Entrée de carnet

L’immédiateté de l’image contemporaine

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

Dans Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse (Paris, Hazan, 2010), Vincent Lavoie parle entre autres de l’accélération des processus de transmission de l’image et de l’effet de l’immédiateté qui en découle. L’argument s’inscrit dans une histoire des développements de la photographie de presse et de ses modes de diffusion. Il cite ainsi Jack Price qui déclare : « Aujourd’hui, l’événement et sa reproduction photographique coïncident presque. Le court délai entre un incident, où qu’il se manifeste, et son compte-rendu illustré à travers le monde n’est pas moins que miraculeux. » (p. 67) On ne saurait être en désaccord avec une telle assertion… Mais ce qui étonne surtout est qu’elle ne rend pas compte de notre réalité à nous, en ce début du XXIe siècle, mais de ce qui se passait au milieu des années trente. L’essai de Price, News Pictures, date de 1937 (New York, Round Table Press)!

Lavoie, Vincent. 2011. «Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse» [Couverture]

Lavoie, Vincent. 2011. «Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse» [Couverture]
(Credit : Lavoie, Vincent)

L’effet d’immédiateté, celui que nous ressentons maintenant avec Internet, les réseaux sociaux, les sites de partage de photos, etc., n’est pas nouveau. D’un développement technique à l’autre, l’effet ressenti a souvent été une accélération de la vitesse de traitement et une immédiateté de plus en plus grande entre l’événement et sa diffusion. Price avance qu’ils se « coïncident presque ». Tout est dans ce « presque », que l’on peut étirer ou réduire selon son bon vouloir… Mais une chose paraît évidente maintenant. Avec la première Guerre du golfe et avec les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le « presque » est tombé, ou alors il a atteint un nouvel état de compression. L’événement est retransmis, et dans le monde entier, au fur et à mesure qu’il se déroule, même un événement aussi limité en termes d’intervalle que l’effondrement des tours jumelles du WTC, qui survient en moins de quelques heures. Au lieu d’un avant et d’un après de l’événement – les édifices avant et après l’incendie, le champ avant et après la bataille –, nous avons droit au pendant, c’est-à-dire l’événement dans son immédiateté même, si on oublie les quelques instants que prennent les images pour être transmises.

Les propos de Price font rire en raison du décalage entre les dispositifs techniques des années trente et les nôtres dans leur capacité à susciter une impression d’immédiateté. Mais, je suis obligé de reconnaître que l’immédiateté n’est pas une donnée objective, du moins dans l’usage qui en est fait ici; elle est d’abord et avant tout une impression, une expérience du temps, nécessairement fluctuante et soumise à de multiples pressions. Price et moi pouvons bien avoir la même impression d’immédiateté, bien qu’elles dépendent de temporalités différentes. L’impression d’immédiateté rend compte de l’écart entre ce qui est attendu comme délai entre deux moments d’un processus (événement et sa transmission), et ce qui est réalisé. Dans l’impression d’immédiateté, les capacités du dispositif technique dépasse les attentes initiales. Et dans l’impression de lenteur, les capacités sont en deçà desdites attentes.

Évidemment, de telles comparaisons laissent songeur. Par exemple, sur quel dispositif technique reposera, en 2057, l’impression d’immédiateté, qui fera ressembler celle de 2011 à celle de 1937 pour nous? Pouvons-nous comprimer encore plus les délais entre les deux moments? Certaines versions dystopiques du futur suggèrent que nous aurons droit à une diffusion de l’événement qui précédera son actualisation (Minority Report, etc.), façon bien entendu d’ouvrir la voie à toutes les manipulations possibles. Mais si on oublie ces récits de science-fiction, quels seront les fondements de cette impression renouvelée d’immédiateté? Parmi les pistes possibles, une fois la question du temps réglée (on ne peut pas précéder son propre temps), il y aura sûrement une augmentation de la résolution de l’image diffusée qui donnera une impression plus grande de présence. Ce sera « comme si on y était », les images en gigapixel (terapixels?) nous donnant une impression de profondeur et de densité dépassant nos propres expériences du monde. Il y aura aussi, on peut l’imaginer, une interactivité plus grande. Nous pourrons manipuler ces images, faire des zooms in et out, nous déplacer dans ces images qui laisseront ainsi une impression de 3D de plus en plus réaliste. Nous pourrons aussi choisir nos points de vue, de multiples caméras offrant des angles variés, parmi lesquels nous pourrons choisir. La qualité du son permettra une impression d’immersion inégalée.

En fait, l’immédiateté sera complétée par des effets d’immersion, qui assureront que cette coïncidence entre l’événement et sa transmission n’exprimera pas seulement une relation temporelle, mais spatiale, un rapport de proximité, voire de coprésence.

Cette quête de l’immédiateté, on peut en faire l’hypothèse, c’est celle d’une vision et d’un savoir panoptiques sur le monde. Tout voir afin de tout contrôler. Comme si le savoir sur un événement se calculait à la précision du détail de l’image qui en est faite plutôt qu’à la compréhension de ses tenants et aboutissants.

BibliographieLavoie, Vincent. 2010. Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse. Paris: Hazan, 240p.Price, Jack. 1937. News Pictures, New York, Round Table Press, New York: Round Table Press, 230p.

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