Entrée de carnet

Quand savons-nous que c’est terminé?

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Lectures critiques I, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2008)

Œuvre référencée: Lamothe, Serge. Les Baldwin. Québec, L’instant même, 2004, 119 pages.

Qui a dit que l’imaginaire de la fin battait de l’aile?  Après le pétard mouillé de l’an 2000, qui n’a pas accouché d’une Apocalypse mondiale ni même d’un bogue informatique crédible, on s’est dit qu’on pouvait enfin passer à autre chose. L’avenir ne serait pas si gris que ça. Mais, peu à peu, et les attentats du 11 septembre 2001 y sont pour quelque chose, le noir est revenu, sous la forme non pas d’un genre littéraire, mais d’idées ténébreuses… De sorte que l’imaginaire de la fin n’a jamais été aussi florissant. Il n’est plus l’apanage des romans d’anticipation et de science-fiction, il s’est infiltré dans le roman social et le bestseller, et s’est adapté aux conventions du réalisme. Mais il ne faut pas en être surpris, en situation de transition (politique, technologique, économique, etc.), il convient de s’imaginer le pire espérant ainsi conjurer le mauvais sort.

Les fictions sont légions qui exploitent certains des motifs ou des traits les plus saillants de l’imaginaire de la fin. Pensons au dernier roman de Cormac McCarthy, The Road, ou à toutes ces apocalypses intimes qui font les délices de la littérature française. Dans le sillage de la production d’Antoine Volodine, on trouve Les Baldwin du québécois Serge Lamothe, paru aux éditions L’instant même à Québec, en 2004. On y découvre, comme dans les meilleurs exemples de fins du monde, un décrochage temporel complet, la présence d’un espace de transition étonnamment figé, une intrigante opacité langagière, une recherche de signes annonciateurs et, bien entendu, une fin posée comme principe de cohérence.

Une post-histoire

Texte au statut générique incertain, puisque aucun genre n’est formellement identifié dans l’édition courante, Les Baldwin met en scène un univers post-historique. De l’Amérique du nord telle que nous la connaissons avec ses frontières et ses villes, il ne reste plus que des terres dévastées, vidées de presque toute faune et flore, des terres peuplées par quelques rares Baldwin, préoccupés avant tout par leur survie. Où sommes-nous précisément? En quelle année? Le texte ne le dit jamais. L’époque décrite est un temps de l’après: après la civilisation, après un cataclysme quelconque. En fait, nous dit Les Baldwin, nous sommes «après l’élection du dernier gouvernement», sans qu’on ne sache trop s’il s’agit du dernier en date ou de l’ultime.

Le monde des Baldwin apparaît comme la demi-vie d’un Temps de la fin, période de transition qui n’en finit plus de finir, où les dernières forces s’épuisent et les dernières vies s’éteignent. Des romans tels que In the Country of Last Things de Paul Auster, le cycle de la ville-île de Pierre Yergeau, ou encore le dernier Will Self, The Book of Dave, nous ont habitués à ces univers post-historiques, où les villes ne sont plus que ruines, et la survie, une préoccupation de tous les instants. Dans la fiction de Lamothe, la vie de quelques Baldwin nous est décrite dans une série de 40 récitations, et c’est le terme utilisé par le texte lui-même pour identifier les diverses entrées  du récit.

La huitième récitation, intitulée «Enayat», rapporte, un peu à la manière des récits de l’ancien testament, le destin singulier de ce Baldwin. «Enayat», peut-on lire, «avait un fils. Un Baldwin. Personne n’aurait su dire s’il l’avait trouvé seul. C’était une excroissance accidentelle et douloureuse qu’il devait porter sans aide.» (p. 33) Nous sommes confrontés à un univers merveilleux —qu’est-ce qu’un fils qui est une excroissance?—, et surtout précarisé et dépeuplé. Enayat est seul avec son fils. Ils sont au milieu de nulle part, de ce nulle part du moins qui permet à des banquises d’exister. Quelque part dans le nord québécois, proche de la mer. Nulle autre présence humaine n’est détectée. Aucune habitation, aucune infrastructure gouvernementale. C’est une banquise tout ce qu’il y a de plus nue. Un amas de glaces flottantes formées par la solidification de l’eau de mer. Les deux Baldwin, le fils et le père, sont aux limites du monde. Ils ne sont plus sur la terre ferme, ils sont sur un banc de glace, une structure flottante semi-permanente.

D’intenses spéculations…

La fin apparaît d’emblée comme le principe même de cohérence de l’existence des Baldwin. Ce sont des êtres de la fin, des sujets soumis au dénuement et à la disparition. Dans «Enayat», le fils demande: «Père, quand savons-nous que c’est terminé?» Et le père ne sait quoi répondre. «Peut-être que la banquise était tout ce qui restait. Peut-être. Il n’y avait pas moyen d’en être certain.» (p. 34) C’est un Temps de la fin qui s’étire, un temps qui est devenu sa propre réalité, aux contours flous et au statut incertain.

Cette incertitude est d’ailleurs le prétexte à d’intenses spéculations de la part des baldwinologues, les spécialistes des Baldwin responsables de la publication des quarante récits du recueil. Ceux-ci proviennent, semble-t-il, d’un rapport «des plus récentes recherches effectuées […] à l’Institut Baldwin» (p. 9).  Or, deux thèses s’affrontent à cet institut, l’une selon laquelle «l’existence des Baldwin n’a jamais été scientifiquement démontrée» (p. 10); l’autre affirmant au contraire leur existence. Pour DrigØ par exemple, ils représentent «un bel exemple de projections permanentes ou […] de projections à durée mixte.» (p. 118), posture plutôt faible ontologiquement parce qu’elle permet de façon détournée d’atténuer cette existence, la transformant en simple présence sémiotique. Pour Ganido, par contre, ils existent, non pas sous forme de figures et de projections, mais «en tant qu’entités socialement désorganisées repérables soit à leur isolement, soit à leur détresse physique, soit à des séquelles psychologiques indélébiles.» (p. 10). Les Baldwin seraient-ils une espèce singulière du genre humain? Cohabitent-ils avec notre espèce, mais en fonction d’une temporalité autre et d’une conception singulière de l’histoire?

Le travail des récitantes

Le texte de Lamothe s’ouvre sur un prologue où les diverses thèses sur l’existence des Baldwin sont tour à tour exposées et battues en brèche, de sorte que nous sommes incapables de savoir, en début de lecture, si lesdits Baldwin sont autre chose, dans ce monde fictionnel, qu’une pure création de l’esprit. Et les problèmes sont accentués par le fait que les récitations que nous lisons ont été manipulées. Elles sont le fait, nous dit le texte, des récitantes, sortes d’informatrices ou de surnarratrices, à la Volodine, qui ont la charge de raconter la vie des Baldwin et qui veillent à la transmission des informations recueillies. Or, ces récitations ne nous sont pas transmises immédiatement ou telles quelles, elles sont transformées et manipulées par les scribes de l’Institut. On le remarque aux mentions qui sont faites du rôle des récitantes dans la sauvegarde de certaines informations ou alors de la limite de leur savoir et de leur souci pour préserver la mémoire de quelque Baldwin égaré.

Les récitantes apportent le matériau premier des récits, comme des informatrices travaillant au compte d’un ethnologue. Et comme des informatrices justement, leurs récitations nous sont transmises, mais apprêtées, soumises à un processus éditorial et interprétatif qui en atténue essentiellement la valeur de vérité. Car, si ce qu’elles ont raconté est vrai et repose sur des faits avérés, rien ne nous dit que les récits offerts à la lecture par l’Institut Baldwin en respectent la véracité. Les informations ont été soumises à de multiples opérations qui ont très bien pu en dénaturer le contenu.

Et nous ne savons plus rien de sûr.

Les Baldwin apparaissent en effet comme des êtres au statut doublement incertain. À même ce monde fictionnel, ce sont des êtres à mi-chemin entre de pures projections et des sujets socialement dysfonctionnels. Et, dans Les Baldwin, ils sont les objets de récits aux valeurs de vérité atténuées, pour ne pas dire suspectes. Mais ces récits sont, paradoxalement, les seules preuves de l’existence des Baldwin. Car ces derniers survivent avant tout dans la retransmission des textes et dans leur lecture. Ils survivent parce que des lecteurs (nous!) servent de relais aux récits de leur vie et de leur fin et en entretiennent la flamme, assurant à leur destinée un écho au-delà des parois de leur propre monde.

Quand savons-nous que c’est terminé? demande le fils.

Le pire, ce serait que ça ne se termine jamais.

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