Entrée de carnet

La ménagère désespérée (5/5): Mad Men et la nostalgie

Marie Parent
couverture
Article paru dans Suburbia: L’Amérique des banlieues, sous la responsabilité de Marie Parent (2011)

 

Auteur inconnu. 2007. «Mad Men» [Capture d’écran de la série Mad Men (AMC)] Betty Draper (January Jones) dans l’épisode «Shoot».

Auteur inconnu. 2007. «Mad Men» [Capture d’écran de la série Mad Men (AMC)]
Betty Draper (January Jones) dans l’épisode «Shoot».
(Credit : Paul Feig)

Nostalgia. It’s delicate, but potent… In Greek, nostalgia literally means the pain from an old wound. It’s a twinge in your heart far more powerful than memory alone.
– Don Draper, Mad Men
Dans un article portant sur la lecture de l’Histoire dans Mad Men, Jérôme de Groot souligne que la série en ondes depuis 2007 semble de prime abord proposer une interprétation nationaliste et nostalgique des États-Unis des années 1960, mais entreprend au contraire d’ébranler la mythification de cette décennie et de montrer qu’il n’y a jamais eu d’«âge de l’innocence» de la société de consommation. Si l’esthétique de cette série, le souci du détail dont font preuve ses artisans semble participer d’une fétichisation de cette période, le scénario met en relief l’idée que la nostalgie n’est rien d’autre «qu’une série de mensonges remaniés, recyclés, et réutilisés pour vendre un idéal1Jérôme de Groot, «Perpetually Dividing and Suturing the Past and the Present: Mad Men and the Illusions of History», Rethinking History, vol. 15, no 2, juin 2011, p. 282.», selon de Groot.
La figure de la ménagère désespérée, telle qu’elle se présente dans la fiction dès 1960, introduit dans l’imaginaire social cette idée que l’Amérique de l’après-guerre n’est pas aussi insouciante et candide que ses représentations médiatiques veulent nous le faire croire. L’Amérique post-1945 se languit déjà d’elle-même, d’une représentation idéale qu’elle n’est jamais. Les héroïnes de The Torontonians (1960) de Phyllis Brett Young et de The Fire-Dwellers (1969) de Margaret Laurence, romans analysés brièvement dans les billets précédents, tombent elles-mêmes dans ce piège: elles fantasment sur le calme de la vie en nature, sur l’authenticité des petits villages traditionnels, apparaissent nostalgiques d’un temps pré-capitaliste, d’un lieu et d’une époque indéterminés où la vie était bonne et simple. Dans ce monde rêvé, elles pourraient être de meilleures mères, de meilleures épouses. Mais leur nostalgie n’a pas d’autre objet que le présent lui-même, qui une fois passé dans le tordeur de la culture de masse apparaît comme une vision lointaine et révolue, désormais inatteignable. Elles voudraient de toutes leurs forces tenir le rôle de la parfaite femme au foyer que leur présentent les publicités, mais elles n’y arrivent pas. S’il y a un âge d’or de l’Amérique, elles en sont exclues, et donc, ne peuvent qu’y jouer les trouble-fêtes.
Dans un épisode de Mad Men intitulé « Shoot » (saison 1, épisode 9), Betty Draper est invitée à participer à une séance de photo en tant que mannequin, métier qu’elle a pratiqué avant de se marier et de fonder une famille, et où elle tient le rôle d’une femme au foyer dans une pub de Coca-Cola. Pour elle, c’est la chance de reprendre sa vie d’avant, de renouer avec l’effervescence du monde extérieur, mais la jeune mère va vite se rendre compte que cette séance ne servait qu’à tenter d’obtenir les services de son mari publicitaire. Le lendemain matin, une fois retournée à sa cuisine et à ses enfants, elle empoigne une carabine et fusille les pigeons qu’élève son voisin.
Au delà de la blessure d’orgueil que cette rebuffade constitue, ce qui est refusé à Betty c’est la possibilité de jouer la version idéalisée d’elle-même, d’accéder au statut d’icône, de participer à la mythification de sa propre époque, à l’instar de son mari, qui a compris que l’on pouvait découper le présent en images qui fixent immédiatement notre compréhension du monde et de l’Histoire. La détresse que vit Betty, c’est le prix à payer pour avoir tenté de devenir plus vraie que nature, une ménagère impeccable sur papier glacé. Une image d’elle-même qu’elle aurait pu chérir, grâce à laquelle elle aurait pu se convaincre de sa propre existence, et du même coup, de l’existence du rêve américain.
J’écrivais dans le premier billet de cette série sur la ménagère désespérée que la résurgence de cette figure dans la fiction n’est pas qu’un indice de notre nostalgie, mais son désespoir nous permet d’interpréter cette nostalgie, qui n’est peut-être finalement que le désir pressant de se languir de quelque chose de réel.
Bibliographie
Groot, Jérôme de (dir.). 2011. Dossier «Perpetually Dividing and Suturing the Past and the Present: Mad Men and the Illusions of History». Rethinking History, vol. 15:2, p. 269-285.

Brett Young, Phyllis. 2007. The Torontonians, Nathalie Cooke et Suzanne Morton. Montréal et Kingston: McGill-Queen’s University Press, 325 p.

Laurence, Margaret. 1969. The Fire-Dwellers. Toronto: McClelland & Stewart Ltd., 305 p.

  • 1
    Jérôme de Groot, «Perpetually Dividing and Suturing the Past and the Present: Mad Men and the Illusions of History», Rethinking History, vol. 15, no 2, juin 2011, p. 282.
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.