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Le cadavre du réalisme

Jean-Marie Privat
couverture
Article paru dans Repenser le réalisme, sous la responsabilité de Bernabé Wesley et Claudia Bouliane (2018)

Jones, Stephen. 2006. «Mask» [Sculpture]

Jones, Stephen. 2006. «Mask» [Sculpture]
(Credit : The Met, New-York)

L’étude porte sur un petit corpus de romans policiers classiques dits à énigme (É. Poe, C. Doyle et surtout A. Christie). L’auteur se propose de garder raison par rapport à l’emprise critique du fameux paradigme indiciaire qui épuiserait les stratégies d’écriture et l’intérêt de lecture de ce type de bon vieux polar. Il souhaite au contraire mettre en évidence le travail de la pensée sauvage du récit. Tout se passe en effet comme si le scénario scripturaire d’une mauvaise mort (mort violente, prématurée, injuste, etc.) retentissait dans l’économie imaginaire du roman. La présence latente du mauvais mort serait ainsi au principe du mythos du récit dont sont analysées quelques figures, loin du triomphe monologique du Logos et des investissements purement cognitifs qu’il présuppose ou induirait. 

Je mène depuis quelque temps une petite enquête sur le roman policier classique, plus précisément sur les récits dits à énigme (Edgar Poe, Émile Gaboriau, Conan Doyle ou encore Agatha Christie).

S’il est un point consensuel parmi les critiques du genre, c’est bien le suivant: un polar, c’est un assassin, une victime, un détective (Van Dine, 2006). J’ajoute tout de suite: une communauté et un lecteur. Mais la véritable énigme pour moi, c’est l’extrême rareté des études consacrées au cadavre. Cet angle mort – si j’ose dire – de la critique ne laisse pas de surprendre et d’interroger. Je vais donc partir d’un peu loin.

 

L’ordalie, le supplice et le gouffre

Certes, nous ne sommes plus aux temps bibliques et a fortiori Le Deutéronome (21, 1-8) n’est plus notre vade-mecum d’investigation policière:

Si, dans le pays dont l’Éternel te donne la possession l’on trouve étendu au milieu d’un champ un homme tué, sans que l’on sache qui l’a frappé, tes anciens et tes juges iront mesurer les distances à partir du cadavre jusqu’aux villes des environs. Quand on aura déterminé la ville la plus rapprochée du cadavre, les anciens de cette ville prendront une génisse qui n’ait point servi au travail et qui n’ait point tiré au joug. Tous les anciens de cette ville la plus rapprochée du cadavre laveront leurs mains sur la génisse à laquelle on a brisé la nuque dans le torrent. Et prenant la parole, ils diront: «Nos mains n’ont point répandu ce sang et nos yeux ne l’ont point vu répandre. Ô Éternel n’impute pas le sang innocent à ton peuple d’Israël, et ce sang ne lui sera point imputé!»

Cette sorte d’ordalie biblique, topique et collective, publique et patriarcale, nous renseigne sur les enjeux de l’efficacité symbolique du rite sacrificiel. Encore que le roman policier traditionnel n’exclut ni la notion de châtiment, ni la notion de colère divine, ni même le jeu sur la distance géographique du criminel par rapport au lieu du crime. C’est même l’argument narratif principal d’Une Étude en rouge de C. Doyle:

Nous sommes les enfants persécutés de Dieu, les élus de l’ange Merona […]. Nous venons de Mauvoo, dans l’État de l’Illinois. Nous sommes de ceux qui croient en ses saintes écritures qui, tracées en caractères égyptiens sur des plaques d’or frappé, nous ont été transmises par le Saint Joseph Smith, à Palmyre […]. Il vaudrait mieux […] que vous gisiez maintenant, à l’état de squelettes blanchis, sur la sierra Blanca, que d’opposer vos faibles volontés aux injonctions des Quatre Saints […].

On entend raconter des histoires si terribles à propos de ceux qui résistent au prophète: il leur arrive toujours des choses si épouvantables […]. La prédiction du mormon ne s’accomplit que fort bien […]. Sans un regard, sans un mot aux femmes apeurées qui pleuraient la morte, un homme en guenilles s’avança vers le cadavre blanc qui avait naguère contenu l’âme pure de Lucie Ferrier. Il se pencha sur elle, appuya avec révérence ses lèvres sur le front froid, puis, prenant la main de la morte, il retira l’alliance de son doigt1C’est précisément cette alliance d’Outre-Atlantique retrouvée à Paris sur les lieux du crime qui mettra les enquêteurs sur la bonne piste.. (2005: 100-108)

 

Nous admettons encore bien volontiers que nous sommes aujourd’hui bien loin également de l’Ancien Régime des peines et de l’éclat des supplices, pour reprendre l’expression fameuse de Foucault dans Surveiller et punir:

À partir de Gaboriau, le criminel que représente la littérature policière s’est rendu insoupçonnable par ses ruses, ses subtilités, l’acuité extrême de son intelligence; et la lutte entre deux purs esprits – celui de meurtrier, celui de détective – constituera la forme essentielle de l’affrontement. On est au plus loin de ces récits qui détaillaient la vie et les méfaits du criminel, qui lui faisaient avouer lui-même ses crimes, et qui racontaient par le menu le supplice enduré: on est passé de l’exposé des faits ou de l’aveu au lent processus de la découverte; du moment du supplice à la phase de l’enquête; de l’affrontement physique avec le pouvoir à la lutte intellectuelle entre le criminel et l’enquêteur. (1975: 71)

Il n’est point tout à fait vrai cependant que si la Place de Grève n’est pas la rue Morgue, celle-ci n’ait pas retenti jadis des cris des suppliciés:

Ce matin, vers trois heures, les habitants du quartier Saint-Roch furent réveillés par une suite de cris effrayants […]. Les cris ont continué jusqu’à ce que la porte fût enfoncée […]. On eût dit les cris d’une ou plusieurs personnes en proie aux plus vives douleurs; des cris très hauts, très prolongés […].(Poe, 1841: 10-11)

Certes, c’est le génie déductif de l’enquêteur qui reconstruit la séquence de l’exécution, mais le lecteur a sous les yeux un spectacle qui n’est pas si éloigné des récits d’almanach du colportage de librairie ou des crimes horrifiques sur feuilles volantes qui «racontaient par le menu les supplices endurés» (Foucault, 1975: 71):

Les cris et les efforts de la vieille dame, pendant lesquels les cheveux lui furent arrachés de la tête, eurent pour effet de changer en fureur des dispositions probablement pacifiques […]. D’un coup rapide de son bras musculeux, il sépara presque la tête du corps […]. Puis il se jeta alors sur le corps de la jeune personne, il lui ensevelit ses griffes dans sa gorge, et les y laissât jusqu’à ce qu’elle fût morte. (Poe, 1841: 40)

Pourquoi cette absence d’intérêt de la critique pour le cadavre dans ces récits? Le roman policier ne semble pourtant pas se désaffilier de la mimesis aristotélicienne, de sa poétique et de son esthétique:

Nous prenons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité comme les formes des monstres les plus répugnants et les cadavres. […] L’imitation procurera le plaisir, le fini dans l’exécution, la couleur ou une autre cause de ce genre. (Aristote, 1997: 89)

Il est vrai qu’autour du cadavre – «ce grand gouffre du néant», pour reprendre une célèbre formule de Bossuet – rôde toujours une inquiète interrogation anthropologique et que tôt ou tard l’insignifiance physique le disputera à une métaphysique du langage:

Il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes: la chair changera de nature; le corps prendra un autre nom; même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps: il deviendra […] un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. (Bossuet, 1996: 136)

Ainsi fait irruption la mort dans le mort et le mort dans la mort. Ainsi s’ouvre un espace symbolique dont le rite textuel va se saisir, en contrepoint de la trop exclusive «lutte intellectuelle» (Foucault, 1975: 71) entre le criminel et l’enquêteur.

 

L’ensauvagement latent

Bien sûr, dans les cultures modernes des mondes occidentaux, la présence du mort est intermittente, voilée, absente, refoulée. Cette mutation anthropologique du rapport à la fois physique et comme ontologique aux morts est décrite par Walter Benjamin, on s’en souvient. Il suggère (avec d’autres) les grandes lignes de cette évolution historique et interroge cette mutation dans ses liens ombilicaux avec l’imaginaire de la fiction:

Au cours du XIXe siècle, la société bourgeoise, avec ses institutions hygiéniques et sociales, privées ou publiques, a réalisé […], inconsciemment peut-être, son but principal: donner aux gens la possibilité de dérober les mourants à tous les regards. L’acte de mourir, autrefois l’acte le plus public de la vie individuelle […], au cours des Temps Modernes est soustrait de plus en plus à l’attention des vivants. Jadis, il n’y avait pas une maison, à peine une chambre, où quelqu’un ne fut déjà mort […]. Or, la mort est la sanction de tout ce que le narrateur peut raconter. C’est cette autorité qui est à l’origine du récit. (Benjamin, 2000: 129-130)

Or une pensée, voire une pensée sauvage de la mort, s’introduit de bien des manières dans le roman policier classique. Je me bornerai à quelques exemples simples de cet ensauvagement de l’imaginaire textuel.

L’enquêteur en personne peut être la proie passagère d’une sorte de sadique frénésie de vengeance, à peine distanciée:

– Je vous aiderai à pendre Alfred avec plaisir, répondit rudement Miss Horward. La pendaison est trop bonne pour lui. Il devrait être écartelé comme au bon vieux temps!

– Alors nous sommes d’accord, dit Poirot. Car moi aussi je désire pendre le criminel. (Christie, 1932: 90)

Le comportement domestique et privé de l’enquêteur lui-même est parfois décrit comme étrange et inquiétant, loin du pur esprit cartésien:

Je [Dr Watson] découvre un homme [Sherlock Holmes] qui garde ses cigarettes dans le seau à charbon, son tabac dans une pantoufle persane, les lettres à répondre fichées à l’aide d’un grand couteau au beau milieu de la tablette en bois de la cheminée […], et qui, dans un de ses accès de bizarrerie, prenant place dans son fauteuil, avec son revolver et une centaine de cartouches, se met à décorer le mur d’en face d’un semis de balles […]. (Doyle, 2005: 9)

 

L’imaginaire des fictions littéraires fait également volontiers irruption dans le récit policier et l’ouvre à des horizons mythico-poétiques insolites ou troublants. Ainsi une héroïne de conte de fées peut-elle être… assassinée, une contre-héroïne plutôt, dont la «toilette de mort» ressemble à s’y méprendre à une toilette de mariée:

Sur la vieille peau d’ours placée devant la cheminée était étendu le corps superbe d’une jeune fille aux cheveux artificiels dont les savantes bouclettes encadraient le visage. […]

-Vous voulez parler de la toilette de la morte?

Elle était habillée pour un bal. […].

À minuit, selon le témoignage du médecin, elle était morte. À minuit, elle n’était pas de retour […]. Elle était virgo intacta […].

– Au lieu d’une marraine de conte de fées, j’eusse été le parrain [affirme un personnage de l’histoire]. Cendrillon transformée en princesse au cours d’une nuit! ajouta-t-il en riant. Pourquoi pas? […] Tout ce que je touchais se transformait en or. (Christie, 1942: 17-18; 22; 36; 82-83)

Ainsi encore le baroque W. Shakespeare ou le romantique W. Wordsworth affleurent-ils passim à la conscience du lecteur cultivé, entre songe érotique qui vire au cauchemar et émotion lyrique suspecte:

Mrs Bantry rêvait […]. Elle adorait ces rêves du petit matin qui s’achevaient par le premier thé de la journée […]. Quelque chose d’insolite venait perturber son rêve, quelque chose d’intempestif […]. Elle attendit inconsciemment les tintements de la porcelaine. Mais la porcelaine point ne tinta […].

– Oh, Madame, il y a un cadavre dans la bibliothèque! […] Son rêve avait pris très étrange tournure […].

– Écoute, Dolly, c’est forcément un rêve. Les rêves, ça impressionne souvent, quand on se réveille. On jurerait qu’ils sont vrais2«Mourir… dormir, — dormir! peut-être rêver! Oui, là est l’embarras. — Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, — quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie? […] Doucement, maintenant! — Voici la belle Ophélia…» (W. Shakespeare. Hamlet, III, 1. Trad. François-Victor Hugo).

– Je rêvais de tout autre chose: une exposition florale, et la femme du pasteur qui se promenait en maillot de bain… Tu vois le genre. (Christie, 1946: 7-10)

Il ne put s’empêcher de fredonner: «Mais elle est désormais dans la tombe, Et, oh! ma vie en est changée3«Elle habitait sur les vierges chemins / Auprès des sources de la Colombe / Une pucelle avec personne pour la louer / Et bien peu pour l’aimer. […] / Elle vivait inconnue et peu surent / Quant Lucy s’éteignit / Elle est dans sa tombe, et oh! / Pour moi, quelle différence!» (W. Woodsworth. 1799. She Dwelt Among th’Untrodden Ways, «The Lucy Poems». Traduction de ?)!» Venez, Clithering, conclut-il. Ça s’arrose. Pas étonnant, songea sir Henry, que Mark Gaskell soit l’objet des soupçons de la police! (Christie, 1946: 153)

Enfin, tel personnage hors de tout soupçon (un peu comme le lecteur) qui s’enflamme pour une affaire criminelle, jusqu’à tenir des propos équivoques, entre pulsion de savoir et pulsion de mort:

Je connais trop la nature humaine et sa malignité! s’exclama Miss Marple. Mrs Bantry resta silencieuse un instant avant de reprendre, en changeant de ton:

– Je vous ai dit, n’est-ce pas, que je ne voyais pas pourquoi je me priverais du plaisir de m’occuper de cette affaire. Un meurtre, un vrai, sous mon propre toit! Une chose pareille, ça ne vous arrive pas deux fois!

– Je vous le souhaite, commenta Miss Marple.

– Moi aussi, tout compte fait. Une fois suffit. Mais c’est mon meurtre à moi, Jane. Et je compte bien m’en mettre jusque-là. Miss Marple lui décocha un regard en coin. (Christie, 1946: 172-173)

De façon plus générale et plus structurelle, c’est le schème culturel dans le programme narratif et idéologique de l’enquêteur (son paradigme indiciaire, son épistémologie professionnelle, son discours de la méthode sur l’observation et l’art de conduire une pensée rationnelle et déductive in situ, son refus positiviste de «nier ce qui est et d’expliquer ce qui n’est pas», Poe, 1972: 414Ou encore la fameuse sentence d’épistémologie pratique énoncée doctement par Hercule Poirot (Christie, 1932: 102): «Si un fait ne s’adapte pas à la théorie, alors abandonnez la théorie.»), c’est ce dispositif cognitif et ce paradigme indiciaire (Ginzburg, 2010: 218-294) qui entrent ainsi en belligérance avec une tout autre cosmologie.

 

La male mort, le mauvais mort

Un premier vrai mauvais signe réside dans le fait que, dans ces romans, le rite de l’enterrement est absent ou escamoté. La dépouille mortelle n’y fait d’ailleurs jamais l’objet d’une quelconque cérémonie religieuse, et les prêtres semblent ne pas exister non plus… Voici comment A. Christie expédie la chose dans La Mystérieuse affaire de Styles:

L’enterrement de Mme Inglethorp eut lieu le lendemain, et le lundi, lorsque je descendis assez tard pour déjeuner, John m’attira de côté et m’affirma que M. Inglethorp partait le matin même […]. Dans le soulagement général causé par le prochain départ d’Inglethorp, nous fîmes le déjeuner le plus gai que nous eûmes connu depuis la tragédie, […] sereins comme à l’ouverture d’un avenir plein d’espoir. (1923: 147-148)

Ce type de comportement pourrait paraître marqué du sceau du cynisme ordinaire ou des banales exigences de la vie – qui continue… À vrai dire, il y a plus inquiétant, car le mort de nos polars n’est ni bien enterré… ni surtout bien mort. Prenons un peu de recul anthropologique:

Il n’existe probablement aucune société qui ne traite ses morts avec égards […]. Certaines sociétés laissent reposer leurs morts; moyennant des hommages périodiques, ceux-ci s’abstiendront de troubler les vivants […]. Tout se passe comme si un contrat avait été conclu entre les morts et les vivants: en échange du culte raisonnable qui leur est voué, les morts resteront chez eux […]. C’est le thème du mort reconnaissant. À cette conception s’en oppose une autre où le mort est objet, et non plus sujet. Elles [certaines sociétés] leur refusent le repos […]. En Europe, où les morts sont devenus apathiques et anonymes, le folklore conserve des vestiges de la croyance qu’il existe deux types de morts: ceux qui ont succombé à des causes naturelles et qui forment une cohorte d’ancêtres protecteurs; tandis que les suicidés, assassinés ou ensorcelés se changent en esprits malfaisants et jaloux […]. (Lévi-Strauss, 1955: 259-277)

Il convient dès lors de nous tourner – en Occident du moins – vers l’histoire longue des imaginaires culturels de la mauvaise mort (et des mauvais morts). C’est Homère qui sera ici notre passeur au gué funeste du destin:

– Malheur à moi! Voici que les Dieux m’appellent à la mort […]. La mauvaise mort est proche […].

Achille dit alors à Hector:

– Va! les chiens et les oiseaux te déchireront honteusement […]. Jamais la mère vénérable qui t’a enfanté ne te pleurera couché sur un lit funèbre. […] Il parla ainsi, et il outragea indignement le divin Hector. Il lui perça les tendons des deux pieds, entre le talon et la cheville, et il y passa des courroies. Et il l’attacha derrière le char, laissant traîner la tête ensevelie dans la poussière, outragée sur la terre de la patrie. (L’Iliade, XXII).

Jean-Pierre Vernant (1982: 49-71) a commenté magnifiquement l’opposition entre belle mort5Le roman contemporain s’affilie volontiers à ce type de cosmologie, à sa mémoire culturelle du moins: «Le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire tandis que Thomas enveloppe la dépouille dans un drap immaculé […], et l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservaient intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille […], un chant de belle mort afin que les cités, les familles et les poètes puissent chanter son nom. C’est la belle mort, c’est un chant de belle mort […].» (Kerangal, 2014: 287-288) et cadavre outragé. On peut résumer la littérature anthropologique assez abondante (souvent redondante) sur ce point précis de la mauvaise mort en disant que c’est une mort: 1- solitaire; 2- soudaine; 3- prématurée; 4- violente; 5- injuste; 6- inhumaine (le cadavre est défiguré); 7- dé-ritualisée (pas de trépas6Le travail de deuil rituel est double (Hertz, 1970: 1-83; Van Gennep, 1976: 798): d’une part, le mort se sépare des vivants (les formes sacrées ou profanes de l’adieu) et se prépare à s’agréger à la communauté des morts (les dispositions symboliques, religieuses en particulier); d’autre part, les vifs accompagnent le mourant puis le mort (les dernières paroles, la veillée funèbre, les funérailles) et rejoignent enfin la communauté des vivants (diverses cérémonies de clôture du deuil, plus ou moins longues). C’est tout ou partie de ce complexe déficit de rite de passage que la male mort court-circuite précisément; et on sait que le roman policier classique ne se préoccupe guère explicitement de la destinée post-mortem du cadavre et des âmes-en-peine. Aussi, on ne s’étonnera pas si d’une façon ou d’une autre le mort saisit le vif, comme disait jadis la formule juridico-folklorique (la variante contemporaine est plus psychologisante: cauchemarder, pouvoir ou ne pas pouvoir faire son deuil, etc.).). Qui ne voit que le mort par assassinat du roman policier correspond pour tout ou partie (selon les époques, les sous-genres et les esthétiques) à l’ensemble de ces critères et crée un désordre rituel, voire une béance symbolique?

Le corps, aussi bien que la tête, était terriblement mutilé, et celui-ci à ce point qu’il gardait à peine une apparence humaine […]. La face de la jeune dame était affreusement décolorée, et les globes des yeux sortaient de la tête. La langue était coupée à moitié […]. Le corps de la mère était horriblement mutilé. Tous les os de la jambe et du bras gauche plus ou moins fracassés; le tibia gauche brisé en esquilles, ainsi que les côtes du même côté. Tout le corps affreusement meurtri et décoloré. (Poe, 1972: 17)

Dès lors, je propose de dire que la structure narrative du roman policier repose bien sur la mise en coprésence d’un univers discursif sourdement affilié aux systèmes symboliques mythico- ou magico-religieux (les enjeux post-mortem de l’âme en peine) et des conduites modernes et savantes d’interrogation technico-clinique du cadavre (les nécessités sociales de l’enquête). La sourdine que nous avons perçue (l’ensauvagement latent) accompagne l’habitus professionnel des autorités qui visitent, examinent, identifient, analysent, expertisent, quantifient, etc., et rendent compte du crime dans un langage professionnel ostensiblement dépourvu d’affects:

Paul Dumas, médecin, dépose qu’il a été appelé au point du jour pour examiner les cadavres. Le corps de la jeune dame était fortement meurtri et excorié […]. Alexandre Étienne, chirurgien, a été appelé en même temps que M. Dumas pour visiter les cadavres; il confirme le témoignage et l’opinion de M. Dumas […]. Dupin analysait minutieusement toutes choses, sans en excepter les corps des victimes7Cet autre exemple, entre mille: «Le juge examina le cadavre. John fut appelé pour l’identifier. Il déclara s’être éveillé au petit jour et décrivit les circonstances de la mort de sa mère. On entendit ensuite le témoignage des médecins […]. À en juger par la quantité retrouvée dans les viscères, elle n’avait pas dû avaler moins de trois quarts de gramme.» (Christie, 1932: 108). (Poe, 1972: 17)

Mais on a vu qu’il s’agit plutôt d’un refoulement des affects et des imaginaires culturels (y compris chez les divers experts) que d’un rapport froid (refroidi…) et purement objectif au cadavre. La poétique violente ou affadie du roman policier serait ainsi le résultat de ce dialogisme qui se manifeste dans l’hétérogénéité culturelle des personnages et des enquêteurs professionnels (la pensée magique, les affects pour les uns/la pensée hypothético-déductive, la rationalité pour les autres). Sur le plan narratif, cette partition – peu ou prou troublée en réalité – rendrait compte de la distribution des réactions des différents types de personnages et/ou du narrateur lui-même devant le cadavre:

Ce n’était pas un débutant, ce commissaire, et cependant il ne put maîtriser un mouvement d’horreur en pénétrant dans la salle de la Poivrière. Le sergent-major du 53e, qui le suivait, un vieux brave médaillé et chevronné, fut plus impressionné encore. Il devint aussi pâle que les cadavres qui étaient là, à terre, et fut obligé de s’appuyer à la muraille. Seuls les deux médecins furent stoïques. (Gaboriau, 2003: 59-60)

Ces mêmes délégués des institutions médicales et légales signent des procès-verbaux qui – sur un mode performatif – visent à acter une mort objective, loin de se préoccuper d’une affiliation sans retour du cadavre à la communauté des morts…:

Le célèbre spécialiste de Londres en toxicologie résuma le résultat de l’autopsie. Dépouillé de la phraséologie médicale, le certificat officiel concluait clairement que Mme Inglethorp était morte à la suite d’un empoisonnement dû à la strychnine. (Christie, 1932: 108)

 

 … un cadavre dans ma bibliothèque?

Mais le cadavre est toujours bien là, parfois même dans la/notre bibliothèque:

– Vous voulez dire, cria presque le colonel Bantry, qu’il y a un cadavre dans ma bibliothèque… dans ma bibliothèque?

Le maître d’hôtel toussota:

– Peut-être Monsieur désire-t-il en juger par lui-même? (Christie, 1946: 11)

Plus subtilement, ce dispositif de tensions entre deux cosmologies elles-mêmes plus ou moins homogènes travaille la lecture et le lecteur qui – en toute in-tranquillité – investit ces fictions où le cadavre est peu ou prou présent (Dubois, 1992: 998Nous montrerons ailleurs que l’analyse à la fois subtile et contrariée de J. Dubois s’explique par un déficit (moderniste) de prise en compte de la pensée sauvage du récit policier: «La Victime est la figure même de l’absence […]. Elle est porteuse de l’irréfutable négativité de la mort […]. Il serait faux de croire que la Victime est entièrement renvoyée aux oubliettes […]. Défunte, la Victime est bien, en plus d’un cas, le fantôme du texte.» (Dubois, 1992: 99)).

La présence discursive du mort, c’est à l’évidence l’anamnèse même du récit qui narre la vie du mort depuis sa découverte factuelle sous sa forme cadavérique et remonte le fil souvent embrouillé de sa vie proche ou lointaine, au gré des témoignages des proches, des supputations des voisins ou des observations in situ des spécialistes en affaires criminelles. Le roman policier, dans sa dynamique discursive spécifique, oscille entre la figure plus ou moins hallucinatoire d’un mort redevenu vivant et d’un vivant déjà mort. Cet art baroque de l’anamorphose crée ainsi un effet d’inquiétante étrangeté au cœur même de la domus:

Unheimlich serait en fait tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais se manifeste […]. Au plus haut degré, c’est tout ce qui se rattache à la mort, aux cadavres, à la réapparition des morts […]. Il n’y a guère en fait d’autre domaine dans lequel notre pensée et nos sensations se soient aussi peu modifiées depuis les temps primitifs, sous un léger vernis, que nos relations à la mort. (Freud: 163-210)

Cette inquiétante étrangeté (et/ou cette familiarité étrange, selon les traductions) peut s’insinuer jusque dans les signes et les intersignes du récit, sa présence disséminée, sa troublante bizarrerie mise en abyme. Le discours des autorités légales et les pratiques judiciaires policés par l’intellect ne sauraient en effet, pour des raisons constitutives du genre, ignorer les turbulences de l’émotion, le tremblement des ombres et des lumières, l’ombre des Lumières, y compris dans la dénégation humoristique de la part maudite (folklorique?) de sa propre culture:

– Basil, tu ne connaissais pas cette fille n’est-ce pas?

– Oh, si! il la connaissait, intervint miss Marple.

– Taisez-vous, vieille fée! s’écria Basil d’un air farouche… […] Cette vieille baderne de père Bantry a toujours l’air de se moquer de moi. Il en ferait une tête en découvrant le cadavre d’une jolie blonde sur sa carpette! Ce serait un bon tour à lui jouer!

– Oui, oui, fit miss Marple. Le petit Tommy Bond avait eu à peu près la même idée. C’était un garçon sensible à l’excès et très timide. Il se plaignait que l’institutrice soit toujours sur son dos. Il cacha une grenouille dans l’horloge et la bestiole sauta au nez de la maîtresse d’école. Vous avez fait comme lui Basil Blake, seulement les cadavres ne sont pas des grenouilles9On pourrait songer aussi bien à la cruelle et macabre nouvelle d’Edgar Poe, Hop-Frog (1849); à la douce-amère aventure racontée par Mark Twain, La Célèbre Grenouille sauteuse du comté de Calaveras (1865); ou encore, entre autres, aux frères Grimm et à leur célèbre conte du Roi-Grenouille. [«au célèbre conte des frères Grimm, le Roi-Grenouille.» (afin de faire en sorte que les éléments de l’énumération soient tous de même nature) ?]. (Christie, 1942: 195-6)

Le lecteur diligent accomplirait ainsi le programme implicite de cette coïncidence des contraires et ce croisement des extrêmes qui est à proprement parler le mythos du récit policier:

Le passé, la vie, le rêve charrient des images et des formes disloquées qui hantent l’écrivain, quand le hasard ou quelque autre nécessité […] préservent ou retrouvent en elles les contours du mythe. Le roman n’est-il pas toujours cela? Pourtant le romancier vogue à la dérive parmi ces corps flottants […]. Il recueille ces matériaux épars et les remploie […]. Dans tous les cas, le héros du roman, c’est le roman lui-même. Il raconte sa propre histoire: il est né de l’exténuation du mythe […] sans pouvoir retrouver le secret d’une fraîcheur ancienne, sauf peut-être en quelque refuge où la création mythique reste encore vigoureuse, mais comme à son insu. (Lévi-Strauss, 1968: 105-106)

Telle serait selon moi l’une des sources vives du réalisme policier, ce genre de roman dont l’imaginaire s’épanouit sur le cadavre exquis de la mimesis… Affaire à suivre. 

 

Bibliographie

 

Aristote. 335av. J.-C. La poétique. Paris: Gallimard.

Benjamin, Walter. 2000. «Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov», dans Oeuvres III. Paris: Gallimard.

Bossuet, Jacques-Bénigne. 1662. «Sermon sur la mort». Sermon sur la mort et autres sermons. Paris: GF-Flammarion, 185 p.

Christie, Agatha. 1920. La Mystérieuse affaire de Style. Paris: Librairie des Champs-Élysées, 248 p.

Christie, Agatha. 1942. Un cadavre dans la bibliothèque. Paris: Librairie des Champs-Élysées, 219 p.

Doyle, Arthur Conan. 1887. Une Étude en rouge. Paris: Librio, 126 p.

Doyle, Arthur Conan. 1893. Le Rituel des Musgrave suivi de trois autres récits. Paris: Librio, 94 p.

Dubois, Jacques. 1992. Le roman policier ou la modernité. Paris: Nathan.

Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir: naissance de la prison. Paris: Gallimard, 360 p.

Freud, Sigmund. 1919. «L’inquiétante étrangeté», Paris: Gallimard, «Idées», p. 253.

Gaboriau, Émile. 1869. Monsieur Lecoq. Paris: Librairie des Champs-Élysées, 763 p.

Ginzburg, Carlo. 1986. Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire. Paris: Flammarion, 304 p.

Hertz, Robert. 1928. «Contribution à une représentation collective de la mort», dans Sociologie religieuse et folklore. Paris: Presses universitaires de France, p. 207.

De Kerangal, Maylis. 2014. Réparer les vivants. Paris: Verticales.

La Bible,. 1900. «Le Deutéronome. «Cas du meurtrier inconnu», 21, 1-9», dans La Bible.

Levi-Strauss, Claude. 1955. Tristes Tropiques. Paris: Librairie Plon.

Levi-Strauss, Claude. 1968. L’Origine des manières de table, Mythologiques, 3. Paris: Plon, 478 p.

Poe, Edgar Allen. 1841. «Double assassinat dans la rue Morgue», dans Histoires extraordinaires. Paris: Le Livre de Poche, «Classiques», p. 287.

Van Dine, S. S. 2006. «Les 20 règles du roman policier». Québec français, 141, p. 60.

Van Gennep, Arnold. 1946. Manuel de Folklore français contemporain. Paris: Editions A. et J. Picard, t. 1, 830 p.

Vernant, Jean-Pierre. 1989. «La belle mort et le cadavre outragé», dans L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne. Paris: Gallimard, «folio/histoire», p. 233.

  • 1
    C’est précisément cette alliance d’Outre-Atlantique retrouvée à Paris sur les lieux du crime qui mettra les enquêteurs sur la bonne piste.
  • 2
    «Mourir… dormir, — dormir! peut-être rêver! Oui, là est l’embarras. — Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, — quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie? […] Doucement, maintenant! — Voici la belle Ophélia…» (W. Shakespeare. Hamlet, III, 1. Trad. François-Victor Hugo)
  • 3
    «Elle habitait sur les vierges chemins / Auprès des sources de la Colombe / Une pucelle avec personne pour la louer / Et bien peu pour l’aimer. […] / Elle vivait inconnue et peu surent / Quant Lucy s’éteignit / Elle est dans sa tombe, et oh! / Pour moi, quelle différence!» (W. Woodsworth. 1799. She Dwelt Among th’Untrodden Ways, «The Lucy Poems». Traduction de ?)
  • 4
    Ou encore la fameuse sentence d’épistémologie pratique énoncée doctement par Hercule Poirot (Christie, 1932: 102): «Si un fait ne s’adapte pas à la théorie, alors abandonnez la théorie.»
  • 5
    Le roman contemporain s’affilie volontiers à ce type de cosmologie, à sa mémoire culturelle du moins: «Le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire tandis que Thomas enveloppe la dépouille dans un drap immaculé […], et l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservaient intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille […], un chant de belle mort afin que les cités, les familles et les poètes puissent chanter son nom. C’est la belle mort, c’est un chant de belle mort […].» (Kerangal, 2014: 287-288)
  • 6
    Le travail de deuil rituel est double (Hertz, 1970: 1-83; Van Gennep, 1976: 798): d’une part, le mort se sépare des vivants (les formes sacrées ou profanes de l’adieu) et se prépare à s’agréger à la communauté des morts (les dispositions symboliques, religieuses en particulier); d’autre part, les vifs accompagnent le mourant puis le mort (les dernières paroles, la veillée funèbre, les funérailles) et rejoignent enfin la communauté des vivants (diverses cérémonies de clôture du deuil, plus ou moins longues). C’est tout ou partie de ce complexe déficit de rite de passage que la male mort court-circuite précisément; et on sait que le roman policier classique ne se préoccupe guère explicitement de la destinée post-mortem du cadavre et des âmes-en-peine. Aussi, on ne s’étonnera pas si d’une façon ou d’une autre le mort saisit le vif, comme disait jadis la formule juridico-folklorique (la variante contemporaine est plus psychologisante: cauchemarder, pouvoir ou ne pas pouvoir faire son deuil, etc.).
  • 7
    Cet autre exemple, entre mille: «Le juge examina le cadavre. John fut appelé pour l’identifier. Il déclara s’être éveillé au petit jour et décrivit les circonstances de la mort de sa mère. On entendit ensuite le témoignage des médecins […]. À en juger par la quantité retrouvée dans les viscères, elle n’avait pas dû avaler moins de trois quarts de gramme.» (Christie, 1932: 108)
  • 8
    Nous montrerons ailleurs que l’analyse à la fois subtile et contrariée de J. Dubois s’explique par un déficit (moderniste) de prise en compte de la pensée sauvage du récit policier: «La Victime est la figure même de l’absence […]. Elle est porteuse de l’irréfutable négativité de la mort […]. Il serait faux de croire que la Victime est entièrement renvoyée aux oubliettes […]. Défunte, la Victime est bien, en plus d’un cas, le fantôme du texte.» (Dubois, 1992: 99)
  • 9
    On pourrait songer aussi bien à la cruelle et macabre nouvelle d’Edgar Poe, Hop-Frog (1849); à la douce-amère aventure racontée par Mark Twain, La Célèbre Grenouille sauteuse du comté de Calaveras (1865); ou encore, entre autres, aux frères Grimm et à leur célèbre conte du Roi-Grenouille. [«au célèbre conte des frères Grimm, le Roi-Grenouille.» (afin de faire en sorte que les éléments de l’énumération soient tous de même nature) ?]
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