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Le regard de l’anatomiste: de l’analyse au fétichisme

Bertrand Marquer
couverture
Article paru dans La chair aperçue. Imaginaire du corps par fragments (1800-1918), sous la responsabilité de Véronique Cnockaert et Marie-Ange Fougère (2018)

Eakins, Thomas. 1889. «The Agnew Clinic» [Huile sur toile]

Eakins, Thomas. 1889. «The Agnew Clinic» [Huile sur toile]
(Credit : http://www.theagnewclinic.org/)

L’anatomiste, de par sa fonction, soumet le corps à la fragmentation. À l’aune de l’imaginaire de l’analyse, telle que définie par Michel Foucault dans Naissance de la clinique, il est ainsi possible d’observer comment le «regard de l’anatomiste», porté sur le détail des morceaux épars du corps, permet l’accès à un savoir autrement insondé dans les récits du XIXe siècle mobilisant une optique clinique, allant d’une analyse synthétique au début du siècle vers un fétichisme fin-de-siècle provoquant un renversement complet des finalités de l’herméneutique du corps fragmentaire.

Lorsqu’il définit le «regard de l’anatomiste», Rafael Mandressi l’associe à un «projet de fragmentation» aboutissant à une «topographie nouvelle». Arpenter le corps en le «soumettant […] à une mise en morceaux», c’est alors permettre sa «redécouverte», mais également «défaire la compréhension du corps en termes unitaires» (2003: 13).

En prenant pour fil directeur cette définition du «regard de l’anatomiste», je souhaiterais envisager l’herméneutique du corps fragmentaire qui traverse le XIXe siècle à l’aune d’un seul et même imaginaire: l’analyse, au sens où Foucault l’entend dans Naissance de la clinique1Voir Foucault, 2003, en particulier le chapitre «Ouvrez quelques cadavres», p.147: «La mort, c’est la grande analyste, qui montre les connexions en les dépliant, et fait éclater les merveilles de la genèse dans la rigueur de la décomposition: et il faut laisser le mot de décomposition trébucher dans la lourdeur de son sens. L’Analyse, philosophie des éléments et de leurs lois, trouve dans la mort ce qu’en vain elle avait cherché dans les mathématiques, dans la chimie, dans le langage même: un indépassable modèle, et prescrit par la nature; sur ce grand exemple, le regard médical va désormais s’appuyer.» .

Dans une perspective diachronique, tout d’abord, afin de montrer les conséquences de la reprise, par la littérature, du modèle clinique du «regard perçant» –«singulière métaphore» désignant le regard de l’anatomiste et, par analogie, celui de l’aliéniste2L’expression est utilisée par Jean-Étienne Esquirol à propos de Francis Willis, médecin de George III. Juan Rigoli met en lumière l’importance de cette «singulière métaphore» dans «La folie à livre ouvert», premier chapitre de son ouvrage..

Dans une perspective synchronique, ensuite, en me focalisant de manière plus précise sur ce que l’on pourrait nommer l’optique fétichiste de la littérature fin-de-siècle, qui pervertit le pouvoir analytique du regard de l’anatomiste, sans pour autant sortir de la visée clinique.

 

Regard clinique et poétique du fragment

Lorsqu’il analyse la «naissance de la clinique» au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Michel Foucault la relie à l’émergence d’une «nouvelle découpe des choses» (2003: XIV). Une telle perspective permet d’interroger son impact sur la littérature au-delà de la réutilisation d’un vocabulaire spécifique, d’un principe d’organisation (le tableau clinique), ou d’une réserve de patrons descriptifs (les types pathologiques). Définie comme une «forme de manifestation des choses dans leur vérité», et une «forme d’initiation à la vérité des choses» (Foucault, 2003: 116), l’expérience clinique consacre un regard valant savoir: savoir voir, c’est comprendre, et expliquer.

Cette optique analytique passe rapidement dans une littérature majoritairement romanesque, qui reprend le topos du «regard pénétrant» pour en faire le symbole d’une clairvoyance intransigeante. Que ce soit chez Balzac (Horace Bianchon), les Goncourt (la «clinique de l’Amour» évoquée dans la préface de Germinie Lacerteux), Flaubert (sa fameuse «écriture au scalpel») ou Zola (Pascal ou Beauclair3Pascal Rougon fait figure de véritable double du romancier dans Le Docteur Pascal (1893). Le docteur Beauclair est un personnage de Lourdes (1894), caractérisé par son acuité.), le regard clinique constitue autant une métaphore de l’art du romancier que le vecteur du savoir à l’œuvre. L’optique clinique renvoie donc en premier lieu à une manière de regarder le réel, et de «faire parler ce que tout le monde voit sans le voir» (Foucault, 2003: 116). Elle offre au romancier le modèle d’une description éloquente, en mobilisant finalement moins un savoir qu’un savoir-faire.

Ce savoir-faire renvoie en premier lieu à un art du déchiffrement érigeant le signe en idéal épistémologique. Il se traduit, comme l’a montré Jean-Louis Cabanès, par l’élaboration d’une véritable «symptomatologie littéraire» (1991: 225) exploitant le pouvoir figuratif des traités médicaux. Ainsi de ces «pointes blanchâtres, pareilles à des yeux d’écrevisse» (Zola, 1884: 182), description imagée des stigmates de la goutte que Zola emprunte au docteur Alfred Garrod4 La Goutte, sa nature, son traitement et le rhumatisme goutteux, A. Delahaye, 1867., mais en lui donnant l’envergure d’un réseau métaphorique: pareil à la mer attaquant les falaises, le mal érode le corps de Chanteau, qui apparaît ainsi comme «un homme progressivement minéralisé» (Cabanès, 1991: 250). Le symptôme peut devenir, on le voit, non plus un signe, mais un trope pouvant prendre l’ampleur de l’allégorie5Au sens où Éléonore Reverzy définit l’allégorie dans son «ultime mise au point» (2007. La Chair de l’idée: poétique de l’allégorie dans les «Rougon-Macquart». Genève: Droz, p.59), en rappelant sa proximité avec la métaphore filée dans l’Antiquité..

Conformément à l’esthétique du blason, le fragment du corps est donc ce qui permet d’élaborer un système de signification plus global: il devient l’indice par excellence d’une percée à jour, que celle-ci prenne la forme d’une lecture physiognomonique, comme chez Balzac, ou d’une nosographie focalisée sur les manifestations symptomatiques, comme chez les «naturalistes» –et plus largement les écrivains se revendiquant, comme les Goncourt, des «études et les devoirs de la science» (Goncourt, 1990: 56). L’analyse du corps par fragments a alors pour fonction de mettre en relation la partie et le tout, d’articuler le détail a priori insignifiant à une signifiance.

Ce statut particulier du détail permet de comprendre la fonction centrale de la description dans de nombreux récits mobilisant une optique clinique. Une telle optique lie en effet étroitement le descriptif au narratif, puisque «[l]e signe annonce: pronostique, ce qui va se passer; anamnestique, ce qui est passé; diagnostique, ce qui se déroule actuellement» (Foucault, 2003: 90). De Balzac à Zola, la nosographie constitue ainsi un moment-clé du récit, parce qu’elle participe de l’action en cours, voire de l’intrigue générale (si le «cas» est le personnage principal), tout en ayant pour point de référence le tableau (clinique). Autrement dit, elle propose le modèle d’une description dynamique, car fondamentalement diégétique. Ainsi, exemplairement, d’Horace Bianchon prévoyant la crise d’apoplexie du père Goriot, en se contentant d’«examiner la figure du vermicellier»:

–Qu’a-t-il? demanda Rastignac.

–À moins que je ne me trompe, il est flambé! Il a dû se passer quelque chose d’extraordinaire en lui, il me semble être sous le poids d’une apoplexie séreuse imminente. Quoique le bas de la figure soit assez calme, les traits supérieurs du visage se tirent vers le front malgré lui, vois! Puis les yeux sont dans l’état particulier qui dénote l’invasion du sérum dans le cerveau. Ne dirait-on pas qu’ils sont pleins d’une poussière fine? Demain matin j’en saurai davantage (Balzac, 1851: 48).

Le regard clinique est ici un regard qui raconte autant qu’il décrit: le cheminement qu’il indique mobilise le paradigme de l’indice, en l’associant à l’hypotypose («vois!»), devenue pour l’occasion la figure de la transformation du symptôme en signe (ce que la description nous amène à voir, ce n’est pas tant «le bas de la figure» ou «les traits supérieurs du visage» que ce qu’ils traduisent –«quelque chose d’extraordinaire»– et annoncent –la mort). Pour qui épouse l’optique clinique, observer les détails, c’est donc raconter: la description clinique suscite un avant (l’étiologie) et un après (le pronostic), puisque le symptôme ne prend sens, et ne devient signe, qu’intégré à une histoire (celle de la maladie, et du cas qui l’illustre ou la contrarie).

Le paradigme indiciaire articule donc enquête et fiction, description et narration, mais aussi étiologie et fatum. C’est le cas dans les romans qui font de la parole médicale le point d’arrivée de la démonstration, et voient dans la nosographie un discours édifiant6Sur ce point, voir Bertrand Marquer. 2014. «La nécessité d’une “vérité âpre”: Charcot et le fatum médical fin-de-siècle». In Lise Dumasy-Queffélec, Hélène Spengler (dir.), Médecine, Sciences de la vie et Littérature en France et en Europe, de la Révolution à nos jours. Volume I. Herméneutique et clinique. Genève: Droz, pp.263-275).. Mais cette fatalité est plus globalement au service d’une dramatisation dont le fragment corporel est le levier principal. Dans La Marquise de Sade, Rachilde fait ainsi cohabiter ironiquement perspicacité clinique et aveuglement amoureux: le savant Célestin Barbe, tuteur de l’héroïne, est irrémédiablement attiré par le pouce démesurément long de la jeune femme, identique à celui d’un assassin dont il conserve le bras momifié7Il s’agit d’une allusion à Jean-Baptiste Troppmann, l’auteur des «crimes de Pantin».. De cette attirance déplacée pour la pièce anatomique, le savant ne sait que faire, incapable d’interpréter son obsession, d’y lire son attirance trouble pour sa pupille et le danger qu’elle représente:

Elle lui semblait une autre créature depuis la découverte de son pouce, il lui venait le désir de l’étudier de plus près. […] Comment diable avait-elle le pouce aussi long que celui d’un assassin? (Rachilde, 1981: 184,186)

Penché sur Mary comme sur sa Vénus anatomique, le savant prendra trop tardivement conscience de la signification réelle de ce signe morphologique, puisque son intérêt pour Mary ne sera plus clinique:

Vous avez la monomanie des cruautés… Ah! ce pouce, ce pouce long et mince… il est l’indice absolu… […]

–Ah! vous savez, mon cher docteur, qu’il est dangereux pour vous d’examiner les défauts de ma personne (Rachilde, 1981: 251).

Ce statut d’«indice absolu» confirme le pouvoir de signification du fragment corporel, tout en le déconnectant d’une réelle possibilité d’interprétation: «absolutisé», le détail fait écran au tout, et devient l’emblème de la myopie amoureuse.

 

L’optique fétichiste et la crise de l’analyse8Sur cette «crise de l’analyse», voir Bertrand Marquer. 2014. Naissance du fantastique clinique. La crise de l’analyse dans la littérature fin-de-siècle. Paris: Hermann, 256p.

Ce fonctionnement évoque bien entendu celui du fétichisme, qui devient à la fin du siècle une catégorie nosologique. Défini par Richard von Krafft-Ebing comme ce qui exerce «une sorte de charme […] que n’explique nullement la valeur ni la qualité intrinsèque de l’objet symbolique» (1895: 21), le fétiche renvoie à un fait physiologique constitué en loi érotique: «tout le monde est plus ou moins fétichiste en amour», prévient ainsi Alfred Binet, avant de préciser qu’il existe néanmoins «un grand et un petit fétichisme, à l’instar de la grande et de la petite hystérie» (1887: 144). Dans la littérature fin-de-siècle, le blason amoureux prend de fait une coloration très nettement morbide, au point, parfois, de se confondre avec le morceau anatomique. Alfred Binet prend d’ailleurs ses exemples dans la littérature et, citant Adolphe Belot, il fait un symptôme de la vénération de M. X*** pour la bouche, qui «signifie pour [lui] un tout, un ensemble composé des lèvres, des dents, des gencives, de la langue et du palais» (1887: 2709Il s’agit d’une citation de La Bouche de Madame X***, d’Adolphe Belot (1882). ). Adepte du bibelot et de l’of meat, l’amant fin-de-siècle substitue donc avec plaisir la partie au tout, comme, chez Maupassant, l’aliéné de «La Chevelure» ou l’idéaliste d’«Un cas de divorce», dont la passion pour les fleurs témoigne du même cheminement pathologique, puisqu’elle le conduit finalement à renouer de manière proprement fétichiste avec la «chair, fumier séduisant et vivant» qu’il entendait fuir, en faisant de ses serres des «harems» où pétrir pour son plaisir exclusif la «gorge», la «bouche mystérieuse», et les «organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sentent bon et ne parlent pas» (2000: 219-220).

«[P]rise dans un devenir-bibelot» (Vouilloux, 1997: 145), la femme n’est bien, à la fin du siècle, qu’un objet, mais un objet fétichisé. Le blason amoureux est alors à l’image du regard désirant qui le forge: fragmentaire plus que fureteur, il traduit un érotisme devenu essentiellement vénérien, tant l’amour semble constituer un «état pathologique» (Danville, 1893). Fétichistes, donc, les amants des yeux, de la main, des cheveux ou de toute autre partie du corps, dès lors que celle-ci plaît en proportion de sa morbidité: glauque et verdâtre, le regard qui hante le duc de Fréneuse dans Monsieur de Phocas (Lorrain, 1901); morbides également, la bouche de sang qui fascine «l’amant des poitrinaires» (Lorrain, 1891), le moulage de la main adultère conservée pieusement par le mari assassin d’Henri Lavedan dans «La main» (1884), ou la tête de femme conservée par le comte Boris Zagoureff (Richepin, 1900) et par le docteur Devil de «La tête coupée» (D’Harrans,1905). «Des pieds à la tête, faite pour l’amour» (Dottin-Orsini, 1993: 160), la femme semble donc, dans l’érotique fin-de-siècle, ne pouvoir s’offrir que par morceaux: puisque, selon Otto Weininger, elle est «un être qui pratique le coït par tout le corps», et qu’elle «peut également être fécondée par tout et de toutes les façons» (190310Cité par: Dottin-Orsini, 1993: 168) la femme nourrit, par nature, toutes les déviances métonymiques.

«Salomé, la coupeuse de corps, à qui l’on ne se lasserait pas d’imposer, par vengeance, le talion d’une dislocation dans les textes» (Ducrey, 1996: 331) est bien l’idole fin-de-siècle d’un érotisme fragmentaire: conçue «sur le modèle de la lorgnette» qui «prélève sur le corps des morceaux désirables et les érige en motifs emblématiques et privilégiés» (Ducrey, 1996: 313-314), l’écriture «saloméenne» (Ducrey, 1996: 331) de la fin du siècle est également, et peut-être avant tout, une écriture fétichiste.

Cette écriture fétichiste ne se concrétise cependant pas uniquement par une érotisation du «regard de l’anatomiste». Elle correspond plus globalement à une forme d’esthétisation de l’optique clinique, qui suppose son émancipation vis-à-vis de ses enjeux herméneutiques. Non plus voir pour savoir, en somme, mais voir pour voir. La pulsion scopique est dans ce cadre une des grandes orientations que prend l’optique clinique à la fin du XIXe siècle, mais elle n’est finalement qu’un cas de figure du plus vaste déraillement de la signification dont le regard de l’anatomiste est devenu l’instrument de mise en œuvre.

L’optique fétichiste participe en effet de «l’invention» d’un corps fantastique qui ne repose plus sur le surnaturel ou la chimère, mais sur l’anatomie et la monstruosité qui lui serait inhérente. Dans ce type de fantastique, le fragment scruté constitue moins une aporie pour la raison scientifique qu’un douloureux dévoilement brouillant les catégories et les certitudes, puisque le territoire (re)découvert est moins celui d’une exception que d’une norme monstrueuse. Ce fantastique se définit en effet comme une enquête sur le réel, ou plus exactement sur ses détails, qu’il s’agit pour lui de rendre signifiants ou, à défaut, significatifs:

Deux petites taches rouges montent aux joues de mon ami. Qu’est-ce?… C’est étrange tout cela… Pénétrerais-je dans le monde invisible? Non, c’est le réel. Mais le réel vu, senti en ses accidents énigmatiques, avec intensité. (Picard, 2008: 1024)

Le fantastique résiderait ainsi dans un art du détail, et dans la capacité de l’observateur à le rendre éloquent. Ainsi de Tourgueniev, «conteur fantastique de premier ordre» selon Maupassant (2008: 1018), parce que «[d]es faits très simples pren[nent] parfois, en son esprit et en passant par ses lèvres, un caractère mystérieux» et qu’un «simple détail dev[ient] plus inquiétant dans sa bouche que s’il eût dit quelque histoire terrible» (2008: 1019-1020). C’était déjà, selon Ernest Hello, une manière de voir qui conférait aux contes d’Hoffmann leur dimension fantastique: ces «récits purement naturels» permettent de comprendre que si «le fantastique n’est pas toujours dans l’objet, il est toujours dans l’œil» (2008: 1010). Il suppose et requiert, lui aussi, un «regard pénétrant» capable de déceler la monstruosité des détails.

Ainsi que le rappelle Henri-Jacques Stiker, cette monstruosité, au XIXe siècle, cesse en effet d’être associée à l’infirmité, pour devenir, à l’instar de la folie, une anomalie significative de la norme:

L’observation prouve […] qu’un monstre n’est pas monstre tout entier: il y a de la régularité d’un côté et de l’irrégularité de l’autre. C’est la même position que celle adoptée par Pinel à propos de la folie. […] Isidore Geoffroy Saint-Hilaire va jusqu’à se demander s’il faut conserver la catégorie de monstruosité, étant donné sa conception d’une échelle continue entre la normalité et les plus graves anormalités. (2005: 286-287)

Loin de (risquer de) disparaître, la monstruosité peut donc potentiellement s’étendre, et sourdre de la normalité corporelle, dont elle apparaît comme une variation spectaculaire: devenue clinique, elle est désormais intimement liée à la découverte d’une familiarité du pathologique, et à la constatation fortuite et imprévue d’une similitude, là où le spectacle du monstre surnaturel laissait supposer une distinction. Le fragment corporel joue dans cette perspective un rôle central. À l’image du pouce trop long de l’héroïne de Rachilde, la monstruosité est provoquée par un corps dont on perçoit subitement l’étrangeté et qui devient, de ce fait, matière à fantastique. C’est le sens de la nouvelle «Lanterne magique» de Jean Lorrain. Au narrateur qui oppose la science et le fantastique comme le savoir et le mystère, l’électricien Forlster démontre que, si le fantastique ne peut plus occuper le devant de la scène (le dialogue a lieu durant l’entracte du Sommeil de Faust), il est désormais à chercher dans la salle, et dans un réel qu’il faut apprendre à voir, et à redécouvrir:

Fouillez un peu du bout de la lorgnette le clair-obscur de ces baignoires: ces narines vibrantes, ces pâleurs de linge, ces prunelles hallucinées, ces mains exsangues, posées au rebord de velours rouge et tourmentant, nerveuses et fébriles, le flacon de sels ou l’éventail, ce sont les grandes dames mélomanes du monde… de la haute Banque et de la Sucrerie: toutes morphinées, cautérisées, dosées, droguées de romans psychothérapiques et d’éther; ce sont les possédées de la nouvelle et jeune aristocratie! (Lorrain, 2008: 1040)

En l’incitant à «[fouiller] un peu du bout de la lorgnette», Forlster invite son contradicteur à lever le masque d’une réalité rassurante, pour redécouvrir un fantastique perdu de vue. Dans ses Histoires incroyables, Jules Lermina exploite ce dévoilement avec beaucoup de perversité, en soulignant qu’il y a «des hommes dont le regard sonne faux» (1888: 96), que «le visage qui ne dit rien parle en dedans» (2008: 471), pour faire finalement converger le regard de l’anatomiste et celui de l’aliéné. La capacité, toute physiognomonique, de transformer le visage en alphabet11L’expression est employée par Lavater (voir Rigoli, 2001: 35). aboutit même, dans la nouvelle «Les fous», à une véritable trépanation, le «regard pénétrant» étant pris dans son sens littéral: le narrateur, obsédé par le secret de son sollicitor Golding, en vient à «faire sauter ce couvercle qui ferme son cerveau» (Lermina, 2008: 507) afin de «lire dans Golding comme dans un livre ouvert» (503). Il y découvre alors l’explication du «mystère» «[d]ans ces fibres palpitantes, dans les dernières convulsions de ce cerveau qui se désorganise, qui se désagrège» (Lermina, 2008: 50712Golding et ses deux complices ont empoisonné l’ancien propriétaire de Black-Castle, et ont ensuite «été saisis par la folie du remords», car «[l]eur crime les étreignait et les liait dans les chaînes d’une complicité défiante» (Lermina, 2008: 507).). Dans le roman L’Inconnu, Paul Hervieu assimile également la «ferveur idolâtre pour la physiognomonie» (1887: 101) de l’aliéné anonyme du titre à une forme de folie du déchiffrement. Particulièrement fasciné par «l’M [du] rictus sardonique» (Hervieu, 1887: 120) de l’étudiant en médecine Corail, cet «inconnu» s’évertue à le provoquer, bien qu’il marque «un retour atavique à une grimace primitive, alors que nos ancêtres devaient employer leurs mâchoires comme armes d’attaque ou de défense» (Hervieu, 1887: 108).

La fascination pour le détail ou pour le fragment corporel ne relève pas, dans ces textes fantastiques, du fétichisme érotique, mais elle repose sur le même déraillement du fonctionnement métonymique: la partie ne renvoie plus au tout, mais dissone et aboutit à une forme d’autonomisation monstrueuse rendant impossible toute analyse véritable.

La nouvelle intitulée «L’autopsie», écrite par le médecin Henri-Étienne Beaunis (sous le pseudonyme de Paul Abaur), est à cet égard révélatrice de la manière dont le «regard de l’anatomiste» peut produire un effet fantastique, dès lors que le fragment corporel échappe à l’appréhension rationnelle pour parler à l’imagination. Dans ce «conte physiologique» (c’est le titre du recueil), un docteur prend la parole, après un combat farouche mené dans la province d’Oran, pour expliquer aux militaires ce qu’est «la vraie peur, celle qui vous fait trembler de la tête au pied et vous couvre d’une sueur glacée comme une sueur d’agonie» (Abaur, 1895: 82-83). Confronté à une terrible épidémie, il raconte alors comment il s’est résolu à pratiquer une autopsie sans respecter les délais légaux (vingt-quatre heures), afin de pouvoir étudier le microbe avant la détérioration des tissus:

L’incision faite, je laissai mon scalpel et introduisis la main droite par la plaie tandis que ma main gauche reposait machinalement sur l’avant-bras du sujet. À peine avais-je plongé la main dans le ventre pour extraire la rate que je ressentis une impression de chaleur humide comme si j’avais plongé ma main dans l’eau chaude, et cette pensée me sauta à l’esprit: S’il n’était pas mort! À ce moment ma main gauche fut brusquement repoussée et mon poignet droit saisi par des doigts qui le serraient à le briser. Ce fut une minute terrible… je frissonnais de la tête aux pieds; mes cheveux se hérissaient, une sueur glacée couvrait mon front et mes tempes, mes jambes tremblaient sous moi, mon cœur s’arrêta un instant et je crus que j’allais perdre connaissance… (Abaur, 1895: 87)

Le sommeil léthargique est finalement évacué au profit d’une simple «contraction des muscles après la mort» telle qu’on la voit parfois «dans le choléra» (Abaur, 1895: 89). La peur ressentie a néanmoins trouvé à s’incarner dans la «topographie nouvelle» d’un corps dont l’analyse n’est plus le vecteur de la compréhension. Elle consomme à l’inverse une forme de dissociation du sujet analysant («mon cœur s’arrêta un instant»), par un pervers effet de retour.

 

Le début du siècle voyait dans l’analyse un moyen d’accès vers la synthèse, à l’image des vastes entreprises nosographiques de Pinel et d’Esquirol, élaborées à partir de l’histoire naturelle: l’analyse du fragment (le fossile, l’os de la mâchoire mentionnés par Cuvier) permettait de déduire l’ensemble organique, comme le vêtement était, pour Balzac, tout un monde (à l’image de la jupe de Madame Vauquer ou du spencer de «l’homme-empire» qu’est le cousin Pons). La fin du siècle, à l’inverse, autonomise le fragment, et met l’analyse en crise, en soulignant son pouvoir morbide de déliaison. L’herméneutique du corps fragmentaire change alors radicalement de finalité: l’explication morcèle au lieu de rassembler, et n’est plus que la figure d’un déploiement empêchant la compréhension.

Le «regard de l’anatomiste» rejoint donc, de ce point de vue, l’optique même de la décadence, dont le «style», si l’on en croit Paul Bourget, prône la décomposition13On aura reconnu la célèbre définition de Paul Bourget: «Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot.», Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Plon, 1899, pp. 15-16.

 

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Zola, Émile. 1884. La Joie de vivre. Paris : Gallimard , « Bibliothèque de la Pléiade », 1959 p.

  • 1
    Voir Foucault, 2003, en particulier le chapitre «Ouvrez quelques cadavres», p.147: «La mort, c’est la grande analyste, qui montre les connexions en les dépliant, et fait éclater les merveilles de la genèse dans la rigueur de la décomposition: et il faut laisser le mot de décomposition trébucher dans la lourdeur de son sens. L’Analyse, philosophie des éléments et de leurs lois, trouve dans la mort ce qu’en vain elle avait cherché dans les mathématiques, dans la chimie, dans le langage même: un indépassable modèle, et prescrit par la nature; sur ce grand exemple, le regard médical va désormais s’appuyer.»
  • 2
    L’expression est utilisée par Jean-Étienne Esquirol à propos de Francis Willis, médecin de George III. Juan Rigoli met en lumière l’importance de cette «singulière métaphore» dans «La folie à livre ouvert», premier chapitre de son ouvrage.
  • 3
    Pascal Rougon fait figure de véritable double du romancier dans Le Docteur Pascal (1893). Le docteur Beauclair est un personnage de Lourdes (1894), caractérisé par son acuité.
  • 4
    La Goutte, sa nature, son traitement et le rhumatisme goutteux, A. Delahaye, 1867.
  • 5
    Au sens où Éléonore Reverzy définit l’allégorie dans son «ultime mise au point» (2007. La Chair de l’idée: poétique de l’allégorie dans les «Rougon-Macquart». Genève: Droz, p.59), en rappelant sa proximité avec la métaphore filée dans l’Antiquité.
  • 6
    Sur ce point, voir Bertrand Marquer. 2014. «La nécessité d’une “vérité âpre”: Charcot et le fatum médical fin-de-siècle». In Lise Dumasy-Queffélec, Hélène Spengler (dir.), Médecine, Sciences de la vie et Littérature en France et en Europe, de la Révolution à nos jours. Volume I. Herméneutique et clinique. Genève: Droz, pp.263-275).
  • 7
    Il s’agit d’une allusion à Jean-Baptiste Troppmann, l’auteur des «crimes de Pantin».
  • 8
    Sur cette «crise de l’analyse», voir Bertrand Marquer. 2014. Naissance du fantastique clinique. La crise de l’analyse dans la littérature fin-de-siècle. Paris: Hermann, 256p.
  • 9
    Il s’agit d’une citation de La Bouche de Madame X***, d’Adolphe Belot (1882).
  • 10
    Cité par: Dottin-Orsini, 1993: 168
  • 11
    L’expression est employée par Lavater (voir Rigoli, 2001: 35).
  • 12
    Golding et ses deux complices ont empoisonné l’ancien propriétaire de Black-Castle, et ont ensuite «été saisis par la folie du remords», car «[l]eur crime les étreignait et les liait dans les chaînes d’une complicité défiante» (Lermina, 2008: 507).
  • 13
    On aura reconnu la célèbre définition de Paul Bourget: «Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot.», Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Plon, 1899, pp. 15-16
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