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Les filles de Marie de l’Incarnation: l’éducation au couvent telle qu’évoquée dans les écrits personnels de jeunes filles et de femmes au Québec

Patricia Smart
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Article paru dans Filiations du féminin, sous la responsabilité de Ariane Gibeau et Lori Saint-Martin (2014)

Pour les premières éducatrices du Québec, les Ursulines, leurs élèves amérindiennes étaient «les délices de leur cœur»1La première constitution des Ursulines de Québec, rédigée par Marie de l’Incarnation pour tenir compte des conditions du Nouveau-Monde et adoptée en 1647, permettait aux religieuses, malgré la règle du silence, de parler brièvement et de montrer de l’affection pour leurs élèves, «particulièrement envers les séminaristes sauvages qui doivent être les délices de leur cœur». (Gourdeau, 1994: 43), de petites filles païennes à ramener dans les bras du Christ, à laver, à dorloter et à instruire avec une dévotion toute maternelle. Avec le temps, toutefois, les religieuses en sont venues d’abord à reconnaître les immenses différences culturelles qui bloquaient leur projet de faire des conversions massives, ensuite à réorienter leur mission vers l’éducation des filles des colons français. Dès 1653, Marie de l’Incarnation affirme l’importance du travail des Ursulines tant auprès des filles des colons que des Amérindiennes: «les âmes des uns et des autres ont également coûté au Fils de Dieu. Sans l’éducation que nous donnons aux filles Françaises qui sont un peu grandes, […] elles seraient des brutes pires que les Sauvages» (Marie de l’Incarnation, 1971: 507). Onze ans plus tard, écrivant à une amie ursuline en France, elle revient à l’idée de la méchanceté des filles françaises: «si Dieu n’eût amené des Ursulines en ce pays, elles seraient aussi sauvages, et peut-être plus que les sauvages mêmes. Il n’y en a pas une qui ne passe par nos mains, et cela réforme toute la colonie, et fait régner la religion et la piété dans toutes les familles» (Marie de l’Incarnation, 1971: 735). Toutefois, à la fin de sa vie, ce sont ses élèves amérindiennes qu’elle considère comme sa plus grande joie et source de satisfaction: «Ce sont les délices de nos cœurs qui nous font trouver dans nos petits travaux des douceurs que nous ne changerions pas à des Empires» (Marie de l’Incarnation, 1971: 903).

«Délices de nos cœurs» ou filles méchantes à dresser? Deux attitudes pédagogiques, l’une fondée sur l’affirmation de la valeur innée de l’élève, l’autre conçue comme une discipline à imposer à des récalcitrantes. Si le remplacement de la première de ces pédagogies par la deuxième s’explique surtout par des circonstances historiques (notamment la réduction dramatique de la population autochtone), il vaut la peine de noter qu’il coïncide également avec l’émergence du jansénisme en France au mitan du 17e siècle. Spiritualité négative et culpabilisante qui craint avant tout le corps et la sexualité («occasions de péché» toujours associées à la femme), le jansénisme fut une force majeure dans l’enseignement religieux au Canada français, atteignant sa plus grande influence entre 1860 et 1960. À preuve, l’autobiographie de Claire Martin, Dans un gant de fer (1965)2Les références à ce livre dans l’article qui suit sont tirées de l’édition critique. Voir Martin 2005., qui peint le même couvent des Ursulines à Québec, où l’auteure fut pensionnaire dans les années 1920, comme un lieu de sadisme, d’ignorance et de snobisme, où l’on apprend aux jeunes filles à redouter leur corps et à fuir la connaissance, de crainte d’apprendre des choses dangereuses pour la foi.

S’il y a une expérience qui relie les femmes du Québec entre elles, de génération en génération, surtout pendant le siècle qui a précédé la Révolution tranquille, c’est bien celle de leur éducation au couvent. Filiation au féminin obligatoire et souvent négative, l’expérience du couvent se transmet de mère en fille par les effets durables qu’elle exerce sur les jeunes filles, préparées pendant leurs années d’études à assumer le rôle d’épouses parfaites et de mères dévouées. Rien d’étonnant donc à ce que, parmi les nombreuses lettres personnelles adressées à Claire Martin après la parution de ses mémoires3Conservées dans le Fonds Claire-Martin, 1956-1986, Bibliothèque et Archives Canada., on en trouve plusieurs qui, représentant chaque génération de femmes depuis le début du 20e siècle, corroborent son témoignage sur les couvents. Une correspondante née cinq ans avant Martin se rappelle «nos pensionnats aux péchés mortels, aux crimes et aux petites filles pas bonnes» où, comme l’auteure, elle a été traitée de «fille méchante». Une autre, plus jeune de dix ans, écrit: «Dans un gant de fer a ravivé chez moi les cendres d’un passé que je croyais à jamais éteint, car, à l’instar des gens de ma génération (40 ans) j’ai connu et côtoyé les “sœurs” telles que vous les décrivez. Je les ai observées accusatrices, méchantes, sournoises». Une ancienne couventine des années 1940 constate ceci: «J’ai commencé mes études primaires quelque vingt ans après l’époque dont vous faites le réquisitoire, mais je vous assure que les choses n’avaient pas évolué; je crois même qu’elles avaient empiré». Enfin, une jeune femme de la décennie 1960 se dit bouleversée par la lecture de Dans un gant de fer parce qu’elle y a trouvé «le mystère et certaine réponse à la vie de ma propre mère, vie qui est demeurée, elle, inemployée, malheureuse, même dans son mariage».

En 1986, Micheline Dumont constate que l’expérience des couventines sombre dans l’oubli, malgré le fait qu’il s’agit d’«un univers inscrit dans notre mémoire collective» (Dumont, 1986: 15). Jusqu’aux réformes scolaires initiées par le rapport Parent en 1963-1964, affirme-t-elle, toutes les femmes du Québec ont connu les rigueurs d’un programme d’études et d’un mode de vie immuables, malgré les mutations dramatiques qui ont transformé la société québécoise: «En 1900, en 1925 et en 1950, trois générations de femmes avaient pu vivre selon le même horaire […] silence au dortoir pour offrir son âme à Dieu, silence au réfectoire pour les lectures pieuses, lever matinal pour assister à la messe, etc.» (Dumont, 1986: 15-17). Horaire que Claire Martin évoque avec humour dans ses mémoires: «On nous mettait au lit quand nous n’avions pas encore sommeil et l’on nous faisait lever bien avant que nous eussions assez dormi. […] Pensez-vous! les fillettes de 1660 avaient suivi ce règlement et les archives du monastère ne rapportaient pas qu’elles en eussent souffert. Évidemment, quand on a sans cesse les Iroquois aux trousses, à l’aube on n’en peut plus. On ne désire rien tant que la position verticale. Mais nous […] aurions bien aimé n’être pas sorties du lit à grand renfort de cloche» (Martin, 2005: 147).

Mais toutes les jeunes filles se sont-elles autant rebiffées contre l’expérience couventine? Dumont suggère qu’au contraire, «aussi rigide qu’elle puisse paraître aujourd’hui, la vie de pensionnaire a signifié pour de nombreuses adolescentes un univers calme, ordonné et enrichissant, […] un milieu de vie sévère mais accepté» (Dumont, 1986: 16-17). Les écrits personnels de jeunes filles et de femmes offrent une source de connaissance précieuse sur la façon dont celles-ci ont vécu cette expérience et sur l’influence qu’ont eue sur leur conception de la vie et du monde les croyances et les pratiques religieuses apprises au couvent. Toutes ces femmes –les religieuses, leurs élèves et les mères de leurs élèves, elles aussi formées au couvent– sont, en un sens très réel, des «filles de Marie de l’Incarnation». À l’aide de leurs journaux intimes et de leurs autobiographies, il s’agira d’une part de déterminer dans quelle mesure les religieuses du Canada français ont réussi à perpétuer l’amour et la confiance dans l’élève qui ont caractérisé la mission originelle des fondatrices, et d’autre part de voir dans quelle mesure elles sont tombées dans une conception janséniste de l’éducation, basée sur l’omniprésence du mal, renforcée par la punition et dédiée à produire les «reines du foyer» exaltées par l’idéologie dominante du 19e siècle et du début du 20e. Idéologie dont les porte-parole, comme nous le verrons, ont réussi à transformer l’image de Marie de l’Incarnation, faisant d’elle une femme conforme à l’idéal patriarcal de l’époque.

En effet, les nombreuses biographies de Marie de l’Incarnation publiées au 19e siècle la présentent comme un modèle pour les jeunes filles et les femmes de tous âges. Avant de devenir la religieuse exemplaire, elle est, successivement, la fille pieuse et obéissante, l’épouse dévouée à son mari, la mère d’un garçon à qui elle a donné une éducation chrétienne sans pareil, et la veuve courageuse qui consacre sa vie aux œuvres charitables. Dans Marie de l’Incarnation: modèle de femme 1864–1966 (de Casgrain à Groulx), Andrée Delachaux-Dorval montre comment ces biographies, écrites par des membres du clergé et destinées à une élite formée dans les écoles catholiques, transforment Marie peu à peu en un personnage abstrait: «elle s’élève, se détache de la nature et du charnel [et] devient la Mère [avec M majuscule]: Mère de la Patrie, Mère de la Nouvelle-France, Mère universelle» (Delachaux-Dorval, 1987: 17). La plus influente de ces biographies est alors celle de l’abbé Henri-Raymond Casgrain, rééditée plusieurs fois après sa parution en 1862. On imagine sans difficulté l’attrait qu’aurait exercé sur les éducatrices et les jeunes lectrices le style lyrique et exalté de cet ouvrage, ponctué comme il est de nombreux points d’exclamation et de «tableaux vivants» de Sauvages féroces et cruels vaincus par la douceur des héroïnes romantiques que sont les fondatrices. Par ailleurs, la biographie de Casgrain est savamment dosée de leçons idéologiques, toutes reliées à ce qu’il appelle «la grandeur et la puissance de la femme chrétienne» (Casgrain, 1873: 47). À la différence des religions amérindiennes, soutient-il, «le christianisme n’a pas arraché [la femme] au foyer domestique. D’esclave de la famille, il en a fait la reine» (Casgrain, 1873: 47). Et Marie de l’Incarnation offre une image parfaite de cette reine du foyer soumise et accomplie:

sa piété éclairée était […] bien éloignée de cette dévotion mal entendue qui […] met le trouble dans les ménages […] Toujours prête à l’heure convenable, elle conduisait tout avec […] douceur et faisait régner dans sa maison une harmonie admirable. Depuis le jour où elle lui avait juré sa foi au pied des saints autels, elle avait consacré toute son affection à son mari […] Ainsi obéissait-elle au moindre signe de sa volonté, et cherchait-elle à lire dans ses regards ses plus légers désirs, qui devenaient des ordres pour elle (Casgrain, 1873: 81-82).

Le monde tel que dépeint par Casgrain est un lieu de misère, aux dangers et aux tentations innombrables, une «voie semée de si dangereux précipices et qui cache sous des fleurs tant de ronces et d’épines» (Casgrain, 1873: 27). Une terminologie presque identique apparaît dans le journal intime de Marie-Louise Globensky, tenu entre 1862 et 1865, précisément les années où la biographie de Casgrain connaît du succès. Jeune montréalaise de bonne famille, Marie-Louise exhibe, à l’âge de quinze ans, toute l’innocence et la confiance d’une jeune bourgeoise catholique. Elle assiste à la messe des Enfants de Marie le premier lundi de chaque mois, va souvent aux Vêpres, fait des neuvaines et des retraites, et assiste aux quarante heures d’adoration pendant la semaine sainte. Son adhésion totale à l’univers protecteur et rassurant de la foi lui donne une confiance joyeuse qui s’exprime dans cette envolée lyrique du 1er mai 1865:

Quel beau jour, aujourd’hui, je voudrais crier bien fort pour que tout le monde entendit [sic], c’est le premier jour du mois de mai, du mois de Marie, ce mois est consacrée à la mémoire de ma bonne mère. Oh quelle douce joie rayonne sur mon front à cette seule pensée. Ce matin à huit heures nous eûmes la messe des enfants de Marie.

Toutefois, plusieurs inscriptions dans le journal de Globensky révèlent à quel point ce monde douillet est entouré d’interdictions et entretenu par la peur. Pendant une retraite, elle entend une homélie sur «l’état affreux d’une âme en péché mortel», qu’elle résume en détail, ainsi que l’histoire de la mort atroce de Sainte Agnès, martyre de la chasteté (17 oct. 1864). Ailleurs, elle mentionne un sermon sur le danger de «danses telles que Polka, valse, etc. etc.» (26 déc. 1864). Toute la peur du monde suscitée par une telle éducation apparaît dans l’ébauche d’une lettre insérée entre les pages du journal, où elle s’exprime dans des images proches de celles de Casgrain:

Je crains de me laisser séduire par ce monde trompeur parce que les plus belles illusions se réduisent souvent en de cruelles déceptions. Nous allons cueillir les roses mais nous y trouvons beaucoup plus d’épines. Le vrai bonheur nous ne le trouvons qu’au pied des tabernacles c’est là que l’âme affligée va déposer ses peines c’est là aussi qu’elle se trouve consolée.

D’autres journaux témoignent du fait que, pour beaucoup de jeunes filles, l’éducation reçue dans les couvents était une expérience somme toute positive, comprenant une initiation aux choses culturelles et l’acquisition de talents littéraires ou artistiques. Un exemple datant des années 1920 est le journal de Ghislaine Perrault, la future épouse d’André Laurendeau. Les pratiques religieuses tiennent une large part dans la vie de la jeune Ghislaine, sans qu’elle s’adonne à une piété excessive, et elle les décrit avec une innocence naïve qui fait souvent sourire. Triduums, neuvaines et retraites l’encouragent à des tentatives d’amélioration de soi qui vont dans le sens d’une plus grande docilité. À douze ans, par exemple, elle décide de commencer un triduum dont le but sera d’améliorer son caractère: le premier jour sera voué à la volonté de conquérir sa paresse, le deuxième, son orgueil et son «idée de commandement», et le troisième, à «vaincre l’impatience et devenir plus docile». Mais ce qui importe le plus «c’est la paresse, dont il faut me corriger» (3 mars 1926). Une semaine plus tard, elle confie à son journal que la réussite du triduum n’a été que partielle: «J’ai fini mon triduum. Il y a une amélioration. Mais je crois que je vais faire une neuvaine à la Saint-Michel, pour le même but que mon triduum» (10 mars 1926).

Toutefois, certains des journaux, notamment celui de la jeune Henriette Dessaulles, rédigé entre 1874 et 1881 et publié un siècle plus tard, critiquent cette éducation axée sur la conformité et excluant toute possibilité de questionnement. Dessaulles fustige le formalisme de la religion transmise au couvent, qu’elle voit comme une série de règles et de rituels plutôt qu’un véritable enseignement de valeurs: «tout cet échafaudage de cérémonies, de gestes extérieurs, c’est vide, cela sonne dans les oreilles comme les vieilles cloches, mais cela ne dit rien à l’âme» (Dessaulles, 2001: 198). Après une promenade de pensionnaires où la religieuse surveillante punit des petites filles qui marchent à côté du trottoir en les mettant au silence, elle réfléchit: «Si elle les empêchait de mentir, cela vaudrait infiniment mieux! Non, ça, ce serait l’âme, le fond, et ici c’est le dehors qu’on soigne! L’idéal, ici, c’est de marcher guindée, empesée, les yeux à terre, les mains croisées sur le ventre et en parlant tout bas dans la rue comme dans une église. Bêtise!» (Dessaulles, 2001: 25). À quatorze ans, Henriette est fougueuse, sûre d’elle-même et capable d’être méprisante à l’égard de ses maîtresses et des autres élèves de sa classe. «On ne sait pas ce qu’elles savent, ces curieuses petites nonnes !», écrit-elle après que l’une des religieuses pose des questions indiscrètes sur sa vie privée (Dessaulles, 1999: 59). Très individualiste, elle se rebiffe devant la conformité imposée au couvent: «Je ne suis pas faite pour faire partie d’un troupeau… Je déteste le berger, la houlette, les moutons et le pâturage !» (Dessaulles, 2001: 24). À vingt ans, ayant entendu un sermon sur la dévotion au Sacré-Cœur, elle se rappelle les «étranges dévotions» du couvent, où il fallait planter des épines dans un cœur de velours rouge qui était censé représenter le cœur de Jésus: «Ce serait pourtant beau, aimer Jésus dans son cœur, mais les statues aux cœurs saignants et les cœurs de velours nuisent à ce sentiment spirituel!» (Dessaulles, 2001: 374).

C’est un univers très similaire –par le formalisme, la mesquinerie et l’étroitesse d’esprit qui y règnent– qu’évoquent la plupart des autobiographies de femmes parues après 1960. La première et la plus influente de celles-ci, surtout en ce qui concerne son portrait de l’éducation des filles, reste Dans un gant de fer de Claire Martin. Dans des anecdotes souvent hilarantes malgré l’horreur des incidents qu’elles mettent en scène, Martin fustige l’ignorance et la cruauté de religieuses dotées d’une autorité absolue sur des petites filles craintives, désemparées par l’arbitraire de leurs règlements et interdictions. La plupart des religieuses exercent cette autorité par l’humiliation, administrant des punitions sadiques telles que la «torture minutieuse» de visages brossés au savon de ménage aux élèves qui n’ont pas eu une bonne note dans leurs classes (Martin, 2005: 121). Une petite fille accusée d’avoir jeté ses croûtes derrière le calorifère doit les manger, couvertes de poussière, devant les autres élèves. Une autre, à la jambe atrophiée, est systématiquement humiliée pendant toute une année scolaire lorsque les religieuses, ayant besoin d’un miracle pour aider la cause de la béatification de Marie de l’Incarnation, annoncent que toutes les prières et dévotions de l’année seront dirigées vers l’obtention de sa guérison par la fondatrice: «La petite rayonnait. Un matin elle s’éveillerait aux deux jambes égales, cela ne faisait pas de doute. Les prières commencèrent tout de suite» (Martin, 2005: 178). Or, à la fin de l’année, le miracle ne s’est pas produit:

Nous avions beau multiplier les prières et les promesses, rien n’y faisait. La vénérable fondatrice restait insensible et Jeanne perdait peu à peu son sourire. Juin la trouva comme septembre nous l’avait amenée. Tout ce qu’elle avait gagné c’était de n’avoir passé aucune journée sans entendre parler de son infirmité […] Chaque pas qu’elle faisait se trouvait être, pour elle et pour tout le pensionnat, une déception sans cesse renouvelée (Martin, 2005: 179).

Comme tous les pensionnats qui seront évoqués dans les autobiographies subséquentes, les couvents où Claire Martin passe son enfance et son adolescence font partie d’une société fortement hiérarchisée, ordonnée selon le principe de la domination masculine, le mari et le père représentant, au sein de la famille, l’autorité de Dieu le Père. France Théoret se rappelle que cette hiérarchie faisait partie de l’enseignement au couvent: «Les religieuses nous apprennent que notre père représente Dieu sur la terre, qu’à ce titre il détient des pouvoirs sur sa maison» (Théoret, 2006: 53). Dans un tel univers, comme le fera remarquer Janette Bertrand, «[c]’est le rôle des filles [d’] être invisibles, [de] se taire, [de] passer inaperçues» (Bertrand, 2004: 72). La formation des jeunes filles est un entraînement à l’obéissance, à la soumission et au sacrifice, les qualités fondamentales requises par leur rôle futur de «reines du foyer». Également marquante et nocive en ce qui concerne leur estime de soi est l’idée selon laquelle le corps féminin est un lieu de péché : sale, dégoûtant et dégradant. Claire Martin aborde la puberté sous la surveillance de religieuses obsédées et effarées par les transformations corporelles vécues par leurs élèves. Pour elles, les règles et les autres signes de la puberté sont une punition de Dieu: «Nous étions si habituées à avoir honte de notre corps, à penser que tout ce qui s’y passait était la punition de quelque crime inconnu que même la pousse d’un poil nous bouleversait. Quand je m’aperçus qu’il m’en venait aux aisselles et au pubis, je fus désespérée. Qu’est-ce que j’avais bien pu faire ?» (Martin, 2005: 214-215). Le seul but de l’éducation des filles à l’époque, selon la narratrice, était de «nous rendre serviles, dévotes, résignées, prudes» (Martin, 2005: 376).

L’étroitesse d’esprit savamment maintenue par les institutions de l’époque s’étend évidemment aux matières étudiées, à la lecture et même au langage. Au deuxième couvent (celui des Dames de la Congrégation de Notre-Dame à Beauport) où Claire est pensionnaire après ses années chez les Ursulines, l’une de ses maîtresses l’accuse de «perdre son temps à lire» (225). L’Histoire de la France –«ce pays infâme qui avait chassé ses prêtres et ses religieuses»– étant bannie du programme scolaire, Claire cache son livre d’Histoire française derrière une couverture en papier brun sur laquelle elle a écrit «Histoire du Canada» (216). Le langage même constitue un terrain semé de dangers: on dit «que» pour désigner la lettre «Q»; on appelle le pape Pie VII «Pie, le septième du nom»; on remplace le nom du lac Titicaca par «Titicana» (217). «Que cherchez-vous dans le dictionnaire? Des mots sales?», demande une des religieuses à Claire. Non seulement une telle éducation néglige-t-elle de transmettre aux élèves des connaissances essentielles, mais, constate la narratrice, elle leur apprend systématiquement à ne pas penser: «La pensée! Pauvre de moi! […] Peu de temps après ma sortie du pensionnat, je m’aperçus que je ne savais rien, que je n’étais éveillée à rien, que je n’aurais pu nommer aucun grand écrivain plus jeune que Victor Hugo, que je ne savais pas comment m’y prendre pour découvrir ce qu’il fallait savoir» (375-376). À vingt-cinq ans, avoue-t-elle, elle était «fasciste et antisémite» (374), résultat presque inévitable d’une éducation qui ne l’avait pas dotée de la capacité de penser pour elle-même: «Nous étions plusieurs à ne pas bien savoir où nous allions. À droite, à gauche, dans tous les sens […] Moutons, le dernier qui nous appelait était celui qui avait raison» (374-375). État d’ignorance qui était dans la logique même d’un système de pensée axé sur l’au-delà au détriment de l’humain: «En marche vers l’éternité, face à Dieu, personne autour, petit objet en transit, je n’avais vraiment pas besoin de rien savoir, je n’avais besoin que d’être bigote» (377).

Dans le sillage de cette première grande autobiographie au féminin, et grâce aussi à l’effervescence féministe de la décennie suivante, paraîtront deux autobiographies de femmes ayant grandi et fait leurs études plus ou moins à la même époque que Claire Martin —Une mémoire déchirée de Thérèse Renaud (1978) et Une vie défigurée de Paule Saint-Onge (1979)—, œuvres dont les titres mêmes laissent entrevoir un contenu relié à des préoccupations de déception et d’échec. Chacune des deux auteures explique ce qu’elle considère comme l’échec de sa vie, entraîné par le conditionnement dans les valeurs «féminines» de la servitude et du sacrifice qu’elle a reçu pendant l’enfance, à la maison aussi bien qu’au couvent. De petites rebelles qui auraient préféré être des garçons, Renaud et Saint-Onge se transforment vite en filles perçues comme «méchantes» et, plus tard, en adolescentes catholiques enflammées par une religiosité nourrie des notions de culpabilité, de sacrifice et de fusion mystique avec un Autre plus grand que soi, tandis qu’en-dessous couvent une rage et une haine de soi dont l’extirpation sera la tâche de toute une vie. «J’étais une coupable de naissance», affirme Saint-Onge. «On finit par se révolter contre un si funeste héritage, mais pour les gens de ma génération, je crois que la révolte est venue trop tard, alors que les jeux étaient déjà faits» (Saint-Onge, 1979: 62-63). La plupart de ses lectures sont des livres édifiants qui font naître chez elle le désir d’être martyre ou de porter un cilice: «Mais où trouver un cilice de nos jours?» (Saint-Onge, 1979: 58-59). Plus tard, elle se demande «si ces lectures prétendument édifiantes n’avaient pas eu un effet sournoisement nocif en cultivant chez moi une tendance au masochisme. Ajoutez là-dessus les idées […] sur le prétendu altruisme féminin […] et vous voilà admirablement préparée à faire de votre mariage éventuel, un succès à tout prix dans l’abnégation, les privations et les maternités fréquentes» (Saint-Onge, 1979: 57). La jeune Thérèse Renaud rêve, elle aussi, de se sacrifier pour le Christ, tourmentée par la souffrance que lui infligent les êtres humains, mais ses aspirations mystiques sont mêlées à de «mauvaises pensées» inspirées par des homélies portant sur des horreurs telles que «le baiser sur la bouche» (Renaud, 1978: 62). Comme Saint-Onge, elle dénonce une éducation qui n’a préparé les jeunes filles à d’autre vocation que celle d’épouse et de mère: «Nous avons été élevées dans le plus pur bovarysme possible» (Renaud, 1978: 143). Son témoignage sur l’intériorisation des idéologies haineuses apprises au couvent rappelle les aveux de Claire Martin sur le même sujet. Avec ses compagnes de classe, elle s’adonne à des fantasmes ahurissants sur tous ceux qu’on leur a présentés comme une menace à leur système de valeurs: communistes, Juifs, francs-maçons et même les élèves d’une école anglaise avoisinante où filles et garçons sont éduqués sous le même toit. Elle affirme: «Nous étions littéralement environnées de mauvais éléments qui non seulement désiraient notre perte morale, mais aussi notre mutilation physique. Je me voyais, subissant le martyre jusqu’à la mort, plutôt que de céder à leurs injonctions et renier le Christ qui avait donné sa vie sur la croix pour sauver l’humanité» (Renaud, 1978: 60).

Plusieurs ouvrages autobiographiques ou semi-autobiographiques parus depuis 1980 apportent une nouvelle perspective –celle de la classe sociale– aux souvenirs de la vie couventine. Parmi leurs auteures, toutes d’origine ouvrière ou petite-bourgeoise, on compte Denise Bombardier (Une enfance à l’eau bénite, 1985), Lise Payette (Des Femmes d’honneur: une vie privée 1931-1968, 1997), Marcelle Brisson (Le Roman vrai, 2000), Janette Bertrand (Ma Vie en trois actes, 2004), Francine Noël (La Femme de ma vie, 2005) et France Théoret (Journal pour mémoire, 1993; Une belle éducation, 2006; Hôtel des quatre chemins, 2011). Tout en témoignant de la stabilité de l’institution à travers les générations, ces ouvrages offrent une diversité de perspectives sur l’expérience du couvent telle que vécue par des jeunes filles issues des classes moins privilégiées.

Presque toutes ces auteures évoquent, avec humour ou amertume, les valeurs de sacrifice et de soumission qui ont imprégné leur formation au couvent. Un des souvenirs les plus «horripilants» de Janette Bertrand à propos de ses années de couventine est celui du «chapelet des sacrifices» à dix grains que chaque élève devait épingler à son uniforme et réciter devant la classe tous les jours:

Il faut faire dix sacrifices dans la journée, sinon on est classée égoïste, méchante, on est méprisée par la religieuse et condamnée par le reste de la classe. Dix sacrifices par jour! Je renonce à la collation, je renonce à me gratter quand ça me pique, j’essaie de ne pas bailler quand je m’ennuie. Dix? Je fais comme pour les péchés véniels à confesser, j’invente (Bertrand, 2004: 93).

France Théoret, quant à elle, revient souvent dans ses écrits au souvenir d’une éducation centrée sur les valeurs du sacrifice et de la soumission, bien résumée dans une scène d’Une belle éducation où la narratrice, ayant obtenu un résultat impressionnant dans un test provincial, est appelée au bureau de la directrice pour entendre un discours sur le péché d’orgueil et le danger d’aspirer à un destin hors du commun. Comme Claire Martin, elle met en scène un monde où les plus forts règnent sur les faibles, justifiant leur louange de la soumission par l’exhortation biblique à «tendre l’autre joue». (Les deux tomes de Dans un gant de fer de Martin s’intitulent La Joue gauche et La Joue droite, et une section de L’Hôtel des quatre chemins de Théoret porte le titre «Je tends l’autre joue.») «Qui ne sait pas obéir ne sait pas commander», répètent les religieuses (Théoret, 2011: 29); «Le don de soi, le service aux autres, la lutte contre l’orgueil, la lutte contre l’esprit de révolte et l’obéissance aux autorités composent les fondements de la personnalité chrétienne […] Les religieuses nous dressent à devenir les futures femmes qui pensent et qui donnent aux autres. Nous sommes toutes appelées au sacrifice» (Théoret, 2006: 35-36).

La culpabilité et l’obsession du péché sont un autre refrain constant. «J’ai fait ma première communion en état de péché mortel», proclame fièrement l’incipit d’Une enfance à l’eau bénite (Bombardier, 1985: 13). Pour Janette Bertrand aussi, les souvenirs de première communion sont associés à la «course aux péchés» de petites filles ne sachant pas de quoi elles pourraient être coupables: «Parce que avant d’avaler le corps du Christ –ouache!– il faut se nettoyer de toutes les saletés qu’on a dans le cœur […] Les religieuses nous suggèrent d’ailleurs une liste de péchés, il n’y a qu’à piger dans le tas» (Bertrand, 2004: 34). Comme à l’époque de Claire Martin (où la surveillante du dortoir menace une petite fille qui se peigne au lit en lui disant que les cheveux vont se transformer en serpents), les cheveux sont une partie du corps douteuse, associés au danger de la vanité: «Les religieuses […] entretenaient un rapport hystérique à tout ce qui était poilu – elles nous auraient préférées chauves» (Noël, 2005: 50). On maintient un silence malaisé autour des parties inférieures du corps, de sorte que presque toutes les jeunes filles abordent les changements corporels de la puberté dans une ignorance totale: «Je ne sais rien de rien sur mon corps […] Mon bas du corps s’appelle “là” […] Ce “là” est si mystérieux, si sale que je n’ose pas le regarder, ni même y toucher» (Bertrand, 2004: 50). À l’école de Denise Bombardier, les religieuses, après avoir fait visionner un film sur Maria Goretti, décident de faire de la jeune martyre italienne la patronne de l’école: «Nous devions la prier pour la conversion des garçons, tous susceptibles de se transformer en assassins si leurs bas instincts prenaient le dessus» (Bombardier, 1985: 77). Francine Noël se rappelle qu’il y avait une hiérarchie des sens, la vue et l’ouïe étant privilégiées et les trois autres rejetés avec dégoût:

Nos corps pouvaient être regardés et entendus. Ils ne devaient produire rien d’autre que des paroles et des chants. Le fait qu’il existât des choses sous la peau, glandes, viscères, fluides, humeurs et liquides, était, autant que possible, ignoré […] Pour les religieuses, le mot peau était obscène et le corps n’était que l’enveloppe de l’être humain. Ses parties se nommaient souliers, bas, robes, visage, béret et mains (Noël, 2005: 48-49).

Constamment rappelées à l’obéissance et à la soumission, et remplies d’aversion pour leur corps, bon nombre de jeunes filles, il n’y a pas lieu de s’en surprendre, ont traversé pendant l’adolescence une période de vague mysticisme, qui représente à la fois une évasion et une sublimation de leur sexualité naissante. À treize ans, tourmentée par des scrupules suscités par un sermon sur le French kiss, Denise Bombardier se perd dans des dévotions à Thérèse d’Avila: «Je […] préférais [au French kiss] les lévitations de sainte Thérèse d’Avila et je passai de longues périodes à la chapelle dans l’attente d’un miracle. J’espérais que ma foi fervente me permettrait enfin de m’élever au-dessus du commun, comme la grande mystique, mon modèle. Ainsi, les baisers et autres contacts physiques vulgaires ne seraient jamais mon lot» (Bombardier, 1985: 170-171). De toutes ces autobiographes, c’est France Théoret qui identifie avec le plus de précision les ravages exercés par cette formation sur l’estime de soi des jeunes filles: «J’avais le sentiment d’être née fatiguée, sans volonté, du côté de la saleté et de la culpabilité. J’avais si peu de valeur personnelle […]. Ma honte était continuelle» (Théoret, 2011: 30).

Et pourtant, pour toutes ces jeunes filles des quartiers populaires, le couvent était bien l’«univers calme, ordonné et enrichissant» évoqué par Micheline Dumont, à la fois un refuge permettant d’échapper aux conditions souvent chaotiques qui régnaient à la maison et une porte d’accès à une vie nouvelle, grâce aux connaissances dont elles étaient friandes. Denise Bombardier se souvient que «l’école [lui] procurait beaucoup de joie. L’encadrement des élèves, comme le règlement interne, imposait des contraintes mais, en même temps, représentait une sécurité que la maison ne pouvait [lui] apporter» (Bombardier, 1985: 76). Et Francine Noël, pensionnaire pendant la semaine au beau couvent des sœurs de Sainte-Anne à Lachine, y découvre un monde d’harmonie et de beauté, tout à fait à l’opposé de la situation qu’elle retrouve en rentrant chez sa mère chaque fin de semaine:

Un parc aux allées boisées nous tenait lieu de cour de récréation et la lumière pénétrait à flots dans les salles de classe par de grandes fenêtres à la française. […][J]e découvris que certaines religieuses aimaient aussi la littérature, l’art, l’Histoire. Elles avaient tout leur temps pour nous transmettre leurs passions. Le goût d’apprendre s’empara de moi […] (Noël, 2005: 55).

Comme Noël, plusieurs des auteures ont trouvé leur élan dans des cours de littérature et d’art, mais la géographie (une ouverture au monde) et le latin (par sa rigueur, mais aussi peut-être par son «inutilité» même) jouent aussi un rôle important dans leur déviation du trajet vers un avenir de «reines du foyer». Enragé quand il voit sa fille faire ses devoirs de latin, le père de la narratrice de Théoret s’écrie: «le latin n’est pas pour toi, ce n’est pas pour nous […] À quoi ça va te servir le latin? Qu’est-ce que ça va te donner?» (Théoret, 2006: 53-54). Et quand Janette Bertrand, qui veut faire son cours classique comme ses frères avant elle, plaide sa cause auprès de son père, il répond: «Un cours classique ? Pour changer des couches ! Bâtard, ti-fille, t’as pas besoin de ça!» (Bertrand, 2004: 77). Dans tous ces récits, la lecture est un moteur puissant de transformation et de libération: elle permet aux protagonistes de rompre leur isolement et d’envisager d’autres façons de vivre et d’autres modèles que ceux qu’on leur a présentés à la maison et à l’école. «Je lisais, lisais jusqu’à tomber de sommeil», se souvient Marcelle Brisson, fille d’une famille très pauvre, qui, appuyée par la lettre d’une de ses enseignantes, obtient une carte d’abonnée à la section adulte de la bibliothèque municipale. Grâce à cette carte, elle se met à lire Corneille, Racine et Molière («dont nous étudiions en classe les pièces édifiantes […] ou les comédies purgées de leurs excès»), ainsi que Dostoïevski, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Péguy et Claudel et les romanciers de l’entre-deux guerres. Tout le drame et l’audace de cette rencontre entre la vie du peuple et la culture de l’élite est captée dans l’image de Brisson et son amie Jeannine lisant les classiques à haute voix dans le tramway:

Ah! je me rappelle le tramway 35 que je prenais avec Jeannine pour aller changer nos livres à la bibliothèque municipale. Bien assises à notre place, nous lisions à haute voix des scènes de Roméo et Juliette, de Phèdre, du Malade imaginaire. Nos voisins, indulgents, nous prêtaient l’oreille (Brisson, 2000: 61).

Pour Lise Payette aussi, qui a grandi à Saint-Henri, l’encouragement donné par les religieuses est d’une importance capitale. À quatorze ans, traumatisée par la lecture de Bonheur d’occasion et par sa vision de la pauvreté comme un cycle interminable, elle se confie à sa maîtresse de neuvième année, qui lui explique qu’il s’agit d’une œuvre de fiction, et qu’elle n’a pas besoin de suivre le même trajet que la protagoniste Florentine Lacasse: «elle me répéta que je pouvais aspirer à ce que je voulais, que les portes ne seraient pas fermées, qu’en 1945 une fille pouvait viser aussi haut qu’elle le désirait et qu’il n’y aurait rien pour m’empêcher de me réaliser […] Je sortis de sa classe en me disant que j’allais montrer à Gabrielle Roy de quoi nous étions capables, à Saint-Henri. Je me suis juré qu’un jour elle entendrait parler de moi» (Payette, 1997: 69). Avant la fin de ses études secondaires, Payette aura assisté à des événements théâtraux tels que Les Fridolinades de Gratien Gélinas, écouté avec passion les radioromans de l’époque, dont les vedettes sont des acteurs comme Muriel Guilbault, Pierre Dagenais, Huguette Oligny et Guy Mauffette, découvert la musique classique et formulé avec ses amis le projet de fonder un centre culturel pour jeunes, «un lieu culturel bien à nous, où l’on pourrait écouter de la musique classique, de l’opéra, discuter des derniers livres parus, un lieu qui serait même doté d’un ciné-club» (Payette, 1997: 92-93). De plus, en tant que représentante de son école aux Jeunesses étudiantes catholiques, elle aura fait la connaissance de Gérard Pelletier, de Jeanne Sauvé et d’autres futurs dirigeants du Québec et du Canada. En somme, pour toutes ces auteures, le couvent, malgré ses restrictions, était la porte d’entrée à une vie autonome à une époque où l’on refusait ce droit aux femmes. Presque toutes, comme Lise Payette, font mention d’une religieuse qui leur a donné confiance en elles-mêmes à un moment décisif, et plusieurs notent le dévouement des religieuses à l’amélioration de la situation des filles de quartiers défavorisés. Lise Payette se souvient avec affection des sœurs de Saint-Anne, «qui ouvrent des horizons nouveaux pour les filles de familles ouvrières» (Payette, 1997: 73), et Marcelle Brisson rend hommage aux sœurs de Sainte-Croix, qui ont créé une situation tout à fait nouvelle pour les filles de familles pauvres pendant la Crise économique en ouvrant un externat dans lequel, au coût de 5 $ par mois, elles pouvaient faire les premières années du cours classique. En 1945, rappelle-t-elle, les sœurs de cette même communauté font encore une fois «acte de démocratie» en ouvrant les quatre dernières années du cours classique à des externes, et en permettant même aux étudiantes les plus fortes de sauter l’année de la Versification pour entrer directement en Belles-Lettres. Enfin, donc, «les filles de classe modeste pouvaient rêver d’aller à l’université» (Brisson, 2000: 72). Dans le même esprit, Denise Bombardier rend hommage aux communautés religieuses qui se sont engagées dans la lutte pour l’égalité des femmes à un moment crucial de l’évolution de la société québécoise:

Des religieuses aussi se battaient pour que les filles puissent avoir accès aux études classiques, chasse gardée presque exclusive aux garçons. Humiliées par les pouvoirs publics, qui ne leur accordaient aucune subvention, les dirigeantes de ces communautés religieuses enseignantes menaient le combat féministe, bien avant la lettre (Bombardier, 1985: 69).

Loin d’être monolithique, la vision de la vie couventine offerte par ces écrits capte, à partir d’expériences personnelles, les aspects positifs et négatifs d’une institution remarquablement solide, une institution qui, sans jamais perdre de vue sa mission de former des femmes chrétiennes pieuses et soumises, a pu offrir aux jeunes filles un amour de la connaissance et un encouragement à exceller qui allaient bien au-delà de cette mission conservatrice. Depuis l’époque de Marie de l’Incarnation, si l’on en juge par ces écrits, les communautés religieuses ont ouvert, à l’intérieur du cadre rigide de leurs croyances religieuses et idéologiques, un espace à certaines enseignantes capables d’aimer et d’inspirer leurs élèves et à des jeunes filles affamées des connaissances qu’elles seules pouvaient dispenser. 

 

Bibliographie

BERTRAND, Janette. 2004. Ma vie en trois actes, Montréal: Libre Expression, 415 p.

BOMBARDIER, Denise. 1985. Une enfance à l’eau bénite, Paris: Seuil, 223 p.

BRISSON, Marcelle. 2000. Le Roman vrai, Montréal: Québec/Amérique, 360 p.

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DELACHAUX-DORVAL, Andrée. 1987. Marie de l’Incarnation: modèle de femme 1864–1966 (de Casgrain à Groulx), Microforme 112 f.; 28cm.

DESSAULLES, Henriette. 2001. Journal. Deuxième, troisième et quatrième cahiers 1876-1881 (texte établi, présenté et annoté par Jean-Louis Major), Montréal, Bibliothèque québécoise, 397 p.

________. 1999. Journal. Premier cahier 1874-1876 (texte établi, présenté et annoté par Jean-Louis Major), Montréal, Bibliothèque québécoise, 213 p.

DUMONT, Micheline, Nadia FAHMY-EID, et al. 1986. Les couventines. L’éducation des filles au Québec dans les congrégations religieuses enseignantes, 1840-1960, Montréal: Boréal, 315 p. 

GAUDREAU, Claire. 1994. Les Délices de nos cœurs: Marie de l’Incarnation et ses pensionnaires amérindiennes 1639-1672, Sillery: Septentrion, 130 p.

GLOBENSKY, Marie-Louise. Journal (1862-1865). BAnQ, Fonds Alexandre-Lacoste, Boîte 6.

MARIE DE L’INCARNATION. 1971. Correspondance (édition établie par Guy-Marie Oury), Solesmes : Abbaye Saint-Pierre, 1077 p.

MARTIN, Claire. 2005. Dans un gant de fer, édition critique par Patricia Smart, Montréal: Presses de l’Université de Montréal, collection «Bibliothèque du Nouveau Monde», 667 p.

________. 1965. Dans un gant de fer, Montréal: Le Cercle du Livre de France, 235 p.

NOËL, Francine. 2005. La Femme de ma vie, Montréal: Leméac, 165 p.

PAYETTE, Lise. 1997. Des femmes d’honneur. La vie privée 1931-1968, Montréal: Libre Expression, 279 p.

PERRAULT, Ghislaine. Journal (1922-1936), BAnQ, Fonds André-Laurendeau, Boîte 71 P2/B.

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THÉORET, France. 2011. Hôtel des quatre chemins, Lachine: Pleine Lune, 117 p.

________. 2006. Une belle éducation, Montréal: Boréal, 148 p.

________. 1993. Journal pour mémoire, Montréal: L’Hexagone, 241 p.

  • 1
    La première constitution des Ursulines de Québec, rédigée par Marie de l’Incarnation pour tenir compte des conditions du Nouveau-Monde et adoptée en 1647, permettait aux religieuses, malgré la règle du silence, de parler brièvement et de montrer de l’affection pour leurs élèves, «particulièrement envers les séminaristes sauvages qui doivent être les délices de leur cœur».
  • 2
    Les références à ce livre dans l’article qui suit sont tirées de l’édition critique. Voir Martin 2005.
  • 3
    Conservées dans le Fonds Claire-Martin, 1956-1986, Bibliothèque et Archives Canada.
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