Colloque, 31 mai au 4 juin 2021
Des amnésies mémorables. La mise en texte et en images de l’oubli collectif
En prenant exemple sur les rares travaux d’anthropologues (Augé, Loraux, Dorty & Küchler), de sociologues (Connerton) et d’historiens (Mazurel, Gacon, Rousso, Stora, Ferro, Rey), ainsi que sur des travaux plus spécifiques à la littérature (Blondiaux, Weinrich, Guidée, Wolf) et au cinéma (Didi-Hubermann), ce colloque international considérera l’oubli comme le complément de la mémoire, et non son contraire. Elle cherchera à identifier au contraire les mots, les motifs, les figures et les savoirs relatifs à une vocation amnésiologique différente du devoir ou du travail de mémoire souvent attribué aux œuvres d’art et à la littérature. Afin de distinguer clairement cet art de l’oubli de la vocation mémorielle – sinon patrimoniale – généralement accordée au roman, cette étude propose le terme de littérature léthéenne. Il qualifie, par référence au fleuve légendaire de l’Antiquité, les formes-sens d’une œuvre qui compose un espace de reconfiguration de la mémoire collective d’après ses oublis, dont le relevé fonde une écriture ou une représentation critiques et inventives. Revenir sur des épisodes méconnus ou gênants d’une histoire qui est de notoriété publique ; faire entendre les aspects négligés d’une œuvre antérieure ; donner à lire les potentialités inaccomplies d’une séquence historique écrite avec des si, consacrer des figures anonymes, contester les récits établis, ce sont là quelques-unes des démarches qui caractérisent la mise en texte et en images de l’oubli dont ce colloque international veut dresser un aperçu historique.
Ce colloque international, organisé par l’Université Paris 8 & l’Université de Montréal, en collaboration avec le Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST), s’est déroulé du 31 mai au 4 juin 2021, par visioconférence sur la plateforme Zoom.
Crédit (image): Tri City Drive-In, Hiroshi Sugimoto via Wikipaintings
Communications de l’événement
Une forme pour l’oubli
La mémoire et l’oubli ne sont pas que des phénomènes qui structurent notre pensée, ils existent également au sein de formes ou, si l’on préfère, nous leur trouvons des formes pour qu’ils accompagnent notre pensée. L’une de ces formes est éminemment celle du roman, dont la longueur et les espacements conduisent à ce qu’on peut appeler un art de l’oubli: oubli de ce que nous lisons au fil des pages, oubli par les personnages de ce qu’ils ont eux-mêmes vécu, éloignement graduel de leur passé, disparition progressive des mondes qui les ont vu naître. Mais cet art de l’oubli n’en serait pas un s’il ne reposait également, ni n’en faisait sa matière, la mémoire qu’il conserve, dans le même temps, de ce qui s’éloigne et disparaît.
La pratique fragmentaire de Maurice Blanchot: art de l’oubli, art de la mémoire
Dans Le pas au-delà, publié en 1973, Maurice Blanchot affirme que la pratique littéraire est l’incarnation emblématique d’une écriture qui, dans sa manifestation scripturaire, doit effacer ses propres traces: «Écrire n’est pas destiné à laisser des traces, mais à effacer, par les traces, toutes traces, à disparaître dans l’espace fragmentaire de l’écriture, plus définitivement que dans la tombe on ne disparaît […]» (p. 62). Si la littérature prend forme dans le «tombeau vide» de l’espace littéraire, le corps fantomatique de l’écrivain moderne se révèle «dans l’espace fragmentaire» de son écriture, ce lieu où «plus définitivement que dans la tombe on ne disparaît». Dans ce sens, on peut comprendre la pratique fragmentaire de Blanchot comme une pratique de l’effacement et de la disparition, une «léthatechnique» reposant, comme le définit Paul Ricœur, sur «une rhétorique de l’extinction, [une écriture] pour éteindre —l’opposé de faire archive» (Ricœur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p.654).
Continuer pour ne pas effacer
Comme le pensait Renan, une nation est faite autant d’oublis communs que de souvenirs communs. Mais ce n’est là qu’un seul aspect de la question mémorielle, son oubli, et d’un aspect seulement de celui-ci, l’oubli sélectif. Oubli négationniste sous ses formes extrêmes, oubli passif plus souvent, comme celui de la France qui persiste à ne pas se penser comme postcoloniale. Est-ce que la littérature pourrait venir combler ce vide, poser les questions qui dérangent? Les exemples abondent, mais troquant souvent un oubli pour un autre: l’oubli de la traduction, l’oubli du fait que ce qui nous vient de l’Autre nous vient sous forme de traduction, et que la traduction n’est pas un document transparent.
De l’écriture de l’oubli au diktat de la mémoire. Une collection très particulière «L’écriture et l’oubli» de Bernard Quiriny
La première nouvelle du recueil Une collection très particulière de Bernard Quiriny (2012) présente un écrivain imaginaire, Robert Martelain, incapable de se souvenir de ce qu’il a écrit la veille et même incapable de reconnaître son propre style dans les pages dont il est pourtant l’auteur: «La nuit effaçait tout. Le lundi, il griffonnait quelques pages; le mardi, il les découvrait avec perplexité, et refusait d’admettre qu’elles étaient de lui.» Le médecin Ferdier, qui s’occupe de Robert Martelain dans l’hôpital où il a été enfermé, le contraint à s’astreindre à une forme brève, correspondant à ce qu’il est capable d’écrire en une journée. Ainsi finit par naître l’œuvre unique de cet auteur amnésique, publiée en annexe d’un article du Journal of Neurology. La nouvelle de Bernard Quiriny pose d’une double façon la question d’une éventuelle fécondité de l’oubli. La première, politique, vient de l’opposition entre Robert Martelain et le psychiatre Ferdier. La seconde piste est la façon dont l’amnésie de Robert Martelain transforme la relation entre auteur, texte et lecteur. Ces deux pistes complémentaires nous conduisent à étudier l’amnésie imaginaire de Robert Martelain comme doublement révélatrice –sur le plan politique comme sur le plan littéraire– de la place du texte et de la création littéraire.
L’encre sur le silence. Les objets de la mémoire et les images de l’oubli dans «Heimat, loin de mon pays» et «L’amour ferme les yeux»
Si, comme le dit Lukács, toute forme artistique est la résolution d’une «dissonance existentielle» que l’artiste tente d’exorciser dans l’acte créateur, écrire sur l’Holocauste est un véritable défi à l’irreprésentable qui –pour être mis en œuvre– a besoin d’une forme qui utilise tous les langages capables d’investiguer le spectre implacable d’un traumatisme qui n’a jamais cessé d’agir sur notre présent et qui continue de faire partie des thèmes abordés par la littérature, en particulier dans le cas des littératures dessinées. La représentation de la guerre et surtout de la Shoah est toujours marquée par une relation fluide et instable entre le déplacement et la connaissance, le dicible et l’indicible. Néanmoins depuis quelques temps, les récits de soi et du passé familial envahissent l’espace de l’horizon culturel contemporain d’une façon tout à fait nouvelle. Dans l’espace discursif de la postmodernité il y a beaucoup de genres qui recueillent des récits transgressant les limites entre public et privé. Claudia Cerulo réfléchit l’articulation conflictuelle entre mémoire et oubli à partir de l’analyse de Liebe schaut weg (2008) par Line Hoven et Heimat (2018) par Nora Krug. Il s’agit de deux exemples d’auto-graphics liés à l’expérience traumatique de la prise de conscience du passé nazi qui utilisent une perspective archéologique toute particulière, c’est-à-dire une reconstruction posthume du passé à travers une machinerie matérielle et symbolique des souvenirs (objets, documents et surtout dessins).
De la nuit de l’amnésie aux lumières du cosmos: poétiques de la mémoire traumatique en temps de terrorisme
L’autobiographie fictive intitulée Noite dentro da noite (2017) (Nuit dans la nuit, en français) de l’écrivain brésilien Joca Reiners Terron est très centrée sur le thème de l’amnésie traumatique en temps d’oppression tant dictatoriale que totalitaire. La double nuit qui donne son nom au titre de l’œuvre est en fait une amnésie traumatique, qui se trouve imbriquée dans la nuit dictatoriale. Le thème de la nuit emboitée dans une autre nuit est essentiel dans cette œuvre, dans laquelle l’écrivain conte à travers les voix de personnages successifs les péripéties rocambolesques de très nombreux autres personnages happés par les atrocités de l’Histoire, tout au long du XXème siècle. Pour étudier le thème de l’amnésie traumatique dans cette œuvre, il faut s’interroger sur l’origine du traumatisme du personnage principal, ou plus généralement sur les conséquences psychologiques dévastatrices de la répétition du mal dans l’Histoire. Dans cette optique, plusieurs questions se posent: comment représenter et penser la répétition du mal dans l’Histoire dans la littérature de témoignage, fût-elle fictionnalisée? Quels sont les liens entre la répétition du mal dans l’Histoire et l’amnésie traumatique endurée par le personnage principal? La réflexion est principalement axée sur l’incidence du mal et de sa répétition dans l’Histoire sur l’amnésie traumatique.
Du silence à l’oubli: étude de cas de la (re)construction filmique de la mémoire des prisonniers politiques franquistes
Solder une dette envers les victimes du franquisme, du moins y contribuer, c’est l’enjeu du documentaire Presos del silencio (2004). Dans ce film, divers témoignages d’espagnols anarchistes et républicains font état d’une expérience sensible de la guerre d’Espagne, de l’exil, de la répression et du silence imposé d’abord par le régime du dictateur Franco puis par une Loi en 1977 (connu comme Pacte de l’oubli). Les réalisateurs Mariano Agudo et Eduardo Montero ont souhaité rendre compte de cette réalité historique et sociale en allant à la rencontre de celles et ceux dont la mémoire a été étouffée pour mieux la saisir dans ses mots/maux et ses images. C’est à partir de cet ensemble de «mémoires» que les réalisateurs proposent un récit en construction. En effet, ils ont choisi d’organiser la (re)construction de la mémoire des témoins via leurs récits sur leur vécu d’après-guerre parallèlement à la construction du Canal du Guadalquivir (Andalousie, Espagne), connu comme canal des prisonniers politiques franquistes et construits par eux entre 1940 et 1962. À la confluence de diverses dimensions qui aborderont la notion de lieux (et) de mémoire, il s’agira de voir comment le documentaire nourrit un travail de mémoire collective. Pour ce faire, Sabrina Grillo propose une réflexion sur la mise en mots de l’oubli dont ont été victimes les témoins du film, s’appuyant sur une analyse des stratégies filmiques privilégiées par les réalisateurs qui entendent participer à un processus, double, de patrimonialisation d’une mémoire: celle d’un lieu et celle des témoins.
Amnésies chimiques vues à travers notre «caméra analytique»
«Tenir un journal, c’est défier l’amnésie, c’est retracer jour après jour l’expérience que l’on fait de la vie et plus particulièrement de l’art, à la première personne. La principale caractéristique d’un journal intime est l’intimité, il laisse des signes mnésiques qui sont le contraire de l’oubli et de l’amnésie.»
À partir des extraits du Journal d’Angela (Angela Ricci Lucchi, sa compagne décédée en 2018), Yervant Gianikian retrace leur parcours de travailleurs du cinéma, recueillant des films documentaires et amateurs oubliés, tournés pour la plupart au début du XXe siècle, témoins des guerres, des cérémonies fascistes et des conquêtes coloniales. Leur travail commun saisit les les archives cinématographiques dans leur matérialité, à même les détériorations provoquées par le temps et les mauvaises conditions de conservation -qu’ils appellent «l’amnésie chimique»- et interroge ces matériaux au présent grâce à une caméra analytique. La conférence prend la forme d’un parcours le long d’une cinématographie exigeante et inquiète, Du Pôle à l’équateur (1986), Le miroir de Diane (1996), Transparences (1998), La marche de l’homme (2001), Images d’Orient–tourisme vandale (2001), puis Chauve-souris (2020) étant autant d’étapes qui approfondissent l’exploration du XXe siècle et de sa violence.
Faire monument: amnésie collective et monument littéraire dans l’œuvre de Joséphine Bacon, Koleka Putuma et Igiaba Sciego
À travers une lecture croisée de l’expérience poétique de Joséphine Bacon, Koleka Putuma et Igiaba Sciego, Micol Bez explore le fonctionnement d’une dialectique excessive de l’amnésie qui aboutit à une écriture non-pacifiée, toujours en conflit. Dès que l’on commence à commémorer, il y a le risque de soustraire la mémoire à la vie et à l’espace des corps désirants qui seul peut être le prélude au politique. Si la mémoire est vivante, c’est parce qu’elle se trouve déjà impliquée dans un mouvement dialectique avec l’oubli –avec les zones d’ombre, l’indicible et tout ce qui constitue les conditions d’émergence d’un moment historique. Écrire, pour ces auteures, c’est taguer le monument. Elles explorent le discours affectif qui régit notre rapport à l’amnésie, pour proposer une autre possibilité: celle d’un monument critique, ou d’un processus de mémorialisation qui se conçoit comme provocateur, conflictuel et indéterminé –et non pas comme célébration ou pacification–, toujours en rapport dialectique avec l’amnésie collective et constitutive. Peut-on imaginer les œuvres littéraires comme des monuments à jamais tagués? Ce serait peut-être le seul monument littéraire possible au XXIe siècle, un monument que nous ne voudrons pas abattre.
Régine Robin: Écrire tout contre l’oubli
Depuis sa thèse Le roman mémoriel. De l’histoire à l’écriture du «hors-lieu» menée sous la direction de Marc Ferro à l’EHESS et soutenue en 1989 jusqu’à son tout récent essai sur l’œuvre de Patrick Modiano, Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre, paru en février 2020, Régine Robin n’a eu de cesse de solliciter l’histoire et la littérature pour explorer et questionner les rouages de la mémoire et de l’oubli. Sous la forme d’essais, d’autofictions et le plus souvent de formes-pirates qui participent d’un brouillage des genres et des disciplines, l’écrivaine et historienne franco-québécoise poursuit une même quête: écrire une histoire tout contre l’oubli. Contre l’oubli, aux deux sens du terme, c’est-à-dire à la fois en le combattant farouchement et en s’en tenant au plus près afin d’en considérer la force au sein de l’écriture de l’histoire et la construction d’une mémoire aussi bien individuelle que collective (Halbwachs). Sam Racheboeuf étudie les moyens –historiographiques, littéraires et esthétiques– que Régine Robin mobilise afin de convoquer et conjurer cet oubli et de réfléchir aux modalités d’écriture et de représentation de cette contre-mémoire, de ce passé qui ne passe pas et continue de déranger et d’inquiéter notre présent.
Nos fantômes et nos vies. Littérature et théâtre aux prises avec l’amnésie sociale (Didier Eribon et Edouard Louis)
En souscrivant à la proposition de Stanislas Nordey d’écrire pour le théâtre, Édouard Louis choisit de revenir à la figure paternelle, déjà au cœur de son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule (2014). Raconter sa nécessaire fuite du milieu de son enfance s’apparentait alors à une tentative de «faire mémoire» pour mieux comprendre les raisons de son départ. Quatre ans plus tard, l’auteur emprunte une voie à la fois complémentaire et paradoxale, puisque, dans Qui a tué mon père, il prend le chemin du retour et cherche à retrouver son père en dépassant la simple relation filiale pour faire entendre la voix de ce «père […] privé de la possibilité de raconter sa propre vie» (p.10). Édouard Louis devient à la fois le porte-voix de cette figure paternelle invisible et celui de la communauté des ouvriers du Nord de la France, réduits au silence et à l’oubli. En écrivant «l’histoire [du] corps» (p.84) de son père, il réussit à reconfigurer la mémoire collective en partant des oubliés, de ceux sur lesquels on n’écrit pas et engage un nécessaire combat politique et littéraire, celui de la «littérature de confrontation». Choisir de faire sortir de l’oubli ceux qui ont été abandonnés par les responsables politiques, c’est aussi s’inscrire dans la démarche engagée par Didier Eribon avec Retour à Reims (2009): dépasser la simple chronique personnelle pour interroger les mécanismes de domination et d’oblitération conduisant à l’oubli.
L’amnésie pathologique et la figure du double: «Siegfried et le Limousin» de Jean Giraudoux
«Il a été trouvé sur le champ de bataille, au début de la guerre, nu et agonisant, et après deux mois d’inconscience, s’est réveillé sans mémoire» (59). C’est en ces termes qu’est présenté Forestier, l’ami du narrateur de Siegfried et le Limousin (1922) de Jean Giraudoux. En janvier 1922, le narrateur apprend qu’un célèbre juriste allemand, Siegfried von Kleist, est en réalité l’un de ses amis, l’écrivain Forestier. Retrouvé nu, blessé et amnésique à la fin de la guerre, Forestier a refait sa vie outre-Rhin sous un autre nom et sans aucun souvenir de sa vie française. Le narrateur se rend donc à Munich afin d’identifier Forestier avec l’aide du baron Zelten et traverse une Allemagne revancharde, marquée par la défaite et le traité de Versailles. Cette histoire de «faux monnayeurs» (12), publiée trois ans avant le roman d’André Gide, donne à la question de l’oubli la forme d’un récit de dédoublement entre soi et soi-même.
Effacement et répétition. Dynamique de l’oubli dans «Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)» d’Arnaud Desplechin
Alban Pichon propose une analyse du film Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (Arnaud Desplechin, 1996) et des formes qu’y prend le travail de l’amnésie. La mise en scène de l’oubli s’inscrit dans une préoccupation, narrative et formelle, de la filmographie de Desplechin qui s’attache à filmer disparitions et retours. Par ailleurs, les formes de l’amnésie dans Comment je me suis disputé… peuvent être mises en perspective avec des réflexions plus générales sur l’oubli au cinéma ou avec les œuvres d’autres auteurs sensibles au motif de l’oubli (on connaît notamment l’admiration d’Arnaud Desplechin pour Alain Resnais, qui prend ici tout son sens).
Comment filouter l’Histoire: Louise Erdrich et la mémoire en pagaille
En 1985, Kenneth Lincoln publiait aux États-Unis Native American Renaissance qui s’est imposé depuis (malgré des critiques) pour désigner le renouveau de la littérature autochtone. Il voyait alors dans House Made of Dawn de Navarre Scott Momaday, qui remporte le prix Pulitzer en 1969, son point de départ. Cette renaissance concerne une nouvelle génération de romanciers et romancières, de poètes, mais aussi la redécouverte d’une culture orale marginalisée et la volonté de lui redonner une place dans la trame culturelle et l’histoire américaine. Florence Delay et Jacques Roubaud en auront donné un échantillon en France avec Partition rouge en 1988. Les écrivains autochtones se sont aussi inspirés de cette culture passée pour revenir sur une histoire largement tragique. Jean-François Chassay s’intéresse à ce sujet dans l’œuvre de la romancière Louise Erdrich, autrice de plus d’une vingtaine d’ouvrages depuis le début des années 1980. Elle revisite, de l’intérieur, des pans de l’histoire autochtone (ojibway, plus précisément). Elle trace les contours d’un monde oublié à travers des personnages qui rendent compte d’une grande hybridation culturelle, ainsi qu’une généalogie fictive qui propose un imaginaire de la filiation. Surtout, en s’appuyant notamment sur une histoire orale, elle présente dans certains romans des scènes qui expliquent ou modifient radicalement des événements qui ont eu lieu dans des romans antérieurs.
Détours et silences du poème pour dire l’histoire chez Édouard Glissant et Layli Long Soldier
Pour les poètes Édouard Glissant et Layli Long Soldier, il s’agit simultanément de résister à l’imposition d’un discours officiel qui ne prend pas en compte les perspectives de leurs ancêtres et de proposer un rapport à l’histoire qui compose avec un passé parcellaire car fait de silences et d’oublis. Ces silences sont ceux des archives perdues tout comme des témoignages impossibles du fait du trauma colonial. La poésie a alors vocation à créer une nouvelle mémoire en explorant les zones d’ombre du passé pour se les réapproprier et en faire une source de création. Cette approche est intimement liée au travail de la langue: le poème devient un espace qui fait coexister évocation et dérobement, dire et non-dire, oubli et remémoration. Le langage poétique est mis en tension pour signifier sans pour autant dire le passé perdu. En témoignent le motif du cri qui traverse de part en part Le Sel noir et l’évocation récurrente de l’indicible chez Layli Long Soldier. Dans les deux cas, ce qui est perdu est central et devient source de la parole poétique sans pour autant être complètement révélé. Les deux poètes jouent des détours et des silences pour signifier le passé oublié si bien que celui-ci prend forme et devient un élément structurant des recueils. L’exploration de cette part de l’histoire devient alors un moyen pour tracer un chemin d’expression nouveau, fidèle à la mémoire de leurs communautés. C’est ce chemin que cette communication se propose d’analyser en comparant la manière dont le traitement de la question du manque et de l’oubli chez ces deux poètes donne forme à leur parole poétique.
Les spectres de «Zong!», un poème hauntologique de Marlene NourbeSe Philip
Zong! (2008) de Marlene NourbeSe Philip, écrivaine née à Tobago qui habite à Toronto, repose sur une histoire douloureuse entremêlée de colonialisme, d’esclavage et d’une justice circonstancielle qui a effacé l’identité noire et a affirmé la suprématie blanche. Ce poème raconte le meurtre d’environ 150 esclaves en 1781, jetés à la mer par-dessus bord du navire négrier de Liverpool Zong. Les esclaves voient leur fin dans l’abîme d’une mer démontée d’où ils continuent à hanter l’écrivaine qui, par devoir de mémoire, est déterminée à guérir l’amnésie des générations qui ignorent les erreurs commises dans le passé au nom du colonialisme. La démarche que Philip propose dans son ouvrage vise à détruire le texte afin de tirer de l’oubli les vies détruites dans le Massacre du Zong. Felicia Cucuta propose une lecture de Zong! à travers la perspective de Jacques Derrida sur la «Hantologie», un concept qui hante l’ontologie, remplaçant l’existence et l’essence de l’être par la métaphore de l’esprit ou du spectre. Cucuta soutient que la stratégie littéraire de Marlene NourbeSe Philip vise la responsabilité de l’écrivain de tirer de l’oubli les vies des esclaves et de faire surgir leur mémoire depuis les tréfonds des océans. En plus, elle défie l’esthétique blanche et, en massacrant le texte, nous force à prendre nos responsabilités et à construire nos propres interprétations du texte et de l’histoire. Cet acte puissant de reconfiguration d’une histoire violente et de création d’un poème hauntologique est une tentative de réparation et rédemption artistique. Zong! devient donc un texte hanté par les esprits des esclaves jetés à la mer par-dessus bord du navire, tout comme, dans le contexte de BLM, la modernité est hantée par l’histoire de l’esclavage, du colonialisme, du génocide, de la guerre.
Les souvenirs sont capricieux. L’oubliothèque de Marie Cosnay
C’est des trous de mémoire que surgissent les histoires: il y a là, quelque chose d’impersonnel barré de quelques phrases, de quelques chocs, de quelques signes, le tout s’interprète, on y erre, s’y trompe, on bifurque, on oublie l’essentiel et on rate son but, ça fait plus d’une histoire.
Des hommes et femmes meurent aujourd’hui tout autour de l’Europe, sans noms, sans corps, sans mémoire; À chercher quelqu’un, camouflé pour passer clandestin, que les autorités européennes, dont le contrôle est le fort, ont poussé à l’invisibilité, on est au ras de l’enquête, on y erre, s’y trompe, on bifurque, on oublie l’essentiel, on archive pourtant, ça fait plus d’une histoire. Les traces du passé sont ficelées au présent. Les oreilles bourdonnantes, criant dans le désert futur, on prend note.