Entrée de carnet

Portrait de l’athlète en mouvement

Christophe Bernard
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Echenoz, Jean. Courir, Paris, Minuit, 2008, 144 pages.

Émile Zátopek, au début du roman d’Echenoz, n’aime pas le sport. Il n’aime pas courir. Pourtant, il fabrique des chaussures. Tout d’un coup, c’est la guerre, et l’Allemagne envahit la République tchèque. Et voilà que la guerre est finie. Prague tombe sous la gouverne du bloc soviétique. Dans le monde se mettent en place de nouveaux jeux de pouvoir. Émile s’enrôle. Dans l’armée, il faut faire du sport: Zátopek devient le plus grand coureur au monde. Dans cette histoire simple, d’apparence linéaire, s’entrecroise pourtant toute une réseautique de croisements narratifs pour, au-delà du politique, esquisser le devenir d’un homme: métaphysique de l’athlète. Ainsi, de son sujet, l’écriture cherche à épouser les poussées d’intensité et les métamorphoses. En cela elle déploie sur une trame linéaire des constellations d’affects et de mouvements invisibles, fouillant toujours plus avant une expérience intérieure qui, pour beaucoup, transite par  un exercice de portrait peut-être plus près de l’expressionnisme abstrait que de toute forme de photographie.

Tactique et ligne de vie

La situation de Zátopek, au départ, baigne dans le flou. Une vague carrière de chimiste, un climat social instable, une incompréhension des règles du football européen:

Quand ils l’obligent parfois à jouer, il participe à son corps défendant, ne sait pas s’y prendre, n’entend rien aux règles. Tout en feignant de s’intéresser, il regarde ailleurs en tâchant discrètement d’éviter le ballon dont il ne comprend rien à la trajectoire. (p.12)

En quelques lignes, Echenoz plonge d’entrée de jeu son personnage au cœur d’une infinité de variations, face à l’incompréhension de lignes brouillées où le corps peut s’enfoncer – et lui ne comprend rien, ne peut extraire de mouvements et de sorties de ces schémas virtuels, ne peut y établir de position, y découper de forme de vie, à l’amont de tout devenir. Trois mots cependant annoncent déjà la mise en branle à venir de la machine Émile: corps défendant, ailleurs, trajectoire. Trois ancrages, trois points qu’Émile saura relier mieux que quiconque sur la piste, une fois son propre tracé dégagé, vers un au-delà du corps.

Une histoire vraie: aux Jeux d’Helsinki de 1952, le Tchèque accélère subitement pour, à l’avantage d’une courbe, se détacher du peloton compact en tête de course, et qui l’empêche de percer. C’est cela, courir, «se dégager de cette meute.» (p.98) L’un des adversaires, sans contact apparent, s’écrase sur la piste. De corps défendant, Émile vient de passer à l’attaque sur le plan cinétique. Il vient d’engager une dynamique de combat. C’est que Zátopek est célèbre pour avoir réinventé les tactiques de la course. Sa trajectoire est chose très irrégulière, fonctionnant par à-coups et effets de spontanéité. Cela dit, non seulement sa technique vise à maximiser son propre rendement, mais sert aussi à nuire à celui des autres coureurs. Que ce soit dans leur corps ou entre eux, la «méthode Zátopek» dérègle l’organisation qui prévaut parmi les athlètes, opère des recoupements en travers de leur trajectoire, les entrave: «[Il] trouve encore le moyen de briser ses adversaires, de les étourdir, de les déconcerter, de les désorganiser.» (p.84) L’unique forme de régularité, c’est la routine d’entraînement, et la victoire sur la piste est remportée grâce à l’arythmie, à des modulations de la foulée qui pulvérise l’effort uniformément étalonné des adversaires, moquant leur conception biologique des lignes à parcourir.

Mais les choses ne se réduisent pas à cette seule dimension guerrière. Zátopek est aspiré vers un ailleurs, sa curiosité est plus forte que sa douleur, et en repoussant les limites de son sport, il donne à la réalité une élasticité inouïe, des extensions avant lui impensables, et que lui seul habite. C’est que le corps du coureur travaille la vitesse. Dans un véritable devenir, il intègre la vitesse. Les rapports entre son environnement et ses mouvements obéissent à la recherche systématique de vélocité. Son devenir se réalise ainsi, coïncide à sa propulsion au long d’une ligne matérialisée par la piste, et pour cette raison dans des formes fugitives sans cesse recomposées, toujours insaisissables. De là peut-être les nombreux reproches qu’Émile doit souffrir: l’horreur de son style. Sa technique échappe aux catégories esthétiques qu’on reconnaît à la course. On ne comprend pas, même qu’Émile «fait tout ce qu’il ne faut pas faire et il gagne.» (p.46) Il va finir par se blesser, dit-on. Mais non, rien. Émile sait se fondre dans le mouvement. C’est là l’image d’un projectile, d’un véhicule fugace qui dans un premier temps échappe aux clôtures de toutes sortes (sociales, athlétiques, spatiotemporelles), et qui ensuite les repousse – vers un ailleurs. Émile, infatigable, continue un peu sur la terre battue après sa course: il se rattrape, toujours au-delà de soi.

Devenir et machine

Courir explore le mouvement, pris dans des variations de vitesse. Le récit lui-même fonctionne ainsi, passant au minutage étiré de gros plans saillants pour les séquences de course à des perspectives distantes et elliptiques durant les scènes de transition. Mais si le texte suit une linéarité chronologique, il ne faut toutefois pas se leurrer: c’est une ligne en dents de scie, en cassures, en zigzags et en variations d’intensité. Là se déploie tout l’art d’Echenoz, qui s’attarde aux fluctuations intérieures poussant Émile sur la piste.

Car l’athlète n’est pas qu’un corps dans l’espace; il n’est pas qu’extériorité, au contraire. Voilà une posture du portraitiste devant la difficulté de la tâche: saisir du dedans un sujet en mouvement. Echenoz veut en pénétrer les mécanismes invisibles, à l’écart de la cinétique des coureurs. En de nombreux endroits du texte, Émile est comparé à une machine: «Faire tourner la machine, l’améliorer sans cesse, lui extorquer des résultats […] Cette machine est un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie.» (p.54). Courir équivaut donc à plier le corps à la discipline de la machine et, surtout, à expérimenter les transformations que cela permet. Métaphore filée sur le surnom du champion tchèque: la Locomotive. Pas de peaufinage stylistique chez Émile, mais abstraction de la «carrosserie», de l’extériorité. Le faciès décomposé de Zátopek en porte les poussées d’intensité pure.

Émile souffre quand il court – «[s]es traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence […] Il a l’air absent quand il court, terriblement ailleurs» (p.50) – parce que sa transformation en machine n’est effective qu’au terme d’arrachements, de disjonctions et de rebranchements.  Contrairement aux figurants dans les estrades, le lecteur a le privilège d’assister à la fois à une performance intériorisée et à une métamorphose qui jamais, cependant, ne se joue en termes biologiques:

Certes on prétend que les échanges gazeux de ses poumons sont anormalement riches en oxygène. Certes on assure que son cœur est hypertrophié […] une commission technique médicale dément toutes ces rumeurs, affirme que pas du tout, qu’Émile est un homme normal. (p.53)

C’est plutôt l’effacement du biologique qu’Émile recherche dans sa transformation en machine, car l’avantage de «l’automate», c’est sa faculté d’effectuer sans fatigue des opérations complexes sur la piste et d’extraire un maximum de vitesse d’une nouvelle distribution de l’effort.

Si Émile, en cela, donne l’impression de faire le contraire de ce qu’il faut, si son style, au-dessus des jambes, se compose de cassements et de grimaces, c’est qu’il soumet son corps à la désorganisation. Ayant soumis os et muscles à une extrême rigueur, il sait que le corps doit être défait pour se recomposer sur le tracé de la Locomotive. Les bras de Zátopek, par exemple, ne lui obéissent plus, pas plus qu’ils n’obéissent aux normes de la course à pied; sa tête part dans tous les sens. Ils se sont détachés de la structure d’ensemble, débranchés de la machine véloce. Cela ne veut pas dire que le corps n’est pas réorganisé autrement. Le devenir d’Émile l’oblige à se fondre méthodiquement dans une propulsion vers l’avant. L’écriture, en plusieurs endroits, recompose ainsi le corps à même l’idée de locomotive, et Émile se restructure sur la trajectoire qui défile. Dans son rapport à la vitesse, il devient machine, n’utilisant plus les bras pour maximiser les jambes, se reposant en mouvement et contrôlant non seulement sa propre cadence, mais aussi la stratégie des relations en cours sur la piste.

***

Zátopek, au début, n’aime pas la guerre. Malgré ses grades qui s’empilent, il n’est pas d’un caractère belliqueux. Il croit en son gouvernement, qu’il sert sans une plainte. Mais en dehors de la piste, Émile est un instrument. Son déploiement de force raffermit la position des communistes, qui au fond ont la main mise sur ses déplacements. Il est prisonnier d’un espace quadrillé, hautement organisé, fonctionnel. Sa fuite vers l’avant, dans ce système, enclenche des rouages malgré lui. Ainsi dans le monde social, Émile s’efface tout à fait, non pas dans un devenir abstrait, mais dans l’anonymat collectif. Bien sûr, Zátopek est connu du public, ce qui n’empêche qu’Echenoz refuse l’objectivation et exécute son portrait au seuil du perceptible: à travers des coupures de journaux, le regard des foules et des collègues, les avis de médecins ou le jugement des dirigeants. L’essentiel d’Émile achoppe, comme si son extériorité ne suffisait pas, comme si le récit n’arrivait pas à le rattraper. Courir, pour lui, aura été le moyen d’échapper à l’usine de souliers, aux nazis, aux frontières géographiques imposées par Moscou. Cette dimension du portrait se prolonge au final dans une disparition (une immobilité) du personnage, certes ravalé par l’appareil d’État, mais aussi bien sur sa propre ligne de fuite.

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