Entrée de carnet

Fiction de la vérité, vérité de la fiction. Écrire le 11 septembre

Annie Dulong
couverture
Article paru dans Antichambre: entretiens et réflexions, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Devant leur ordinateur, un café à la main, ils ont commencé leur journée, sous le soleil que ceux disposant d’une fenêtre ont probablement admiré. Il était encore tôt. Je suppose que ceux qui étaient déjà au travail avaient plus à prouver que ceux qui arriveraient plus tard, vers 9h. Dans les corridors, devant les distributrices, dans les ascenseurs, les discussions devaient être ordinaires, les mêmes que partout ailleurs, sur l’actualité, sur les émissions et spectacles vus la veille, sur les enfants, les patrons, le travail à accomplir. Les courriers circulaient. Ce n’était qu’une journée comme les autres.

Et puis ces gens ordinaires, ni plus pacifistes, ni plus belliqueux que leurs voisins, se sont retrouvés transformés, en quelques instants, en héros, en victimes ou en martyres. Ils sont devenus, à cause des événements, une communauté, voire une fraternité. Mais que dit-on lorsqu’un avion s’encastre sur son lieu de travail ?

Tout commence à déraper lorsque surgissent des questions étranges, des doutes sur la possibilité même de certains énoncés. De questions en apparence inutiles, en ce qu’elles me confinent à l’anecdotique, je me retrouve ainsi égarée dans des vérifications «scientifiques», des enquêtes presque. Seulement voilà: tout en cherchant à gauche et à droite, je sens bien que je m’éloigne, que la question n’est qu’un pare-feu peut-être, un garde-fou. Alors je me dis que ce moment dénonce quelque chose: une faille dans la transformation de la matière, la crainte du regard des autres, ces méchants autres qui pourraient commettre le crime irréparable de se reconnaître dans ce qui est écrit, ou de poser des questions obligeant à faire des liens entre les choses, à rompre la frontière fragile entre la fiction et la réalité.

De la vérité à la fiction, de la fiction à la réalité, l’écriture semble ainsi établir les frontières pour mieux les brouiller. Peut-être vient-il toujours un moment, lorsqu’on écrit, où l’on s’interroge sur la vérité. Mais il s’agit d’une vérité relative, liée davantage à une vérité de l’expérience qu’à l’authenticité des faits. Le principe même de la fiction, son exigence, semble nous placer à l’extérieur des choses, dans la distance nécessaire à la transformation du matériau. Mais que se passe-t-il lorsque la distance nécessaire nous semble hors d’atteinte?

Le 11 septembre 2001, seule avec des millions de téléspectateurs, j’ai assisté en direct aux attaques sur le World Trade Center. Les images des avions heurtant les tours ont fait le tour du monde quelques fois et ont été répétées au point où il me semble presque y avoir été et pouvoir sentir l’odeur de la fumée, de la poussière et de la chair brûlée.

Dans les jours et les semaines qui ont suivi, malgré la multitude des images (ou à cause d’elles), l’écriture m’était impossible. Le territoire de l’expression était saturé par le témoignage, le fait vécu. Plus tard viendrait la fiction, me suis-je dit, lorsque la poussière serait retombée et que les voix des victimes et des survivants ne transformeraient plus toute tentative d’expression en profanation. L’image leur appartenait, d’ailleurs: pouvoir extrême de la victime, capable, au nom du respect et du deuil, de faire retirer toute représentation ne correspondant pas à l’image qu’elle se fait de sa propre expérience, comme l’ont fait les familles des pompiers décédés.

Même maintenant, neuf ans plus tard, si les événements continuent de m’habiter, d’intervenir régulièrement dans ma réflexion, le passage à la fiction me demande à chaque instant un travail d’équilibriste entre le réel des faits et l’espace de l’imaginaire. Pourtant, un corpus de romans s’est constitué au cours des dernières années: c’est donc dire que le passage à la fiction est «possible». Mais quel espace reste-t-il pour la fiction lorsque l’imaginaire est obstrué par un surplus d’images et de chiffres? À quelle transformation faut-il parvenir pour passer des chiffres à une histoire? Comment concilier ce qui doit être dit avec ce qui peut être dit? De quelle «vérité» s’agit-il de rendre compte, puisque ce qui est vrai pour moi ne l’est pas nécessairement pour l’autre? Au fond, la question à poser demeure celle de la distance juste: quand, comment et avec quels mots peut-on écrire les éléments qui nous semblent les plus fondamentaux dans notre atelier?

Ce texte aurait pu s’intituler Words written in dust. Mais peut-être aurait-ce été trop. Trop appuyé.

Pourtant, il s’agit un peu de cela: les traces.

Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Voilà le point de départ. Le moment avant que tout bascule. Voilà d’où part ou devrait partir le récit. Peut-être un nom: Paul, John, Jane, Leah. La couleur de leur complet ou de leur tailleur. Le poids du porte-documents. La commande de café, dans le petit bistro à la sortie du métro. Les conversations anodines, autour du déjeuner, ou le silence. Les gestes du quotidien, crème à raser, déodorant, chemise, bas. Le visage fermé du changeur dans le métro, son histoire à lui. Mais écrire ces détails, ce serait déjà s’approprier quelque chose. La difficulté de raconter, pourtant, préfère ne pas nommer, ne pas préciser. Peut-être parce que, dès lors qu’il s’agit de raconter cela, ces événements, il est inévitable de rencontrer cette sensation: peu importe ce que j’écrirai, au fond. Peu importe comment je le dirai, avec quel mot, comment je décrirai ces vies, ces moments, ces instants. Mon lecteur saura, sans même que je le dise, que mes personnages, si cela en est vraiment, sont condamnés. Il saura que si je dis que le soleil brille, ce sera pour marquer le contraste avec ce qui s’en vient.

Si au moins il avait plu cette journée-là. Mais, là encore, ne pourrait-on pas attribuer cette pluie d’automne à une volonté de faire plus sombre que nécessaire, d’ajouter au tragique en donnant aux visages hagards un air détrempé?

Vous voyez. Peu importe la couleur que je donnerai à ces personnages, peu importe comment je les vêtirai. Vous saurez que je parle de leurs derniers moments. Ou des derniers instants avant que leur vie ne bascule parce que quelque part, au milieu du désert, des hommes se sont dit pourquoi ne pas leur donner enfin une leçon.

Mais peut-être le problème est-il d’un autre ordre. Peut-être, seulement peut-être, le problème vient-il de l’excès. Mélikah Abdelmoumen, dans son roman Alia, écrit: «J’ai tout imaginé. C’est ça. Ça ne peut être que ça. J’ai brodé. Brodé quelque chose de fou sur quelque chose de vrai. Ai-je jamais su faire autre chose?» Est-ce la peur de se faire accuser d’exagération qui rend muet? Mais comment une telle accusation serait-elle de toute façon possible devant quelque chose qui, comme le 11 septembre, dépasse toute imagination?

«Nous n’avons qu’une ressource avec la mort, écrit René Char: Faire de l’art avant elle». Ces mots, placés en exergue d’un manuscrit achevé et envoyé à un éditeur le jour où un homme, sur une route, un soir d’automne, s’est penché dans sa voiture et ne s’est relevé que trop tard pour éviter le camion qui venait droit sur lui. Ces mots de Char me hantent. Bien sûr, pour être honnête, il me faudrait dire qu’ils me suivaient depuis longtemps. Mais jamais, jusqu’au lendemain de ce jour d’automne, ils n’avaient fait autant sens. Jamais je n’avais si bien compris leur inéluctabilité, leur cruauté même. Mais ce n’est pas encore le bon mot. Il faut encore s’approcher un peu, doucement.

Un soir d’automne, un homme s’est penché dans sa voiture. Sur la route, après, il n’y eut que l’ombre de traces de freinage, et les copeaux laissés par le camion qui, venant vers l’homme, s’est lentement couché dans un fossé.

Non, pas tout de suite.

Je dois admettre, avouer, presque comme une faute: avant le 11 septembre (qui, dans mon esprit, n’a pas besoin de l’année, comme si tous les 11 septembre renvoyaient maintenant à celui-là), les tours du World Trade Center n’avaient jamais retenu mon attention. Je les savais présentes, du moins il me semble. Je les voyais parfois, comme images, dans des films ou encore des séries télévisées, en arrière-plan. Je les savais, je crois, représentatives de New York, mais elles concernaient, de par leur nom, le commerce, et le commerce ne m’intéresse pas. Cette remarque, même si elle révèle ma naïveté ou mon ignorance, n’est pas gratuite. Je ne connais maintenant New York et ses tours défuntes que par les événements du 11 septembre. Par leur ruine, autrement dit.

Un autre lieu occupe cet espace dans mon imaginaire. Au moment de commencer ma maîtrise, je n’écrivais plus. Je voulais, bien sûr, mais je n’écrivais pas. J’y suis revenue non par les mots, mais par une trace laissée dans mon imaginaire par un événement lointain. Je me souvenais, enfant, avoir entendu, au journal télévisé, ou dans les conversations des gens autour de moi, qu’une église montréalaise avait brûlé. Et cette église existait encore, dix ans plus tard, du moins en tant que ruine. C’est par elle que je suis revenue. Par les images que j’ai ramenées d’elle. Par la photo, en somme. Je suis partie un après-midi d’automne, peut-être parce que j’étais passée par là quelques jours auparavant, peut-être parce qu’un vague souvenir me suggérait d’aller y voir. J’ai  emprunté la rue Sherbrooke. À ma droite, il y avait l’hôpital Notre-Dame, à ma gauche l’étrange statue phallique à la mémoire de Charles de Gaulle. J’ai parcourue la ville, lentement, sans trop savoir où se trouvait ce que je cherchais, du moins pendant un temps, jusqu’à ce que, près de la rue St-Denis, je sois interrompue dans ma marche par une étrange rencontre. Au milieu d’un terrain vague mais clôturé, il y avait un arbre. Au pied de l’arbre, dans un fouillis d’herbes folles, j’ai aperçu un objet qui ne faisait aucun sens: une chaise de métal pliante, d’un jaune flamboyant. Peut-être est-ce à ce moment que l’écriture a recommencé, lorsque j’ai actionné le déclencheur.

J’ai continué ma route. Aux coins des rues Clark et Sherbrooke gisaient les restes d’une église incendiée. Les ouvertures des fenêtres avaient été placardées, puis recouvertes d’affiches publicitaires. En faisant le tour de l’église, j’ai vu, au milieu des herbes et des arbres très minces, qu’il y avait à l’intérieur un vieux fauteuil. Au lieu de suggérer l’abandon, il évoquait une habitation: quelqu’un, ou quelques personnes, avaient élu domicile dans ces ruines sans toit.

Je connaissais à peine Montréal et j’ai voulu retrouver l’église. Et je l’ai retrouvée comme on revient sur un lieu qui nous a marqué. Pourtant, je n’en savais pas le nom. Peut-être ai-je voulu m’approprier la ville par l’un des souvenirs que j’en avais. Car il me semblait me souvenir qu’une femme avait intentionnellement mis le feu à l’église. Pour l’enfant effrayée par le feu que j’étais, seule cette information comptait. Peut-être, alors, vérifier mes souvenirs, leur justesse, était-il sans importance. Même si j’avais tort, ultimement, sur les causes de l’incendie.

Sauf que maintenant, je m’interroge. Que l’église ait brûlé, cela semble tout aussi certain que le fait qu’elle a été détruite depuis, et son site transformé en hôtel de luxe. De ces faits, je suis certaine. Mais qu’en est-il de l’histoire de l’église en elle-même? Elle a été incendiée, oui, mais par qui ou par quoi? Elle a été détruite, il me semble longtemps après l’incendie, mais pourquoi ce délai? Qu’est-il advenu de ce qu’elle contenait? Et des fidèles qui devaient tout de même s’y présenter? Je n’avais aucune image de cette église avant l’incendie, elle n’existait que comme ruine. L’église, en somme, n’existait pas en tant que réalité, mais parce qu’elle avait répondu à quelque chose, à un besoin d’images. Alors voilà: à quoi me sert de savoir que l’incendie qui a ravagé la Holy Trinity Greek Orthodox Church le 16 janvier 1986 était accidentel? Cette connaissance modifie-t-elle, ou aurait-elle modifié, la place de l’église brûlée dans mon imaginaire?

Ce n’est pas une question gratuite: autant le 11 septembre me semble inapprochable parce que la somme des images et des informations est vertigineuse, parce que je ne sais plus ce qui est, dans mes souvenirs, construction directement liée aux images des médias, et souvenir (mais peut-on avoir un souvenir d’un lieu où nous ne sommes jamais allés?), autant cette fameuse église me semble condamnée (ce n’est peut-être pas si mal) à n’exister que comme ruine.

Depuis le 11 septembre, je lis, regarde, accumule des informations. Peut-être est-ce maladif. Peut-être n’est-ce qu’une manière d’entretenir quelque chose, ce quelque chose que je ne comprends pas bien et qui fait que, le 11 septembre 2001, mon appréhension du monde a entièrement changé. Seulement voilà: devant la fiction, je demeure perplexe. Ou plutôt, j’ai peine à accepter le pacte de la fiction, ce qui me fait normalement croire ce que je lis tout en sachant que ce n’est pas vrai. J’ai du mal à détacher cette fiction du documentaire, de l’historique, des informations accumulées au cours des années.

En lisant, par exemple, A disorder peculiar to the country (Un désordre américain), de Ken Kalfus, il y eut ce moment proche de la frustration, lorsque je me suis rendu compte qu’il se détachait de la réalité —donc, dans une mauvaise adéquation de la vérité. Que pour le «bien de la fiction» comme on dirait le bien de la patrie, il se permettait de déplacer la chronologie, l’ordre des événements, entre autres de tuer Saddam Hussein un peu trop vite et un peu trop joyeusement. Le livre, alors, m’est tombé des mains. Je l’ai fini, bien sûr, je suis entêtée, mais cette découverte a entièrement changé mon rapport au livre. Jusqu’à ce moment, Kalfus avait construit sa fiction en oscillant entre le délire de personnages qui se détestent et l’historique: la poussière, la prise de conscience de l’événement, la fuite hors des tours, la menace de l’anthrax, la paranoïa s’installant à New York venaient ainsi appuyer l’ironie des personnages. L’encadrant. La savoureuse scène où le personnage de Marshall, debout dans la cuisine, essaie de se faire sauter avec une bombe artisanale, en déclarant qu’Allah est grand pendant que sa future ex-épouse essaie de voir pourquoi la bombe ne détonne pas, cette scène, bref, n’aurait pas été aussi réussie si elle n’avait été appuyée par une justesse des faits, ou à tout le moins leur vraisemblance. Changer la donne, à quelques pages de la fin, pour se débarrasser de Hussein et permette l’apothéose finale d’un dénouement à l’américaine détruisait ce fin équilibre. Rompait le pacte de lecture.

Pour préparer ce texte, je suis restée des heures devant des images. Je ne sais pas ce que je cherchais. À bousculer quelque chose, à forcer ma pensée à s’organiser, à se trouver un noyau. Images du 11 septembre. Images des tours, des avions. Visages blanchis par la poussière. Images, aussi, de cette église brûlée. Comme s’il s’agissait de donner à mon esprit un coup, un élan. Comme s’il s’agissait, en regardant ces images d’une manière aussi obstinée, de retrouver quelque chose que j’y aurais égaré. Et je repense à ce personnage de Ken Kalfus qui, après avoir réussi à sortir vivant des tours, cherche sa propre image dans les photographies du 11 septembre. Parce qu’il cherche une trace de ce qui lui est arrivé. Parce qu’il veut se prouver, peut-être, que ce dont il se souvient a bel et bien existé.

Mais le hic, c’est que je n’y étais pas. Pas plus que je n’étais à l’église lorsqu’elle a flambé. Ce n’est donc pas ma propre expérience de ces événements que je veux retrouver.

Je sais seulement une chose: derrière ces éléments qui habitent mon atelier imaginaire, le peuplent, voire le parasitent, s’agite autre chose que je ne parviens pas encore à nommer. Pourtant, j’ai l’impression que je ne peux faire autrement que parler de ces éléments. La certitude que je ne peux que les écrire. Et l’intuition que, peut-être, je n’en ai pas le droit.

Je ne sais trop où je m’en vais avec tout ça. Ce n’est pas que je veuille le fragment. Peut-être est-ce plutôt qu’il me faut, comme une archéologue, dégager lentement, à petits coups de brosse, les éléments qui constituent cet étrange site de mon atelier imaginaire. Car le seul endroit où je puisse me tenir, en ce moment, se trouve à l’extérieur. À l’extérieur des choses. À l’extérieur des lieux. Comme mes photographies de la ville: elles me placent toutes (ou presque) dehors, devant des immeubles, parfois un peu de biais. Et c’est là le plus étrange: qu’il s’agisse d’approcher les ruines ou de photographier la surhabitation qu’est la ville, je ne suis jamais qu’à l’extérieur. Et ce n’est pas si terrible. Du moins, cela ne me semble pas vraiment un manque: je n’ai pas besoin d’aller à l’intérieur, pas plus que je n’ai ressenti le besoin d’entrer dans l’église en ruine, ou de me déplacer pour aller voir, de mes yeux, Ground Zero. Il me suffit de regarder les choses. Peut-être de les imaginer.

Mais je vais encore trop vite.

Ils s’appelaient Noah, Ahmed, Leah, John. Ils n’avaient d’autre point commun que de se trouver au même endroit. Ou plutôt, au même moment. Le 11 septembre 2001, à New York, quelque part dans le World Trade Center. Pour les raconter, il me faut les nommer, oui, et les vêtir, et leur donner une histoire, faite d’anecdotes. Leur donner un paysage, qui nous permettra à tous de croire les connaître. Mais je n’ai pas, pour les raconter, de latitude. Ma mémoire est saturée. Avant le 11 septembre, ils n’existaient pas pour moi, ni plus ni moins que n’importe quel autre habitant de n’importe quel autre pays. Comme le détail d’une tapisserie que je n’aurais jamais pris la peine d’approcher. Je les savais là, mais d’un savoir vague, et davantage en tant que groupe qu’en tant qu’individus. Les approcher, donc, ce serait inévitablement avoir recours à ce que j’ai lu et vu depuis. Ce serait transformer mon récit en récit historique, chercher des preuves, des faits, m’appuyer sur des images photographiques et des documentaires.

Pourtant, la vérité, je veux bien. Je veux bien miser sur une sorte de vérité. Croire ce que j’écris, le croire non par une adhésion aveugle, mais croire que quelque part, loin derrière, au moment d’écrire, cette chose, cette histoire, cette anecdote a un fond de vérité. Non pas la vérité des faits. Mais la vérité de l’expérience, peut-être, ou de la sensation. La réponse de l’écriture à quelque chose qui, à l’intérieur de moi, aurait besoin d’être exprimé, mais sans nécessairement avoir besoin d’être nommé.

Le 11 septembre, les églises en ruine, l’homme sur la route. Je construis mon rapport à ces éléments à partir d’un point d’observation insoutenable, celui de la destruction. New York et ses tours défuntes ne m’intéressent pratiquement que pour et par la destruction des tours. Le jour même de leur destruction, à ce moment précis. L’église en ruine arrête mon regard en l’état, après l’incendie et des années d’abandon. Son histoire, les enjeux entourant sa destruction, tout cela ne compte pas: elle n’existe dans mon imaginaire que détruite et habitée par les oiseaux, et j’y retourne, même maintenant, alors qu’elle n’existe plus et a été remplacée par un hôtel hideux, j’y retourne, donc, chaque fois que s’agite mon monde intérieur, chaque fois qu’il est confronté à une destruction. Et l’homme sur la route? Il est vraiment trop tôt. Je n’ai pas d’images de cela, du jour même, ou j’en ai trop, et je n’ai, comme représentation, que ce que j’y ai vu quelques jours plus tard, l’écrasement des gerbes de maïs, le désordre autour de la croix tout juste installée, l’eau accumulée dans un fossé.

J’essaie, je le sens bien, de construire quelque chose. De me reconstruire, ou de constituer un espace au sein duquel je pourrais exister. Mais ma mémoire est saturée: trop de chiffres, de dates, de lieux, d’images. Trop de sens possibles. Je n’ai, pour me dégager, que la possibilité d’accumuler moi-même les fragments, comme une réponse à cette autre accumulation qui me rend muette. Au fond, peut-être s’agit-il d’éloigner une vérité pour en trouver une autre: éloigner la vérité vérifiable des chiffres et des images, pour retrouver une vérité qui serait de l’ordre de l’expérience, de la justesse. Je sais que cette seconde vérité n’est pas vérifiable et infaillible. Qu’elle peut, dès lors, être contestée, remise en cause, confrontée. Mélikah Abdelmoumen écrit, je vous le rappelle: «J’ai brodé. Brodé quelque chose de fou sur quelque chose de vrai.» Et si, justement, telle était ma seule possibilité? Réimaginer ces éléments qui me semblent trop vrais pour être habitables? Peut-être n’est-ce jamais que cela.

Peut-être l’essence même de mon rapport aux événements ne se trouve-t-il pas dans une proximité avec les faits et les lieux mais bien dans les sentiments ou impressions laissées par ce jour de septembre: la perte de l’innocence, ma présence pétrifiée sur le fauteuil du salon. Les enjeux éthiques de cette présence: serait-il approprié, me suis-je demandé à un certain moment, de manger des croustilles alors même que ce que je regarde relève du document, du mémorial, et non de la fiction cinématographique? Au fond, le 11 septembre n’existe peut-être pas tant en lui-même que parce qu’il a joué le rôle de révélateur, d’ouvreur de conscience, et a modifié entièrement mon rapport au monde, à la société, à la politique. En somme, il m’a donné une voix. Alors que m’importe de vérifier la vérité de mes images. C’est d’une autre vérité dont il est question, et cette vérité m’appartient. Mes images pourraient être totalement fausses, cela ne changerait, en somme, absolument rien.

Je croyais, en commençant cet essai, que mon objet serait la vérité, cette vérité qui s’oppose au mensonge, surtout. Mais c’est d’une autre vérité dont il est question. Elle est plus fuyante. Elle n’a pas comme repère une approche morale, tranchée (le bien et le mal, le noir et le blanc). Je n’avais pas accès à une vérité fondamentale, qui aurait pu provoquer votre adhésion, vous faire dire: oui, c’est ça. Je n’avais, pour parler de la vérité, que ces quelques images: des hommes et des femmes au travail, quelques copeaux de bois sur la chaussée, une église en ruines. Peut-être ne pouvais-je, pour parler de vérité, que l’approcher, lentement, en écrivant par fragments, à-coups, questions.

Je suppose seulement ceci: peut-être, au fond, ce moment dont j’ai parlé au début du texte, ce moment où je me mets à chercher des réponses, à explorer les archives des journaux, à courir après les documentaires, ce moment où je me mets à accumuler des faits, à rechercher à l’extérieur une réponse à ce qui s’agite, peut-être est-ce précisément là, alors qu’il me semble m’approcher de quelque chose, le toucher presque, peut-être est-ce là que je m’en éloigne. Ou peut-être, encore, suis-je au seuil d’une chose que je ne suis pas certaine de pouvoir nommer, d’avoir le courage d’approcher. Une chose, non pas un secret, ou un aveu, mais un lieu, qui deviendrait celui d’une vérité, la mienne, en adéquation parfaite, pendant quelques instants seulement, avec moi-même. Et que toutes mes questions, mes doutes, mes errances éthiques et philosophiques ne sont que des ruses que je me permets: une manière de me tenir, encore une fois, à l’extérieur des choses, pour ne pas avancer, ne pas toucher, ne pas disparaître.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.