Salon double, dossier thématique, 2012

Les meilleurs vendeurs

Pierre Luc Landry
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Les «meilleurs vendeurs»: qu’ils appartiennent à une forme littéraire, un mode, ou un genre bien précis ou qu’ils s’inscrivent plus «simplement» dans le champ du roman de grande consommation, les livres qui réussissent à se hisser dans les palmarès dressés religieusement à chaque semaine par les grands journaux, les chaînes de librairies et les autres intervenants du monde du livre sont bien souvent l’objet de cynisme et de critiques a priori, comme si l’engouement commercial et médiatique pour une œuvre remettait inévitablement en question ses potentialités esthétiques et littéraires. Toutefois, les bestsellers ne forment une catégorie que dans la mesure où leur succès commercial leur mérite ce titre, ce qui relève d’une entrée dans la catégorie a posteriori. Comment alors penser le meilleur vendeur en littérature autrement que par une posture critique négative, atrabilaire, d’emblée convaincue de la médiocrité de ces œuvres?

Salon double a posé la question à ses collaborateurs. Les contributions à ce dossier tentent donc de rendre compte de la production littéraire de grande consommation actuelle, à travers l’étude d’œuvres parues dans les dix dernières années et ayant reçu un accueil commercial important. L’objectif de ce deuxième dossier était de réfléchir à certaines œuvres et au concept du «meilleur vendeur» en évitant les écueils habituels que la réflexion sur une forme d’art populaire peut contenir.

Luc Breton, dans le premier texte du dossier, examine avec finesse et curiosité le récit Le secret du coffre bleu de l’humoriste québécoise Lise Dion. Il prend pour parti de situer cette œuvre dans la contemporanéité en révélant de quelle manière, selon lui, le livre de Lise Dion participe à la mouvance actuelle de la littérature mémorielle. Le texte de Fernando Stefanich cherche à comprendre de quoi est fait un bestseller. Pour ce faire, l’auteur s’intéresse au mythe et à la philosophie et démontre, à travers l’étude de la saga Harry Potter et des romans de Dan Brown, qu’un bestseller traduit «le fonctionnement intime, l’essence profonde de son époque.» Adina Balint-Babos, quant à elle, interroge la réception des œuvres de Jacques Lacan en France, aujourd’hui, trente ans après son décès. Elle se demande, à travers cette réflexion, si ces œuvres sont encore lues et si elles sont toujours d’actualité. Jean-Philippe Gravel, dans sa contribution, observe l’ensemble de la production romanesque de Stephen King à l’aune des commentaires que celui-ci a formulés dans son ouvrage pratique Écriture, mémoires d’un métier. Sur un ton parfois personnel et plutôt humoristique, il interroge rigoureusement ce qui fait le succès de l’œuvre de Stephen King tout en puisant dans son expérience personnelle de lecteur pour tenter de comprendre pourquoi il ne s’intéresse plus à ce que produit l’auteur. Le texte de Pierre-Alexandre Bonin porte lui aussi sur une grande partie de l’œuvre de Stephen King; il analyse quant à lui le réseau d’antécédents intertextuels qui se déploie dans les romans de King. Cette contribution suggère une réflexion sur la fidélisation du lecteur par les romanciers à l’œuvre foisonnante. Pierre-Paul Ferland traverse dans son texte la trilogie Millénium de Stieg Larsson en portant une attention toute particulière au personnage de Lisbeth Salander. Il analyse en effet la morale particulière de ce personnage et questionne la possibilité de lire cette série de façon féministe. Zishad Lak, quant à elle, démontre de quelle façon un roman comme Truismes de Marie Darrieussecq peut programmer différentes lectures et comment ces «niveaux» peuvent être garants et du succès critique et du succès commercial d’une même œuvre. Le texte de Stéphane Courant, qui vient clore le dossier, analyse par le biais de quelques outils anthropologiques le succès des romans de Dan Brown. Il suggère que la création de «faux-authentiques» puisse être à l’origine du succès de romans comme le Da Vinci code et Anges et démons.

Ce dossier suggère donc une multiplicité de points de vue sur un sujet extrêmement vaste: comme le terme «meilleur vendeur» ne sert qu’à désigner un livre dont les chiffres de vente justifient qu’il se retrouve dans les palmarès, il était plutôt difficile d’orienter la réflexion de manière à obtenir un dossier cohérent et suivant une certaine ligne directrice. C’est toutefois cette abondance et cette pluralité d’angles d’approche, de positions critiques et de manières de voir et de juger les choses qui font la force de l’agencement de textes que nous vous proposons ici : tout en n’apportant pas de réponse(s) définitive(s) concernant toutes les questions soulevées par la prise de position qu’implique la parution d’un tel dossier —c’est-à-dire celle qui sous-entend que les meilleurs vendeurs sont tout de même digne de faire l’objet, malgré leur succès populaire, d’une étude plus sérieuse et d’une réflexion intellectuelle—, les textes que nous recueillons suggèrent tous une manière de lire ces livres, une manière de réfléchir au concept et une manière d’être, en tant que critiques, face à ces objets culturels problématiques.

Dossier dirigé par Pierre Luc Landry (Université Laval)

Articles de la publication

Luc Breton

Ouvrir le coffre bleu de Pandore: un best seller québécois à l’épreuve de l’esthétique contemporaine

Loin de se limiter à un simple divertissement, «Le secret du coffre bleu» de Lise Dion est aussi un récit de transmission qui participe plus largement de la tendance actuelle de la littérature mémorielle. C’est dans cette perspective que je propose de lire le récit; en tentant de voir comment il actualise certaines préoccupations, tant du point de vue générique que narratif, que l’on reconnaît plutôt à la littérature contemporaine de circuit restreint.

Fernando Stefanich

Best-sellers: sur les traces d’Hermès

Qu’y a-t-il de commun entre «Harry Potter» de J. K. Rowling, le «Da Vinci Code» de Dan Brown, la saga «Twilight» de Stephenie Meyer et les polars de James Ellroy? Ils sont tous à la tête des listes des ventes. Alors, la question qui s’impose est la suivante: Pourquoi? Pourquoi ces livres plaisent autant au public? De quoi un best-seller est-il fait? La réponse est sans doute multiple. Un texte qui se place à la tête des ventes fait souvent l’objet de critiques. On le taxe d’artificialité et de superficialité; c’est-à-dire, d’appliquer des recettes avec le but de plaire à un public aussi large que possible. Cette vision, cynique et assez répandue, manque de rigueur et ne suffit pas pour expliquer les motifs d’un succès d’édition. Mon hypothèse est qu’un texte devient un best-seller parce qu’il réussit à traduire le fonctionnement intime, l’essence profonde de son époque.

Adina Balint-Babos

Jacques Lacan trente ans après

Parler de Lacan aujourd’hui, et assumer que ses deux derniers «Séminaires» se vendent, c’est aussi croire à une aventure intellectuelle qui tient une place importante dans notre contemporanéité; aventure porteuse d’un certain souffle pour qui peut et veut l’entendre: espoir de comprendre la folie, la famille, le désir; plaisir des transgressions, liberté de parole et des mœurs, envie d’émancipation. Depuis un demi-siècle, Lacan n’a pas fini de nous étonner.

Jean-Philippe Gravel

Pour en finir (une fois pour toutes?) avec Stephen King

C’est à Stephen King que je dois mes premiers émois de lecteur de romans. J’ai lu «The Shining» (1977) en cachette à onze ans; premier roman que je lus de ma propre initiative, dans une ambiance grisante de secret et de clandestinité. Je ne conçois toujours pas de meilleure porte, aujourd’hui, pour entrer dans le monde de la littérature que celle-là: montrez-moi un lecteur assidu de Beckett et de Proust, et je vous montrerai un adolescent qui a fait ses premières classes littéraires en lisant des auteurs comme King. Mais la suite de l’histoire se complique. Au cours des six années suivantes, j’ai lu du King à m’en écœurer. Et c’est à «It» (1986) que revient le mérite de m’avoir écœuré de ses histoires pour de bon. Depuis It, King semble publier ce qu’il veut, allongeant au kilomètre des romans plus ou moins bien ficelés, dans une apparente absence de contrôle éditorial, lui permettant de devenir une industrie à lui tout seul. Son nom fait confortablement recette, même si son imaginaire n’a pas su imposer à l’horreur moderne des figures aussi marquantes, iconiques, que celles de ses débuts.

Pierre-Alexandre Bonin

Meilleurs vendeurs et Fidèles Lecteurs

Mais existe-t-il un lecteur type pour les meilleurs vendeurs? Répondre par l’affirmative serait réducteur, puisqu’on assimile ainsi une frange de la population à un type de lecture bien précis. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’auteurs qui développent une base de lecteurs qui suivent avec attention la sortie d’un nouveau roman. Chez King, le fan a un statut particulier. L’appellation «Constant Reader» illustre très bien, selon nous le rapport que King entretient avec ses fans. En effet, il est parfaitement conscient que, sans le (Fidèle) lecteur, son art ne peut exister.

Pierre-Paul Ferland

La femme qui hait les hommes qui n’aiment pas les femmes

Chez les «méchants» dans la trilogie «Millénium», il existe donc une nette dialectique entre l’espace public qu’ils dominent en vertu de leur capital symbolique, économique ou juridique, et l’espace privé où ils abusent de leur statut aux dépens de femmes parce qu’elles sont, justement, des femmes. Tout se passe comme si l’autorité sociale se transposait dans le privé où le pouvoir se déchaînerait. Lisbeth Salander en contrepartie incarne cet individu exclu des instances sociales officielles (de tous les points de vue) qui parvient à violer l’espace privé de ces hommes en pénétrant sur leur ordinateur et c’est seulement en renversant cet état, c’est-à-dire en les menaçant de rendre publiques ces informations par le truchement des médias, qu’elle peut accéder à la légitimité officielle.

Zishad Lak

L’allégorie fantastique d’une femme-truie

La particularité du roman réside dans son succès simultanément commercial et critique. En effet, ce premier roman de Marie Darrieussecq accepté par plusieurs éditeurs prestigieuses tels que POL, Grasset et le Seuil, s’est vendu à un million d’exemplaire dans le monde et a été traduit en trente langues. En même temps, ce récit a fait l’objet d’études écrites pas plusieurs critiques littéraires. Ce double consensus découle sans aucun doute du vaste faisceau d’interprétations possibles que met en place ce roman en présentant un récit à plusieurs couches, chacune ciblant un lectorat particulier.

Stéphane Courant

Des faits et des mythes, la création de faux-authentiques chez Dan Brown

Dan Brown a, en quelque sorte, transformé le cadre et du coup les horizons d’attente des lecteurs. Le lecteur sait qu’il a acheté un roman et pourtant, par l’entremise des deux pages présentant «les faits», il y a une remise en question des attentes. Où est le vrai? S’agit-il seulement d’un roman historique, puisque l’auteur nous rappelle qu’il s’agit de faits «avérés», qu’«on peut encore les admirer» (même les bâtiments du CERN) et que même la «Confrérie des “Illuminati” […] a aussi existé»? Le «aussi» apparaît être plus qu’un adverbe, c’est surtout l’élément qui permet de valider l’ensemble des propos comme vrai. Par cette manipulation adroite, Brown dirige son lecteur, mais surtout fabrique des faux-authentiques.

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