Entrée de carnet

Images du sida dans la photographie (3): Le corps inscrit dans la communauté

Stéphanie St-Pierre
couverture
Article paru dans Le sida: quand le corps devient récit, sous la responsabilité de Stéphanie St-Pierre (2014)

L’approche de la photographie de sujets sidéens se rapproche irrémédiablement d’un regroupement, mais il est légitime de s’interroger si la notion de communauté émerge de ces images ou si elle demeure ténue.

Dans La Communauté inavouable, Maurice Blanchot explique la complexité se retrouvant dans la communauté: «La communauté assume et inscrit en quelque sorte l’impossibilité de la communauté… Une communauté est la présentation à ses “membres” de leur vérité mortelle (autant dire qu’il n’y a pas de communauté d’êtres immortels…). Elle est la présentation de la finitude et de l’excès sans retour qui fonde l’être fini.» (Blanchot, 1983, p.46) M’appuyant sur les propos de Blanchot, ce qui me paraît émerger des photographies d’Atwood et de Goldin ou des images mises à la suite de l’autre de Guibert, ce sont les images d’une communauté, car sur celles-ci apparaissent très distinctement des signes de ce non-retour, de cette finitude de l’être. Une photographie comme celle de Jean-Louis, affalée dans son lit, amaigri, le visage, mais également tout le corps en souffrance laisse penser qu’il convoque le spectateur à s’inscrire dans cette communauté. Jean-Louis semble dépossédé de toute vie, il est abattu. La photo accentue ce caractère mortifère par un contraste entre l’obscurité et la lumière qui n’est plus qu’un faible faisceau parmi ces ombres englobantes. Pour Barthes, la photographie est, en quelque sorte, la plongée dans une mort littérale. Il y a ainsi une forme de communication qui se met en place par la communauté qui se pose en étroite relation avec la mort. Pour Blanchot, la base de la communication est «l’exposition à la mort, non plus de moi-même, mais d’autrui dont la présente vivante et la plus proche est déjà l’éternelle et l’insupportable absence, celle que ne diminue le travail d’aucun deuil. Et c’est dans la vie même que cette absence d’autrui doit être rencontrée.» (Blanchot, 1983, p.46) Des images d’individus atteints du sida comme celles de Cookie, de Gilles, d’Alf, de Guibert et de Jean-Louis participent en soi d’un acte très fort d’entrer en communication avec le spectateur. Ce que ce dernier verra est cette mort, cette idée de l’absence de l’autre qui peut lui paraître résolument insupportable, voire intolérable. La scène finale qu’expose Guibert dans La pudeur ou l’impudeur renvoie à une absence, à la disparition, puisqu’il orchestre sa mise à mort comme s’il jouait à la roulette russe, mais dans ce cas particulier, il verse de la digitaline (un poison très puissant) dans un verre d’eau. Les yeux fermés, il manipulera par la suite ce verre d’eau qui le condamne avec un autre, ne contenant que de l’eau afin de laisser le hasard choisir de son droit à la vie ou à la mort. Le poids de la mort pèse de plus en plus sur ce corps sidéen. Cette machination lui permet de parachever son œuvre. Pour se réapproprier son corps et son existence, il se fait autothanatographe. En évoquant l’intimité de la mort, sans pudeur, il contrôle et maîtrise ce stade final du sida qui n’a cessé de le ronger. La création a le dernier mot. S’envisageant comme spectateur de son propre spectacle, Guibert pousse la volonté de dévoilement de l’intime aux frontières du tolérable. C’est l’accomplissement d’un auteur qui aura passé sa vie et son œuvre à se raconter. C’est ici l’ultime confrontation. On pourrait y voir une tentative ethnographique (pensons à l’essai d’Hal Foster, «The Artist as ethnographer») qui s’approprie aussi le temps et l’espace du film La pudeur ou l’impudeur. On bascule dans les débuts d’une ethnographie qui témoigne in extremis d’un corps (mais aussi d’une société et d’un monde) qui est en train de disparaître. 

Goldin, Nan, 1989, «Vittorio et Cookie» [Photographie]

Goldin, Nan, 1989, «Vittorio et Cookie» [Photographie]
(Credit : MacGill Gallery)

Puis, avec des photographies comme celles de Cookie et de Vittorio, désormais cadavres dans un cercueil, il semble que ces images rapprochent d’autant plus le spectateur de cette notion de communauté tel qu’entendu par Blanchot lorsqu’il se réfère à Bataille: 

S’il est vrai que Georges Bataille a eu le sentiment d’être abandonné de ses amis, si, plus tard, durant quelques mois, la maladie l’oblige à se tenir à l’écart, si, d’une certaine manière, il vit d’autant plus la solitude qu’il est impuissant à la supporter, il n’en sait que mieux que la communauté n’est pas destinée à l’en guérir ou à l’en protéger, mais elle est la manière dont elle l’y expose, non par hasard, mais comme le cœur de la fraternité: le cœur ou la loi. (Blanchot, 1983, p.47)

La communauté ne protège pas davantage qu’elle ne guérit, mais elle expose des corps, des corps qui seront vus et reçus par le citoyen qui se confronte à sa propre disparition.

BibliographieBlanchot, Maurice. 1983. La Communauté inavouable. Paris: Éditions de Minuit, 92p.Agamben, Giorgio. 1990. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Paris: Seuil.Derrida, Jacques. 1998. Demeure: Maurice Blanchot. Paris: Éditions Galilée, 143p.

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