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Les «Paysages fracturés» de MissPixels: du travail post-photographique à la désémantisation textuelle

Lila Roussel
couverture
Article paru dans Toucher une image, sous la responsabilité de Bertrand Gervais et Sylvano Santini (2015)

Depuis l’éclosion des technologies de production et de manipulation numérique des images, le discours sur la photographie en tant que média occupant une place privilégiée parmi les signes iconiques aurait été, pour reprendre l’analyse de Geoffrey Batchen 1Batchen G. Digital Imaging and the Death of Photography. Metamorphoses: Photography in The Electronic Age, Aparture. 1994; 136, p. 47., traversé par deux crises apparentes, l’une d’ordre technologique, et l’autre d’ordre épistémologique, de sorte à entraîner une réflexion sur le statut de la photographie et à susciter l’émergence d’un concept de « post-photographie ». La biennale montréalaise du Mois de la Photo s’est donnée pour objectif d’examiner le phénomène dit « post-photographique » depuis une perspective anthropologique. En rassemblant des œuvres d’artistes dont le travail sur l’image reflète les conditions matérielles et culturelles instaurées par l’avènement des technologies numériques de production, d’édition et de diffusion des images, l’événement proposait entre autres d’alimenter une réflexion sur la manière dont ces changements auront modifié le rapport social et culturel aux images et sur le rôle joué par celles-ci.

Le discours sur la « post-photographie » porte notamment sur le bouleversement du statut de la photographie (traditionnelle) comme vecteur privilégié d’information fiable, de par son indexicalité maximale, à titre de « seul moyen par lequel l’image pouvait être vraie » 2Sonesson G. Post-photography and beyond. From mechanical reproduction to digital production, VISIO. 1999; 4, p.11.. Néanmoins, tel que noté par Batchen, une telle conception de la photographie néglige la mesure dans laquelle « la production de toute photographie implique [des] pratiques de manipulation » 3Batchen G. Digital Imaging and the Death of Photography. Metamorphoses: Photography in The Electronic Age, Aparture. 1994; 136, p. 48., que ce soit lors de la capture de l’image même ou lors de son insertion dans un contexte de diffusion. Toujours est-il que l’avènement des pratiques à classer sous la désignation de « post-photographie » rompt avec l’indexicalité de la photographie traditionnelle d’une part par la possibilité de créer des images d’un photoréalisme à s’y méprendre de scènes non existantes sur le plan de la matérialité et d’autre part de mobiliser des images photographiques dans un dessin autre que la représentation iconique indexicale, en les « dénaturant » par manipulation ou en les recontextualisant en tout ou en partie, par exemple par des gestes de fragmentation et de recombinaison, de sorte à construire notamment des figures dont la qualité chimérique pourrait ne pas être visible. L’accessibilité à une quantité vertigineuse d’images de toutes sortes et l’aisance par laquelle il est possible de les manipuler grâce aux dispositifs procurés par les technologies d’édition numérique, combinées à la place grandissante prise par l’image dans les plateformes de communication et canaux d’interaction sociale, établissent un ensemble de conditions susceptibles de conduire l’artiste à développer des pratiques sémiotiques reflétant la nouvelle donne anthropologique instaurée par cette transformation sociale, culturelle et matérielle du rapport à l’image.

Dans son exposition intitulée Paysages fracturés réunissant à la Maison de la Culture Frontenac les projets Retweet (2014) et Visually Similar Images (en cours; inauguré en 2014), MissPixels, originaire de Boisbriand, QC (Canada), reflétait bien de par son travail ces nouvelles conditions du rapport culturel aux images photographiques et leurs effets sur la production de l’œuvre d’art. Dans Visually Similar Images, le travail de l’artiste mettait en évidence la manière dont le dispositif du moteur de recherche par images (recherche inversée sur Google) construit des représentations visuelles de la topologie géographique s’écartant d’une prétendue fidélité au monde concret. Travaillant à partir d’images photographiques qu’elle avait elle-même captées, la démarche de l’artiste consistait à constituer des paysages factices par composition à partir d’une image de référence et de fragments d’images présentant un rapport de similarité selon l’algorithme de recherche par image inversée de Google. Les pièces résultantes ont l’aspect de paysages topologiquement irréalistes et stratifiés dont il est parfois difficile de déterminer quelles composantes appartiennent à la même image source. Si toutes les strates des images composées ainsi produites peuvent en effet, lorsque prises en isolation, présenter une relation d’indexicalité au paysage source dont elles sont la captation, leur décontextualisation et remobilisation dans la production d’une image d’apparence momentanément photographique dissipent leur efficacité indexicale d’origine et détournent leur fonction vers la signification d’un non lieu dont les zones constituantes sont rendues contiguës de par leur sélection dans un premier temps par l’algorithme de recherche et dans un deuxième temps par le choix esthétique imposé par l’artiste procédant à leur agrégation.

L’affranchissement de la fonction indexicale revendiqué par certaines pratiques artistiques désignées « post-photographiques » trouve l’une de ses formes d’expression dans l’exploitation, parfois très ludique, du « glitch ». Au-delà de l’accident mettant à mal la transparence du médium, la présence du glitch dans les arts numériques est parfois exploitée pour justement souligner l’écart pris par l’image d’origine photographique et l’événement réel dont elle se voulait la capture. Bouleversée dans Visiter le Québec avec Google Map v2, une œuvre publiée sur le site Web de la même artiste et exploitant les transitions accidentées entre deux captures de Google map street view, la figuration de l’espace paysagique de l’image n’entretient plus de relation d’indexicalité directe avec le paysage source, mais plutôt avec le processus même de capture et d’assemblage, révélé par les failles de la capacité mimétique du dispositif de simulation spatiale numérique relativement à l’espace géographique réel.

Dans Retweet, le matériau qui se fait la cible d’un acte intentionnel de déconstitution est le texte, ou plutôt le message haineux dont celui-ci peut se faire porteur. L’image sert de plateforme pour ce travail de déconstitution. Réagissant à des propos haineux et mysogynes lui étant adressés ou adressés à d’autres personnalités féminines, plutôt que de travailler directement sur leur encodage textuel, MissPixels capturait leur affichage visible à l’écran, et ce fut le fichier image résultant, l’encodage numérique des données graphiques de l’affichage capturé, qu’elle lut textuellement en forçant leur lecture dans un éditeur texte par substitution de l’extension du fichier image dont les données ainsi désémantisées furent recueillies puis intégrées à des images photographiques de paysages hivernaux dont l’aspect va du paisible à l’inhospitalier, les composantes textuelles n’ayant plus dans leur forme visible qu’une qualité plastique fortement esthétisée. Ainsi, le travail de capture d’image ne visait dans cette série de créations non pas la saisie photographique d’une réalité visible à immortaliser, mais plutôt le démantèlement de contenus sémantiques transitant par les interactions textuelles sur les réseaux sociaux, démantèlement réalisé par la constitution de l’objet d’art.

Bien que le concept de « post-photographie » demeure à l’heure actuelle porteur de définitions concurrentes et divergentes, l’ensemble formé par les œuvres présentées lors de l’édition 2015 de la biennale montréalaise du Mois de la Photo permettait d’alimenter la réflexion sur les pratiques contemporaines de la mobilisation artistique du médium photographique dans le cadre de productions d’œuvres aussi variées dans les matériaux, les formes, et les propos esthétiques et conceptuels qu’elles mettaient de l’avant. L’œuvre de MissPixels illustre à ce titre le renouveau des emplois du photographique dans la constitution de l’objet d’art engendré par l’avènement des technologies numériques de production, d’édition, et de diffusion de l’image.

  • 1
    Batchen G. Digital Imaging and the Death of Photography. Metamorphoses: Photography in The Electronic Age, Aparture. 1994; 136, p. 47.
  • 2
    Sonesson G. Post-photography and beyond. From mechanical reproduction to digital production, VISIO. 1999; 4, p.11.
  • 3
    Batchen G. Digital Imaging and the Death of Photography. Metamorphoses: Photography in The Electronic Age, Aparture. 1994; 136, p. 48.
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