Entrée de carnet
Croire au miroir
Comment lire l’oralité dans la littérature? Les invités d’une émission de variété des années 1970 se penchent sur la question en présence de Victor-Lévy Beaulieu. Il en ressort une discussion qui représente bien l’ambiguïté de notre rapport à l’oralité à l’écrit.
Capture d’écran d’un plan-séquence de l’émission Voulez-vous dîner avec moi?, 1975, diffusée sur le site Web de La fabrique culturelle.
En 1975, l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu est invité à participer à un talk-show télévisuel intitulé Voulez-vous dîner avec moi. Le concept se veut des plus convivial: assis autour d’une table, devant des assiettes, des plats de service et des coupes de vin plus ou moins remplies, les invités échangent librement, comme s’ils poursuivaient une conversation entamée pendant un repas maintenant terminé. Le mobilier de bois est massif. Les couverts n’ont rien d’extraordinaire: ornés de pictogrammes bleutés, ils ressemblent en tous points à ceux qu’on retrouve communément aujourd’hui dans les sous-sols d’église, les bazars et autres ventes de garage de la province. Enfin, les toiles de macramé ainsi que les broderies à motifs colorés complètent le décor pour évoquer parfaitement le design vernaculaire québécois des années 1970. Outre le fait que les invités sont tous assis du même côté de la table, l’effet vernaculaire est plutôt réussi: voici une conversation qui se veut spontanée et, surtout, qui aurait pu avoir lieu dans la salle à manger d’à peu près n’importe quel foyer de l’époque.
À table, donc, il est question de joual et de représentations du parler québécois dans l’écriture. Beaulieu défend sa posture, lui qui est connu comme l’un des principaux tenants du joual littéraire depuis la décennie précédente, mais il est vite pris à partie par les autres invités qui critiquent son usage de l’oralité à l’écrit. L’une des convives avance que l’écriture du langage parlé cause immanquablement des problèmes de lisibilité. Un autre soulèvera plus tard l’invraisemblance de la langue populaire québécoise écrite puisque celle-ci existe essentiellement à l’oral et que ses références écrites n’existent presque uniquement que dans la littérature. Un Québécois qui dit couramment «truck» et «brake» à l’oral écrirait, selon l’invité, «camion» et «frein» dans un rapport d’accident, par exemple.
Attaqué de toutes parts, Beaulieu reste calme et tente de faire valoir son point de vue qu’on pourrait résumer ainsi: l’entreprise d’écrire la parole (québécoise ou autre) place inévitablement l’individu en traducteur de sa propre langue et, si l’oralité québécoise pose réellement problème quand elle est écrite, c’est une question d’éducation —c’est-à-dire que nous ne serions selon lui tout simplement pas habitués à lire le québécois— mais, ce n’est pas pour autant une raison pour les écrivains de se priver de l’utiliser. Après que Beaulieu eut mentionné les difficultés intrinsèques au travail de représentation à l’écrit de la langue parlée, une troisième invitée lui reproche de ne pas écrire l’oralité de manière réaliste: «Tu faisais tellement d’efforts pour arriver à écrire comme ça parce que tu parles pas du tout comme ça. Donc, des Québécois qui se regardent là-dedans, ils ont l’impression d’un miroir qui déforme.» La réponse de Beaulieu, murmurée à travers son verre de vin, alors qu’il s’apprête à prendre une gorgée, semble pour le moins narquoise: «C’est pas ma faute si vous croyez au miroir. Moi, je crois pas au miroir.»
Cet extrait télévisuel est fascinant puisqu’il contient une grande part des enjeux liés à l’usage de l’oralité en littérature. Nommons rapidement, d’abord, le problème de la lisibilité; à savoir cette idée plutôt convenue voulant que plus un auteur tente de reproduire, par la phonétique ou des signes typographiques plus ou moins efficaces, le langage parlé, plus il rend son texte difficile à lire et, surtout, il signale toujours plus la nature écrite du texte. C’est le premier reproche qu’on adresse à Beaulieu autour de la table à dîner. Ensuite, les critiques qui sont faites à l’écrivain concernent à mon sens moins le travail spécifique de Victor-Lévy Beaulieu qu’un certain état de crise de la littérature québécoise de l’époque. Le joual littéraire des années 1960 suscitera de nombreux débats dans les décennies qui suivront. Cet entretien drôlement émotif, considérant la légèreté du cadre, montre bien le malaise de certains lecteurs de la période vis-à-vis des écrivains désireux d’écrire en langue populaire.
À un niveau plus fondamental, le débat autour de la table à dîner concerne les différences entre l’écrit et l’oral et évoque, surtout, les problèmes d’une conception de l’oralité qui apparaît dans un monde de l’écrit. Faire usage de l’oralité en littérature, c’est inévitablement instaurer un certain dialogue avec le réel ou du moins avec les défis que comporte sa représentation dans l’écriture. C’est dans ce sens que la plupart des théoriciens qui ont abordé la question de près ou de loin ont eu tendance à la rapprocher d’une conception de la modernité littéraire. En effet, de Barthes, Bakhtine et Foucault jusqu’à Lise Gauvin et Alessandro Portelli en passant pas Leo Marx, la parole, l’oralité ou le langage réel, vernaculaire ou populaire dans la littérature servent souvent, de manière plus ou moins voulue, à pointer les failles de la représentation langagière. C’est sans doute dans cet esprit que l’on doit entendre la réponse de Victor-Lévy Beaulieu qui, en bon écrivain postmoderniste, prétend ne pas «croire au miroir». Plus tard dans l’entretien, il affirme ceci : «Ma job à moi, en tant qu’écrivain, c’est quoi? C’est travailler sur le langage.»
Un malaise persiste néanmoins quant à cette posture de l’écrivain qui fait entrer l’oralité dans l’écriture. Les différences entre ces deux éléments sont plus nombreuses que leurs ressemblances. Si l’oralité fait aussi partie du domaine langagier, c’est dans sa définition plus globale et conceptuelle qu’elle se distingue de l’écriture et qu’elle entre même dans un certain rapport d’opposition à celle-ci.
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La littérature, comme l’art en général, a le beau jeu dans tout ça puisqu’elle a le loisir de se soustraire aux exigences normatives, identitaires de la langue si elle le désire. On pourrait même prétendre qu’elle sert précisément à ça: étirer les cordages du langage. C’est en somme ce que veut dire Beaulieu, par sa remarque narquoise —baveuse, oserais-je dire. Si le geste d’écrire le langage vernaculaire paraît radical aux yeux des invités du talk-show, parce qu’il n’est pas réaliste en ceci qu’il ne représente pas le comportement habituel du Québécois moyen vis-à-vis de l’écriture, il ne l’est pas tellement aux yeux de l’écrivain. Cela dit, l’exemple du rapport d’accident évoqué par l’un des convives ouvre sur une réflexion intéressante: peut-être effectivement qu’il n’y a rien de vraiment choquant dans l’idée de mettre l’oralité en scène dans un texte littéraire, mais que le véritable geste radical serait d’écrire «brake» au lieu de «frein» dans un rapport d’accident. Peut-être que c’est dans les fonctions utilitaires ou technocratiques de l’écriture que la présence de l’oralité abîme le plus l’édifice scriptural ou parasite le mieux la norme linguistique.