Entrée de carnet

Dialectique de l’espace intime dans le roman «Chant pour enfants morts»

Paul-Alexandre Canuel
couverture
Article paru dans Paysages, parcours, cartes, habitations, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Noémie Dubé (2019)

À l’instar du « champ littéraire [qui] se réorganise périodiquement par une redistribution des valeurs » (Boyer, 2008 : 20-21), les perspectives épistémologiques se chevauchent et se concurrencent en fonction d’enjeux paradigmatiques engendrant des approches et des courants théoriques. Suite au déclin du linguistic turn qui dominait les sciences humaines dans les années 1960, émerge, dans les années 1980, un tournant spatial (Collot, 2018 : 29) qui se développe considérablement autant en études culturelles (Mattelat et Neveu, 2010 : 104-105) que dans les sciences sociales en général (Besse, 2010 : 1). Cependant, ce tournant ne semble pas se manifester ad nutum en études québécoises.

Docteur-Chris. Année inconnue. “Is this house haunted?” [photographie]

Docteur-Chris. Année inconnue. “Is this house haunted?” [photographie]
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La production de l’époque s’exprimant à travers une « phase intimiste » (Gauvin, 2006) émergente en littérature québécoise, « l’intime et le privé [sont] au cœur de nombreuses recherches, aussi bien en art et en littérature que dans les sciences humaines et en droit.» (Lacroix et Thellen, 2000 : 11) Pourtant, la « problématique de l’espace […] s’actualise d’une façon bien particulière dans le contexte littéraire québécois et ce, depuis ses origines » (Lepage, 2010 : 34). Que ce soit lors des premiers écrits des explorateurs qui s’extasiaient lors de la découverte du territoire au XVIe et XVIIe siècle ; chez les régionalistes qui soutenaient que c’est par l’ancrage « dans notre milieu et notre société, que notre littérature [atteindrait] sa véritable légitimité » (Tremblay et Gaudreau, 2002 : 164) ; ou par le réinvestissement du territoire en littérature contemporaine par l’émergence d’un néo-terroir et d’un néo-régionalisme (S. Archibald, G. Pettersen, L. Tremblay, etc.), l’espace semble avoir toujours joué un rôle important en littérature québécoise. C’est pourtant plus récemment, au tournant des années 2000, que l’espace semble se développer comme champ d’études, à la fois par endotopie (néo-terroir, néo-régionalisme, etc.) que par exotopie (récit de voyage, récit de l’étranger, etc.).

Dans cette lignée, nous tenterons de contribuer à ce récent chantier d’études. Considérant, d’emblée, l’espace romanesque comme « l’ensemble des relations existant entre les lieux, le milieu, le décor de l’action et les personnes que celle-ci présuppose, à savoir l’individu qui raconte l’histoire et les gens qui y prennent part » (Weisgerber, 1978 : 13-14), nous nous intéresserons, dans le cadre de ce texte, au traitement de l’espace dans le roman québécois contemporain Chant pour enfants morts de l’auteur Patrick Brisebois. À l’instar de la topo-analyse de Gaston Bachelard, nous nous consacrerons ici plus particulièrement à « l’étude psychologique systématique des sites de [la] vie intime.» (Bachelard, 1992[1957] : 27) Toutefois, notre approche se veut avant tout sémiotique. Nous considérons donc, à cet égard, que le « récit d’espace est à son degré minimal une langue parlée, […] qu’il est articulé par une “focalisation énonciatrice”» (Certeau, 1990 : 191, souligné dans le texte). De cette manière, l’espace diégétique devient alors « une forme susceptible de s’ériger en un langage spatial permettant de “parler” d’autre chose que de l’espace» (Greimas, 1976 : 130). Notre objectif sera donc d’utiliser les signes spatiaux pour traiter de l’intériorité des personnages.

L’organisation de l’espace repose fondamentalement sur « deux types de faits : la posture et la structure du corps humain, et les relations (qu’elles soient proches ou distantes) entre les êtres humains.» (Tuan, 2006 : 38) Ainsi, une attention particulière portée à la corporalité, aux relations interpersonnelles et aux rôles de certains lieux devrait nous fournir les matériaux nécessaires à l’étude de ce que nous nommerons ici l’espace intime.

Notre projet se divisera en trois grandes sections précédées d’une section plus courte présentant quelques considérations théoriques de ce que nous entendons par « espace intime ». Le premier segment de l’analyse se focalisera sur la portion de récit se déroulant à Montréal. Il y sera d’abord question de la distanciation interpersonnelle des personnages suivie d’une allusion à la conception de l’espace montréalais comme lieu du déplacement intérieur. La deuxième partie de cette étude envisagera Redfield Park comme espace de l’enfance et de la frontière entre Isidore et sa mère. Puis, comme espace de la maison et du chez-soi. La dernière section, pour sa part, concernera la mise en relation de l’espace intime comme recherche d’un chez-soi dans un monde dépeuplé. Ensuite, nous montrerons que les signes de déstructuration du temps dans les lieux des derniers chapitres servent à mettre en relief un éventail d’éléments de l’intime.

Considérations théoriques

Espace intime

Tout d’abord, en nous inspirant du professeur Daniel Chartier, du designer Thomas Guillaumot et du géographe humaniste Yi-Fu Tuan, nous soumettons ici une conceptualisation synthétique et opératoire de l’espace en tant que « matrice à laquelle viennent se greffer des lieux signifiants » (Chartier, 2013 : 19). Un lieu se veut donc « une quantité relative d’espace » (Guillaumot, 2004 : 80) qui devient signifiant en localisant, concrètement, des « centres liés à des valeurs » (Tuan, 2006 : 8).

En tant qu’espace, l’espace intime nous amène à considérer une pluralité de lieux intimes. Bien que nous soulignions la prééminence du lieu d’origine comme faisant partie de la genèse de l’individu, tout lieu recèle une potentielle valeur d’intimité lui permettant de possiblement s’inscrire dans l’identité d’un individu. De plus, cette intimité est susceptible de se développer par la durée de l’habitation du lieu, par la qualité des personnes qui le fréquentent ainsi que par l’intensité de l’affect et des expériences qui lui sont associés.

Dans le même ordre d’idée, l’espace intime comprend aussi la notion de chez-soi (home) (138-150) telle que formulée par Yi-Fu Tuan. Selon cette proposition, le chez-soi est généralement associé à la maison en tant que source de réconfort et de stabilité. Celui-ci se trouve aussi fortement connoté par la cohabitation puisque « les biens et les désirs sont importants, mais les autres êtres humains restent les vraies valeurs et la source de sens » (140). Plus encore, Tuan nous rappelle, au passage, que « le chez-soi peut très bien être une autre personne, […] un être humain peut “se loger” à l’intérieur d’un autre.  » (141)

Cette dimension d’intimité présentée ici n’est pas uniquement caractérisée par une valeur positive, mais davantage par une intensité polarisante. En ce sens, une polarité positive et réconfortante peut ainsi s’inverser et devenir souffrante. À ce propos, Tuan dit qu’en « absence de la bonne personne, les choses et les lieux perdent rapidement leur signification, de telle sorte que leur durée devient plus irritante que réconfortante.» (142)

En refermant cette parenthèse théorique, glissons un mot sur le rapport entre l’habiter et l’espace intime. Mathis Stock dit de « l’espace habité [qu’il] est celui qui est investi émotionnellement » (2004 : 3). Or, cette vision concorde avec la conception tout juste présentée dans la mesure où l’intimité du lieu se développe à travers la charge affective qui lui est associée. Nous souhaitons toutefois ajouter que l’espace intime prend sens par la « “mis[e] en reliefs” [des espaces objectifs avec] les images profondes à travers lesquelles chacun construit son identité.» (Wunenburger, 2018 : 80) Cet espace peut alors être considéré comme une modalité de l’habitation, une façon d’approcher l’habiter « comme moyen d’aborder sous toutes ses coutures le problème de la relation des hommes au monde, qui est aussi celui des hommes à eux-mêmes à travers le monde» (Lazzarotti, 2006 : 87).

Dans notre analyse, nous commencerons par aborder la distance en tant que notion révélatrice à la fois de l’aspect spatial, mais aussi de la dimension affective des relations entre les personnages puisque, pour le dire avec Tuan, « les sens de “proche” et “distant” sont un composé des différents degrés de l’intimité interpersonnelle et de la distance géographique. » (2006 : 54)

Montréal : Cohabitation distancée et déplacement intérieur

Le récit de Chant pour enfants morts débute à Montréal alors qu’Isidore séjourne à l’appartement de Marilyn pour nourrir son chat pendant qu’elle est partie en France pour deux semaines. Il s’agit de la partie du roman la plus ancrée géographiquement : l’appartement de Marilyn se situe dans le Mile End ; Isidore fait allusion à « des beuveries au Laïka sur Saint-Laurent » (Brisebois, 2011 [2003] : 9), il sort avec July et Fante « à L’Hémisphère gauche, rue Beaubien » (19).

Habiter distancé : spatialisation de l’intérêt

Concernant l’espace montréalais, nous nous intéresserons d’abord à la relation entre le « sens d’intimité et de proximité géographique» (Tuan, 2006 : 54) — puisque la valeur d’intimité d’un lieu s’acquiert généralement par la proximité ainsi que par la cohabitation. Cette tripartite — spatialisation physique, proximité intime et cohabitation — nous procurera d’ailleurs des pistes significatives concernant le chez-soi d’Isidore.

Au début du deuxième chapitre — ce qui est encore au tout début du récit puisque le roman est composé de 41 courts chapitres — Isidore dit, en tant que narrateur-personnage : « Je tourne en rond dans l’appartement de Marilyn. Le chat est nourri. Les araignées dorment. L’hiver m’écrase. Un océan nous sépare.» (Brisebois, 2011 [2003] : 13) Habituellement, la valeur d’intimité de la maison est amplifiée en hiver puisqu’elle se présente comme refuge primordial contre l’inhospitalité de l’extérieur, nous renvoyant à notre vulnérabilité (Tuan, 2006 : 139). Toutefois, ici, Isidore tourne en rond dans l’appartement, mais aussi dans sa vie, dénué de projet transcendant pouvant donner sens à son existence. Dans la même page, il dit :

Je suis un moins que rien. Je ne fais rien depuis trois jours. [..] Je n’ai rien à boire, je n’ai pas d’argent. Le frigidaire est presque vide. Quatre heures de l’après-midi et il fait déjà noir. […] Ce n’est pas un endroit où vivre, ce pays. Le chat me regarde comme si j’étais un hamster mort dans une cage. Rien d’intéressant ici-bas. Il s’emmerde autant que moi. (Brisebois, 2011 [2003] : 13)

Isidore, alors écrasé par cet univers inhospitalier, ne semble pas posséder de maison propre ou d’endroit pouvant assurer cette fonction de lieu-refuge. L’appartement de Marilyn ne peut offrir cette fonction protectrice de manière opérante puisqu’un océan les sépare. Ce lieu associé à Marilyn ne peut donc plus s’intégrer dans le chez-soi d’Isidore puisque cette distance d’océan s’avère autant géographique que métaphorique. La solution que trouve Isidore, pour contrer sa déprime et sa solitude, est d’appeler July : « l’ex-femme de [sa] vie » (13). La distance connotant à la fois « des degrés d’accessibilité et aussi d’intérêt » (Tuan, 2006 : 52), Isidore se sent alors très près de July, et dira : « Henry Miller avait sa June. Moi j’avais July et je l’ai encore dans la peau, dans les os, je ne peux rien y faire, c’est comme ça » (14).

Quelques pages plus loin, Marilyn revient à Montréal, mais la distance entre les personnages demeure. De la même manière que la « relation de l’homme et de l’espace n’est rien d’autre que l’habitation pensée dans son être » (Heidegger, 1980 [1958] : 188), la distance d’océan qui sépare Isidore de Marilyn reste bien présente malgré le rapprochement géographique. Ainsi, alors que Marilyn tente d’aguicher Isidore, lui pense aux chats, puis au roman que Marilyn est en train d’écrire ; on entre alors dans son fil de pensée :

Je pense à la température dehors, moins vingt degrés Celsius, je pense à Bukowski et à sa vie difficile à Los Angeles, je pense que là-bas au moins il fait chaud, qu’on peut dormir dehors si on veut, qu’il pouvait se la couler douce sur son balcon. Ici on peut à peine sortir, ici c’est carrément l’enfer, ici écrire sur sa vie c’est autre chose. Comment ne pas virer cinglé pendant ces longs mois de froid et de noirceur ? Je pense à Dostoïevski. Lui aussi se gelait les couilles, à Saint-Pétersbourg. (Brisebois, 2011 [2003] : 31-32)

C’est dire que même si Marylin et lui sont physiquement collés l’un contre l’autre, mentalement, Isidore est à Los Angeles et à Saint-Pétersbourg. Affectivement, il est entièrement dans un ailleurs.

En somme, la distance géographique présente entre Marilyn et Isidore en début de récit se transmute en distance affective qui engendre la désagrégation du couple, mais aussi de l’intérêt que porte Isidore aux choses de son environnement. Comme le mentionne Heidegger, la « perte même du contact avec les choses, qui est observée dans les états de dépression, ne serait aucunement possible si un état de ce genre ne demeurait pas, lui aussi, ce qu’il est en tant qu’état humain, à savoir un séjour auprès des choses.» (1980 [1958] : 188)

Stéréotypie et idée du lieu : l’Être déplacé

Dans la précédente section, nous avons traité de la distance intime, exposée dans la portion du récit qui se déroule à Montréal, à travers l’étude de ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Heidegger, l’habitation pensée de l’être, juxtaposée à l’étude des signes spatiaux dans les réflexions du protagoniste.

Pour continuer notre étude, abordons maintenant plus directement Montréal en tant qu’espace diégétique dans Chant pour enfants morts. Dans cette optique, nous devons préalablement dégager quelques caractéristiques particulières à cette conception de l’espace. En premier lieu, tout espace diégétique est lacunaire. Comme tout texte, il « n’est pas autre chose qu’une machine présuppositionnelle» (Eco, 2015 [1985] : 27). Son étude demande donc un travail coopératif entre le texte et la lectrice ou le lecteur qui doit faire appel à son encyclopédie1 Dans la théorie sémiotique d’Umberto Eco, la lectrice ou le lecteur détient un ensemble de connaissances composé de ses savoirs et de ses compétences de lectures. C’est cet ensemble qu’Eco appelle l’encyclopédie. Cette encyclopédie permet à la lectrice ou au lecteur de faire des inférences, c’est-à-dire de faire des liens dépassant le texte, de se créer des attentes et de faire des hypothèses de lecture. (Eco, 2015 [1985] : 27).  De plus, nous considérons le lieu, réel ou fictif, « avant tout comme un réseau discursif, […] une accumulation de discours » (Chartier, 2013 : 1). La représentation ou simplement l’évocation d’un lieu renvoie donc de facto à une portée symbolique dépassant sa description. La lecture engendre ainsi la réactivation d’un pré-savoir regroupant tous les autres discours portant sur un même lieu. Dans cette optique, nous aborderons le traitement de Montréal dans un texte de Daniel Chartier ainsi que dans un article de Pierre Ouellet en les mettant en perspective avec notre lecture de Chant pour enfants morts.

Étudiant l’éthos de Montréal à travers deux romans des années 90, Pierre Ouellet dit de Montréal qu’« on y a déménagé comme on fait naufrage […], fuyant un passé qui nous rattrape à tout bout de champ » (2002 : 26-27). Dans cet ordre d’idée, l’espace montréalais engendre alors, « une chute à la fois morale et physique » (23), une descente « “par en dedans”, d’un lieu à l’autre de soi » (30), « sans possibilité aucune de comprendre le but de ce chaos qu’incarnent la ville et leur vie » (31). Or l’idée de cette descente résonne tout particulièrement dans Chant pour enfants morts puisque celle-ci s’actualise d’abord de manière physique. Ainsi, revenant d’une sortie avec Fante, Isidore dit :

Le retour n’a pas été facile, il y avait une sorte de verglas, je ne tenais plus sur mes pieds, me retrouvais à chaque coin de rue sur le dos comme une tortue. […] Ça m’a pris un bon dix minutes avant de réussir à débarrer la porte. Je vacillais, tombais tête première contre elle. […] Je réussis à entrer, puis je trébuche aussitôt dans ses bottes et souliers qui traînent et m’étale dans le couloir. Je reste allongé, me retourne lentement sur le dos dans l’obscurité. (Brisebois, 2011[2003] : 39)

Après s’être manifestée physiquement par l’affalement du personnage sur le plancher de l’appartement de Marilyn la chute se transpose en descente intérieure :

Me voici effondré comme une loque, le cœur au bord des lèvres, trempé, sale, inutile, sans charme, sans avenir, sans aucun respect pour les gens, les filles, ma blonde. […] [Q]uelque chose a sauté quelque part dans ma caboche, probablement à cause de l’alcool. Non, en fait, ça remonte à beaucoup plus loin, quand j’étais petit gars. Je me souviens : j’avais dix ans et je ne voulais plus vivre. […] Déjà j’étais enclin aux pulsions de mort. (40)

Plus encore, Pierre Ouellet qualifie les personnages de son étude de « déplacés […] qui ne sont jamais à leur place » (2002 : 28). Abordant l’immigration de province et la dichotomie entre le Nord et Montréal, Daniel Chartier fait aussi ressortir le terme déplacé. Ce mot porte alors plusieurs connotations, dont celle d’un « “exil sans départ”, inquiet et inachevé » (Chartier, 2007 : 414). Chartier note aussi que ces déplacés ne réussissent pas à « régl[er] le différend qui les a forcé à s’éloigner de leur origine » (412). En ce sens, Isidore est un déplacé. Natif de Redfield Park, il porte avec lui un passé irrésolu.

Ouellet dira aussi que la ville amène le messager sans message, « un pur dire […] sans aucun dit » (2002 : 25), « [q]uelque chose reste caché, indévoilé » (27). En écho, Isidore se rappelle que quelque chose s’est produit dans son passé. Un événement déclencheur de ses pulsions de mort, fondateur de son mal de vivre. Toutefois, le personnage, maintenant installé à Montréal, est incapable de se remémorer l’événement en question. La narration doit alors effectuer un retour dans le passé pour accéder à cette mémoire enfouie. Ainsi, c’est à partir de ce moment que le lieu d’origine — Redfield Park — prend une place prédominante dans le récit.

Redfield Park : Frontières et enfance

Redfield Park, espace fictif de l’enfance d’Isidore en banlieue, est une référence toponymique au réalème Greenfield Park remplaçant le vert « [e]nveloppant, calmant, rafraîchissant, tonifiant » (Chevalier et Gheerbrant, 1985 : 1157) par le rouge « couleur de feu et de sang » (Chevalier et Gheerbrant, 1985 : 960). Dans un autre ordre d’idée, notons que la première frontière de l’individu est celle du moi-peau comme « limite de l’être » (Vion-Dury, 2000 : 95). L’espace entre l’individu et sa « première autre, la mère » (94), forme ainsi son premier espace intime de même que sa première « expérience de la bordure ou de la limite, spatiale, mais aussi temporelle » (Nepveu, 2004 : 82). Plus spécifiquement, dans Chant pour enfants morts, « la mère [en tant que] lieu primordial de l’enfant » (Tuan, 2006 : 33) est partagée entre Jane et Isidore lors de la grossesse. Cet avènement comme « sorte d’événement important […], le retour au présent, une sorte de mort au quotidien » (Brisebois, 2011 [2003] : 53-54) semble avoir le pouvoir de contrebalancer le passé associé au suicide de Mary, la sœur de Patricia, mère du protagoniste. Narrant l’accouchement de Patricia — donc sa propre naissance — Isidore dit : « Jane ne me suit pas, ne sortira pas.» (63) Or, cet événement devait amener la vie et engendrer l’émancipation face au passé. Cela cimente plutôt la mort dans l’espace intime maternel autant chez la mère que chez le fils. Patricia plonge effectivement dans une « tristesse qui [la] prend au ventre et qui [l]’empêche d’être comme les autres mères » (74). À ce sujet, elle observe :

Je me sens aussi vivante qu’une feuille morte détrempée dans la boue en automne. Je me sens toujours triste. […] Tout devient glacial et moi-même je deviens glacée […]. Je sais que quelque chose de spécial m’attend. Je le sens et c’est grâce à toi, ma chère Jane, que cela pourra se produire, dans cette rue de banlieue parmi les dévorés vivants. J’emprunte à nouveau l’escalier qui mène à la cave. Ma vie est un album photo jauni, caché dans le plus creux des tiroirs, et cet album est maudit, et je vous montre. Photo après photo m’accompagnent à chaque pas que je fais, à chaque corps flou que je croise. Elles resteront fixées en moi pour toujours.  (74)

Malgré sa mort, Jane reste un être au pouvoir salvateur. De fait, elle représente, pour Patricia, l’espoir d’un deus ex machina qui l’amène à la cave, chez cet «être obscur de la maison […] qui participe aux puissances souterraines. » (Bachelard, 1992[1957] : 35) Entrant dans l’espace du fantasme, Patricia se met à croire que sa sœur « lui a jeté une malédiction avant de mourir pour la détruire, elle et sa famille. La mort de Jane dans son ventre, Théodore amoureux de cette Véronica, la chose ailée qu’elle a vue […] dans la cour. Sa malédiction a germé et poussé comme de la mauvaise herbe.» (Brisebois, 2011 [2003] : 101-102) Le suicide de Mary devient alors « une cause à tout faire, une explication systématique de tout ce que le sujet [Patricia] produit, l’identifiant au traumatisme qu’[elle] a vécu, [la] laissant sans issue » (Ansermet, 2004 : 25).

Alors qu’il entend la pluie — symbole « habituel de la fertilité, de la revivification » (Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 885) — « tomber sur le toit de la maison » (Brisebois, 2011 [2003] : 72), le jeune Isidore dira : « J’ai envie d’aimer ma mère de tout mon cœur, mais elle me fait peur quand elle me regarde. Des fois, je sens qu’elle ne m’aime pas ou bien qu’elle a peur, elle aussi. » (72-73) Si l’on se rapporte au propos de Tuan, un « monde nouveau effraie peu le jeune enfant pourvu que sa mère ne soit pas loin puisqu’elle est pour lui un environnement familier et un abri. Sans la présence d’un parent — sans lieu fixe — un enfant est à la dérive. » (2006 : 33) Malheureusement, dans Chant pour enfants morts, la relation maternelle est dans l’incapacité de procurer cet abri voire même un environnement simplement familier. Le père, peu présent, ne peut compenser puisqu’il passe ses journées « dans sa banque ou sous sa voiture, avec seulement ses jambes qui dépassent. » (Brisebois, 2011 [2003] : 119)

La Maison et le chez-soi

Si l’on se fie à Tuan, le chez-soi est généralement associé à la maison (2006 : 146) et à la cohabitation qu’elle implique la plupart du temps. Toutefois, la maison d’enfance d’Isidore à Redfield Park correspond peu aux vertus de réconfort, d’abri et de quiétude généralement associées au chez-soi : le décor est délabré, « le plafond [est] jaunâtre [et] lézardé de fissures. […] Les rénovations coûtent cher et leur budget est serré » (Brisebois, 2011 [2003] : 60). Alors personnage-narrateur, Patricia compare la maison à l’enfer disant : « La maison pourrait brûler et s’effondrer mais pour nous les murs resteront toujours debout, car le monde reste le même dans l’antichambre de l’enfer. » (74) La cohabitation ne parvient pas non plus à agrémenter le lieu. Aucune interaction interpersonnelle ne réussit à donner lieu à une conversation profonde, à un contact sincère et empathique. Par exemple, alors que Patricia tente d’expliquer à Théodore (le père d’Isidore) que tous les appareils dans la maison se dérèglent étrangement et qu’elle a parfois « l’impression d’entendre des voix » (91), il lui répond que « tout brise après la date d’expiration de la garantie [et que] ça va encore [lui] coûter les yeux de la tête. » (91)

En se référant à Jean Weisgerber, Nathalie Ducharme dira de l’espace romanesque « qu’il est anthropomorphe, c’est-à-dire qu’il trahit la condition matérielle ou l’état mental des personnes qui l’occupent et qu’il agit aussi directement sur leur vie. » (2007 : 36) C’est précisément ce que donne à voir Chant pour enfants morts, alors que l’espace de la maison semble se moduler — ou à tout le moins interagir — avec les mouvements intérieurs des personnages. Cet espace du chez-soi devient ainsi actant par l’altération de sa perceptibilité sensorielle. Cet effet se remarque une première fois au chapitre 14. Alors qu’elle écoute un disque de Simon and Garfunkel, Patricia observe que la « journée devrait être comme toutes les autres, mais quelque chose a changé. L’éclairage n’est plus le même, la musique ne l’apaise plus. Elle ne réussit pas à se convaincre que tout ce qui l’entoure fait partie de sa vie. » (Brisebois, 2011 [2003] : 61) Par la suite, tous les « appareils » (radio, télévision, tourne-disque, aspirateur, etc.) dans la maison se détraquent, comme pour refléter la dégradation la relation conjugale entre Patricia et Théodore et, par la même occasion, celle de la cohésion de la cellule familiale. Ainsi, tandis que Théodore pense à son amante Véronica, « la télévision se met à émettre un son aigu, strident. L’image s’embrouille, les têtes de l’animateur et de son invité se tordent, s’étirent comme du caoutchouc de haut en bas, de gauche à droite, et enfin l’écran se couvre de neige et le son aigu s’amplifie. » (89-90)

Plus encore, lorsque Théodore quitte Patricia, c’est la maison qu’il blâme en disant : « je ne suis plus capable de sentir cette maison, son odeur sur mes vêtements, ses plantes mortes, ses murs sales, toutes ces choses qui se brisent et que je dois toujours racheter » (98). Il retourne rejoindre Véronica puisque pour lui l’extérieur est « un monde horrible et triste, lugubre, [alors que] tout était chaud et réconfortant chez elle, dans son salon, dans ses cuisses. » (88) Véronica devient donc un chez-soi pour Théodore, bien que, malgré lui, cela ne soit que temporaire.

Après que Théodore a annoncé à Patricia son intention de ne pas revenir, une panne de courant très localisée se produit, les plongeant tous deux dans la noirceur. Théodore, alors chez Véronica, « ouvre la porte-fenêtre et sort sur le balcon, observe les étoiles et le quartier. Les lampadaires de la rue sont allumés et tous les immeubles du quartier éclairés, celui de Véronica inclus. La panne est seulement dans son appartement. » (98) Dans la maison familiale, le « même phénomène se produit […]. Le salon est plongé dans le noir. [Patricia] regarde par la fenêtre. Il y a de la lumière et l’éclat bleuté des télévisions dans toutes les maisons. Les lampadaires de la rue fonctionnent également. C’est juste ici, pense-t-elle. » (98-99) À cet égard, la maison rejoint la figure du genius loci qui « prête ainsi aux lieux des qualités intrinsèques » (Lahaie, 2009 : 28) et « agit comme un révélateur de notre propre monde intérieur. » (Collot, 2014 : 200)

Par ailleurs, l’espace de la maison contient aussi le spectre de Jane. Fixant la tapisserie ornant les murs de sa chambre, Isidore y voit « un enfant […] qui serait prisonnier et qui tenterait d’en sortir » (Brisebois, 2011 [2003] : 76). Observant ses cheveux longs et noirs, Isidore devine qu’il s’agit d’une fille, ce qui nous permet de comprendre que nous avons affaire au  spectre de Jane. D’ailleurs, cette habitation du logis par Jane se transpose aussi chez Isidore, une fois adulte. Ainsi, lors de l’une des rares scènes se déroulant à l’appartement d’Isidore, à Montréal, Jane l’attend, « assise à la table de la cuisine » (28) alors qu’il revient du Salon du livre. C’est dire qu’il y a non seulement superposition entre les maisons d’Isidore, puisqu’elles contiennent toutes deux Jane, mais aussi progression dans la mesure où Jane n’est plus prisonnière des murs d’une seule demeure, bien qu’elle soit encore une apparition.

Mise en relation de l’intime

Un monde dépeuplé

Selon Tuan, les « gens regardent en arrière pour différentes raisons, mais il en est une qui est partagée par tous : le besoin d’acquérir un sens de soi et de son identité. » (2006 : 187) Le récit rétrospectif d’Isidore commence par une mort — celle de sa sœur jumelle à la naissance — et se termine aussi avec une mort — celle de son ami Fante dans l’incendie du chalet de son père, alors qu’il était enfant. Pourtant, Jane et Fante apparaissent tous deux dans la portion du récit se déroulant à Montréal.

Comme le disait Pierre Nepveu, à propos de Montréal dans l’imaginaire québécois, cet endroit nous apparaît désormais « comme ville du leurre, comme déploiement d’erreurs, de trompe-l’œil, de quiproquos. » (2004 : 51) À Montréal, la vie d’Isidore semble être dans une impasse : sa carrière d’écrivain semble être au point mort ; personne ne vient le voir au Salon du livre ; ses projets d’écriture n’avancent pas ; il passe son temps à boire et semble avoir une propension à faire le vide autour de lui. Pour lui, « tout […] devient ridicule et absurde. Les années d’incompréhension et de solitude s’accumulent. […] Le monde devient un endroit trop froid et dépeuplé pour qu’on y vive. Tout devient glacial comme le vide qui noircit l’univers. » (Brisebois, 2011 [2003] : 27)

Aux yeux de Tuan, les « objets ancrent le temps. Bien sûr, ils n’ont pas besoin d’être des possessions personnelles. […]  Nous pouvons aussi retrouver notre histoire personnelle en gardant contact avec des gens qui nous ont connus lorsque nous étions petits. » (Tuan, 2006 : 188) En ce sens, la présence de Jane et Fante à Montréal serait donc, pour Isidore, une manière de retrouver un sens de soi, un sens du chez-soi malgré ce monde « froid et dépeuplé ». A contrario, le récit de Redfield Park se présente plutôt comme une tentative d’effacer, ou plutôt de réécrire, le passé « le considérant comme un fardeau à l’image des possessions matérielles. » (189) Cette remémoration — comme toute tentative de remémoration de la ville idéale, selon Pierre Nepveu — « se rapproche du mythe : mythe du recommencement qui tourne mal, mythe d’un échec splendide » (2004 : 113).

Le temps aboli

Dans sa poétique de l’espace, Bachelard dit :« L’espace est tout […]. La mémoire […] n’enregistre pas la durée concrète […]. On ne peut revivre les durées abolies. On ne peut que les penser, que les penser sur la ligne d’un temps abstrait privé de toute épaisseur.» (1992 [1957] : 28) Ainsi, la mémoire ne relève pas d’une durée concrète et linéaire. Elle s’inscrit plutôt dans un temps abstrait — donc subjectif et sensible (Farges, 1912 : 356-357). Considérant la dissociation de cette correspondance trop souvent admise par enthymème entre mémoire, temps et durée, nous passerons donc par les éléments spatiaux pour traiter de la temporalité puisque c’est « par l’espace, c’est dans l’espace que nous trouvons les beaux fossiles de durée concrétisés par de longs séjours.» (Bachelard, 1992 [1957] : 28) Or, dans les derniers chapitres de Chant pour enfants morts une déstructuration de la temporalité se produit. Par exemple, dans le chapitre 34, les parents d’Isidore se disputent dans la cuisine tandis que ce dernier est dans le salon. Le temps se suspend alors et Isidore observe :

Ils sont comme deux statues de sel. Ils bougent à peine. Ma mère courbée, mon père lui tenant l’épaule, debout, fixant le mur devant lui. Un autre cinq minutes passe. […] Ils ne bougent pas davantage. Pas même un battement de paupières, ils sont comme un film sur pause. Je n’entends plus les criquets. Il y a un bourdonnement sourd dans toute la maison. Les fondations s’éveillent. Le ciel noir écrase. J’ai chaud. Une odeur de viande avariée envahit la cuisine. La télévision me regarde […] et j’entends quelque chose bouger dans ma chambre sous moi, dans la cave. Un grattement. […] Mon père a la main posée sur l’épaule de ma mère. Je ne peux plus supporter de les voir immobiles ainsi. Je vais à la cuisine rejoindre mes parents. Ils ne lèvent pas un cil. Le bourdonnement dans la maison s’intensifie. […] Mon père ouvre la bouche, la referme, l’ouvre, la referme, l’ouvre, la referme. […] La lampe suspendue au-dessus de la table vacille. Le noir écrase, dehors. Il fait de plus en plus chaud. […] Il reste figé debout avec la main sur l’épaule de ma mère, regardant droit devant lui. […] Juste quelques doigts qui bougent […] comme suivant le rythme du bourdonnement de la maison (Brisebois, 2011 [2003] : 146-147).

Il y a donc une suspension du temps, figeant le lieu et les gens qui s’y trouvent. Puis la maison s’anime graduellement à partir de la cave, ce qui engendre une déstructuration du temps représenté par les mouvements saccadés de Théodore qui « suiv[ent] le rythme du bourdonnement de la maison ». Plus encore, une fois à l’extérieur, Isidore constate qu’il « n’y a personne dans la rue. » (147) Face à ce monde dépeuplé, il tente de rejoindre Carson ; va chez elle, mais ne la trouve pas. C’est alors qu’il retourne chez lui et remarque que ses parents ne sont plus là. Isidore dit alors : « Toutes les lumières sont éteintes. Je descends dans la cave, dans ma chambre. Rien de changé. Tout est pareil. Rien ne change jamais comme on veut. » (148) Cette fixation du temps, venant de la cave, illustre bien « les puissances de l’inconscient qui fixent les plus lointains souvenirs. » (Bachelard, 1992[1957] : 33) Nous y voyons alors la représentation cristallisée d’un passé qui ne peut être changé.

Le chapitre suivant — 35 : Le retour de Jane Malenfant — présente une modification de l’espace par superposition spatio-temporelle. À travers le miroir du couloir, Isidore voit le reflet de sa sœur Jane au lieu du sien. Puis son corps se féminise et ses cheveux s’allongent le rendant semblable à sa jumelle décédée. Après s’être détaché de son reflet, il remarque que l’éclairage et le décor ont changé. Passant dans le salon, il verra une « femme rousse avec deux jeunes enfants frisés. » (Brisebois, 2011 [2003] : 151) Ensuite, en sortant de la maison, il voit qu’il « n’y a plus de fossés, ils sont couverts de terre, de béton. » (151-152) Puis, devant la demeure de Carson, Isidore remarque que « l’herbe est haute. Les fenêtres sont condamnées. Les briques tombent. Le toit perd ses tuiles. Il n’y a pas de voiture. Il n’y a plus personne sauf les saules pleureurs et l’eau qui s’écoule des gouttières et les fleurs mortes. » (152)

La déstructuration spatiotemporelle qui se produit dans les chapitres 34 et 35 précède le dévoilement de la mort de Fante et prépare la lectrice ou le lecteur aux deux derniers chapitres du roman. Dans le chapitre 40 : Killers, Carson vient chercher Isidore dans sa chambre. Ils se dirigent ensuite vers le lac de l’Homme Mort où elle le force à entrer dans la carcasse de voiture qui s’y trouve submergée. Or, ce passage rejoint le plan de suicide dévoilé par Isidore dans le chapitre 13, alors qu’il est à Montréal :

Je laisse la poussière s’accumuler et je vois double comme Naomi Watts. […] On dit que c’est toujours les meilleurs qui partent en premier. Personne ne plongera dans l’obscurité avec moi, dans la carcasse de voiture à demi submergée dans le lac de l’Homme Mort. C’est quelque chose que je dois faire seul. (57-58)

Dans le dernier chapitre intitulé Chainsaw, Isidore « étouffe » dans son appartement de Montréal. Il est alors habité par une intense pulsion de mort. Cherchant de l’aide, il appelle Fante, mais constate que le numéro n’est plus en service. Paniqué, il tente d’aller chez son ami, mais tombe sur une femme qui lui dit « qu’aucun Fante n’habite ici […], sa famille et elle y vivent depuis plus de vingt ans. » (170-171) Ensuite, il « tente de joindre [ses] parents, puis July, puis Marilyn. […] Tous des numéros qui n’existent pas. » (171) Finalement, il décide de prendre un taxi pour se rendre à Redfield Park. « Tout [y] a changé. » (171) Isidore se retrouve alors confronté à un paysage qu’il ne reconnait pas, correspondant au paysage altéré décrit dans le chapitre 35. « Les fossés ont été remplis de terre, couverts de béton. » (171) La femme rousse inconnue, qui était dans le salon en compagnie des deux enfants, habite maintenant l’ancienne maison de ses parents. La maison de son premier amour — Carson Nightingale — est maintenant à l’abandon. Plus personne ne semble connaitre sa famille.

En ce sens, le retour au lieu d’origine renvoie toujours à une altérité — dont l’intensité est généralement relative à la durée de l’éloignement du dit lieu — puisque, dans sa psyché, l’individu s’attache à l’état du lieu au moment de son départ et que les lieux, tout comme les individus, évoluent et se transforment à travers le temps. Qui plus est, même si le lieu n’a pas changé, « le sujet qui effectue un retour aura cette impression […] parce que le sujet nostalgique [aura] changé. » (Lahaye, 2018 : 16) C’est dire qu’au retour d’une absence prolongée, l’expérience du lieu ne correspond plus nécessairement à l’image que l’individu s’en est faite et qu’il a conservée après son départ. C’est précisément ce principe qui est présenté lors du retour d’Isidore à Redfield Park puisque — comme nous l’avons décrit plus tôt — le lieu ne correspond plus à celui de son enfance et les gens qui y habitent lui sont étrangers.

Par la suite débute une superposition de différents éléments intimes marquants de la vie d’Isidore. Au stationnement du dépanneur, July attend son copain dans une voiture. Dans le parc, Marilyn se balance avec son amoureux de la même façon que Isidore se balançait avec Carson quand ils étaient jeunes. Pour terminer, Redfield Park se trouve projeté sur Mars où Isidore assiste au lever des « lunes Phobos et Déimos » (Brisebois, 2011 [2003] : 172).

Selon Jean-Jacques Wunenburger, lors de

[l’]appropriation active et perceptive de l’espace […] le paysage […] devient l’expression vivante et globale de notre évolution intérieure. Dans les découpages et réorganisations de nos espaces, dans les ombres et les lumières de leurs reliefs, se lisent les échecs et les victoires, les tropismes et les blocages de notre Moi. » (2018 : 76)

Dans Chant pour enfants morts, c’est le retour à Redfield Park qui engendre l’illustration « vivante et globale » de l’évolution intérieure du personnage par la résurgence de différents éléments de sa vie à travers la description du paysage dans le dernier chapitre. Pour reprendre les mots de Wunenburger, la « perception sensible se trouve [alors] comme aspirée par une vision intelligible qui suit les replis de l’âme plus que les plis du terrain. » (68) Ainsi, l’étrangeté d’abord ressentie est contrebalancée par les références aux relations amoureuses marquantes de la vie d’Isidore (Carson, July, Marilyn). Redfield Park devient alors le lieu de l’imaginaire, une impression qui se trouve amplifiée par le lever des « lunes Phobos et Déimos » (Brisebois, 2011 [2003] : 172) et par le ciel qui « prend une teinte orange » (172), bien que le ton du narrateur demeure plutôt réaliste. La description se poursuit alors dans un processus de mélioration. Ainsi, l’étang a été « nettoyé, filtré, épuré. […] De la belle pelouse violette s’étend aux alentours. La carcasse de voiture a été remplacée par une fontaine d’où jaillit un arc-en-ciel sous le soleil. » (172) Des gens piqueniquent, le bois a été remplacé par de jeunes arbres, etc.

Bien que Redfield Park ne corresponde plus aux souvenirs qu’en avait Isidore, la description positive des changements connus par cet espace génère un effet cathartique. Les différents lieux contenus dans Redfield Park n’étant généralement pas associés à des images « positives », la présentation méliorative de leurs modifications amène un apaisement presque réconfortant, faisant contraste avec le reste du roman comme si, dans cette description, il était davantage question de l’âme du protagoniste que du terrain. En ce sens, le retour à Redfiled Park comme lieu d’origine forme, en quelque sorte, un réseau intime qui réactive une accumulation d’éléments marquants de la vie d’Isidore — ne se résumant pas qu’à l’espace de l’enfance — qui nous renvoient à la nostalgie d’un passé qui ne peut être retrouvé, tout en nous permettant de nous réconcilier avec celui-ci.

Considérant l’étude de l’espace comme étant un chantier intellectuel, nous avons commencé par présenter quelques considérations théoriques nous permettant d’esquisser une définition de l’espace et, plus spécifiquement, de l’espace intime, celui-ci contenant une pluralité de lieux intimes dont le lieu d’origine et le chez-soi. Très influencé par la cohabitation, le chez-soi peut être associé à une ou des personnes. Comme nous l’avons observé, la présence d’un être cher peut s’avérer suffisante pour qu’un individu se sente à l’abri même dans un lieu étranger.

En nous basant sur l’apport théorique de Yi-Fu Tuan, nous avons ensuite abordé l’habitation mentale de la distance interpersonnelle comme marqueur d’intérêt dans les premiers chapitres du roman se déroulant à Montréal. Cela nous a permis d’illustrer l’ambivalence du protagoniste dans ses relations amoureuses. Demeurant dans l’espace montréalais, nous avons fait une incursion du côté de la stéréotypie montréalaise afin de mettre en relief le parallèle entre la chute morale et physique du protagoniste. Nous en avons aussi profité pour faire allusion à la notion de déplacé. Le changement de milieu engendrant une rupture entre le rapport identitaire et le rapport géographique de l’individu, ce dernier n’arrive pas à se faire une nouvelle place qui lui permettrait de s’épanouir dans son nouvel espace. Il devient donc un déplacé.

Par la suite, nous nous sommes intéressés à Redfield Park comme lieu de l’enfance. L’espace entre la mère et l’enfant étant le premier espace intime de l’individu, nous avons vu que le traumatisme engendré par la mort de Jane fait en sorte d’empêcher, pour Patricia et Isidore, le développement de cet espace partagé de réconfort et de protection associé à la mère. De plus, la cohabitation ne contribuant pas à faire fleurir le lieu de la maison en un chez-soi lénitif, la maison d’enfance à Redfield Park s’apparente plutôt à la figure du genius loci. Le décor et le paysage se modulent alors en fonction des tribulations intimes des personnages.

Dans un quatrième temps, nous avons traité de la mise en relation de l’espace intime. Le parcours d’Isidore étant fortement marqué par la mort, nous avons vu que, face à ce monde dépeuplé, à cette absence de cohabitation, les apparitions de Fante et de Jane à Montréal pouvaient être considérées comme une manière, pour Isidore, de conserver un lien avec un certain chez-soi.

En terminant, nous nous sommes intéressés aux derniers chapitres du roman. Nous y avons d’abord décrit comment les signes spatiaux illustraient la déstructuration de la linéarité temporelle. Puis, nous concentrant sur le dernier chapitre, celui du retour à Redfield Park, nous avons pu observer que le lieu d’origine contenait une épaisseur intime formant un réseau qui renvoie à différents moments de la vie du personnage en plus de se déployer en ce que l’on pourrait peut-être apparenter à une cartographie de l’intime.

 

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    Dans la théorie sémiotique d’Umberto Eco, la lectrice ou le lecteur détient un ensemble de connaissances composé de ses savoirs et de ses compétences de lectures. C’est cet ensemble qu’Eco appelle l’encyclopédie. Cette encyclopédie permet à la lectrice ou au lecteur de faire des inférences, c’est-à-dire de faire des liens dépassant le texte, de se créer des attentes et de faire des hypothèses de lecture.
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