets néfastes des sociétés postindustrielles». Zab Maboungou décrivait le tambour comme technologie radicalement liée au rythme du monde. Si pour elle le tambour est absent des sociétés occidentales (sauf à des fins militaires), il me semble cependant qu’il se trouve au cœur des cultures industrielles sous forme de synthétiseurs ou de déchets métalliques récupérés. Pour Paul Hegarty (2007, p. 120), les percussions des musiques industrielles, conjuguées au bruit, visent à retourner le pouvoir contre lui-même et à affecter le corps «afin de démonter l’endoctrinement du dualisme corps-esprit». Alexander Reed (2013, p. 154) cite à juste titre la pièce Let Your Body Learn (1987) de Nitzer Ebb, où les percussions sont omniprésentes, qui affirmerait que le corps possède une «compréhension inconsciente, instinctuelle et animale».

Zab Maboungou indique utiliser son corps «comme un médium pour ouvrir des passages» (Lévesque, 1994, p. 92). Zhong-Mengual conclut également que le corps serait la clé pour appréhender le monde hors de la polarité nature/culture. Est-ce qu’un corps humain peut être entraîné et amplifié, voire devenir tambour, afin d’étendre ses perceptions et ses connexions avec le monde? Le concept du corps amplifié revient souvent dans la culture industrielle: la série de performances Amplified Body de Stelarc ou encore l’album Man-Amplified (1992) de Clock DVA. Ainsi se résumerait un axe de ma recherche-création : un détournement de l’enchantement négatif des technologies comme outil d’amplification de la perception.

    

BibIiographie

Audry, S. (2021). Art in the age of machine learning. The MIT Press.

Ballet, N. (2023). Shock Factory: Culture visuelle des musiques industrielles (1969-1995). Les presses du réel

Diatkine, A. (2005). Inventer le train, c’est inventer le déraillement. Libération § Culture. https://www.liberation.fr/culture/2005/12/17/inventer-le-train-c-est-inventer-le-deraillement_542307/

Gleiser, M. (2023). Our language is inadequate to describe quantum reality. (2023, 4 janvier). Big Think. https://bigthink.com/13-8/quantum-uncertainty-language/

Gruppo di Nun. (2022). Revolutionary demonology. Urbanomic.

Hegarty, P. (2007). Noise/music: a history. Continuum.

Lévesque, S. (1994). Zab Maboungou: La méthode rythmique du souffle. Scènes et culture, 72. https://www.erudit.org/en/journals/jeu/1900-v1-n1-jeu1072830/28759ac.pdf

Mackay, R. et Trotta, R. (2007). Dark Matter: Probing the Arche-Fossil. Dans Mackay, R. (dir.), Collapse II (p. 82-169). Urbanomic.

Reed, S. A. (2013). Assimilate: a critical history of industrial music. Oxford University Press.

Zhong Mengual, E. (2021). Apprendre à voir: le point de vue du vivant. Actes sud.

   

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.