Entrée de carnet

L’exploration du quotidien

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, 146 pages.

Depuis sa naissance, la bande dessinée américaine s’est imposée comme un terreau fertile pour des artistes à l’imagination fébrile. Des récits oniriques de Windsor McKay aux explorations psychédéliques de Robert Crumb, en passant par les décors surréalistes de Georges Herriman et les super-héros dynamiques de Jack Kirby, le comic art américain a de tout temps préféré représenter la fantaisie et l’esbroufe à la réalité et au quotidien. Toutefois, depuis l’avènement de la BD alternative dans le milieu des années 1980, on constate un glissement dans les préoccupations des artistes, plus intéressés à dépeindre leur monde réel et connu qu’à se lancer dans des délires spectaculaires. Cette tendance a atteint sa pleine expression avec Kevin Huizenga, jeune bédéiste du Michigan qui s’efforce de traduire sa réalité par le biais de son personnage Glenn Ganges, à force d’images et de mots.

Un des récits de Huizenga incarne pleinement cette préoccupation pour la contemporanéité et le regard de l’imaginaire avec lequel il traduit ses réflexions. Dans «Lost and Found», Glenn Ganges fait le tri dans son courrier lorsqu’il aperçoit sur une enveloppe une de ces annonces présentant les photos d’un enfant disparu et de son possible ravisseur (fig. 1). Ces images troublent Glenn qui, malgré le peu d’informations mis à sa disposition par les annonces, ne peut s’empêcher de songer au destin de ces enfants kidnappés. Peu après, Glenn aperçoit de l’autre côté de sa rue deux Africains qu’il soupçonne d’appartenir à un groupe de réfugiés soudanais récemment immigrés aux États-Unis qui portent le nom de «lost boys» (fig. 2). Le récit reproduit un article de journal qui décrit les épreuves qu’ont dû traverser ces victimes de la guerre avant de pouvoir s’établir aux États-Unis. Ayant finalement récupéré son courrier, Glenn rentre chez lui mais conserve un air penaud qui inquiète sa femme. En guise de réponse, Glenn déclare à Wendy qu’il croit que les tapis devraient être nettoyés (fig. 3).

Fig. 1 Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.41

Fig. 1
Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.41
(Credit : Huizenga, Kevin)

Fig. 2 Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.46

Fig. 2
Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.46
(Credit : Huizenga, Kevin)

Fig. 3 Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.50

Fig. 3
Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.50
(Credit : Huizenga, Kevin)

À la lecture de cette description, il semble que les divers éléments du récit ne peuvent être mis en lien. Cependant, il en va autrement; autant les enfants «perdus» présentés par les annonces que les «lost boys» qui ont trouvé une terre d’accueil en Amérique, sont transposés dans l’inconnu suite à une rupture dans leur existence quotidienne, les premiers en raison d’un enlèvement de la part d’un proche, les seconds à cause d’une fuite loin de la guerre qui les amène dans un pays riche faisant figure à leurs yeux de contrée étrangère. Ces ruptures sont exprimées par des stratégies formelles différentes.

Les annonces qui servent à retrouver des enfants disparus piquent la curiosité de Glenn: peu d’informations sont disponibles à propos de ces enlèvements et il ne peut s’empêcher de se questionner à propos de ces histoires sordides: «What happened? What’s the story? Father? Mother? Uncle? Friend? Au pair? How do people disappear? Why can’t anyone find them? Are they all that tricky? Is America still that big? Maybe they are safer lost? (…) Is the kid in school now? Underground? With best friends and homework? Or on the street or something? Who wants to know? And you – why did you take them away?» (pp.42-43). Autant de questions qui demeurent sans réponse mais pour lesquelles Glenn s’imagine des scènes qui colmatent les brèches. Une chose est certaine, l’existence de ces enfants est plongée dans le mystère à partir du moment où ils se font enlever, et il ne semble que seule la spéculation permette d’imaginer leur vie quotidienne suite à cet événement. Les photographies reproduites sur les cartes postales sont dessinées dans une couleur vert kaki qui les distingue tout au long du récit, soulignant ainsi l’impossibilité de les localiser. D’abord présentées en plan rapproché, ces images deviennent de petits icônes, flottant dans le ciel ou recouvrant le visage de personnages dont on comprend qu’ils appartiennent au groupe des disparus, menant une existence de fugitifs contre leur gré (fig. 4).

Leur accumulation produit un mystérieux récit dans lequel on suppose des zones d’ombres et de drames: «It adds up and becomes like an accidental graphic novel whose story is mostly hidden, though sprawling landscapes are implied and tragic scenes are hinted at» (fig. 5).

L’étalement de ces visages de disparus est tel qu’il déborde le cadre des cases et, par le fait même, du récit. Se déportant au-delà des frontières étanches que constituent habituellement les bordures des cases, ces icônes s’étendent donc au-delà de la fiction, manière pour Huizenga de signaler que ces enfants disparus n’appartiennent pas qu’à l’imagination de Glenn Ganges et que ce drame n’est que trop réel.

Fig. 4 Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.46

Fig. 4
Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.46
(Credit : Huizenga, Kevin)

Fig. 5 Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.43

Fig. 5
Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.43
(Credit : Huizenga, Kevin)

En contraste avec ces enfants invisibles que Huizenga distingues en employant une couleur spécifique pour les représenter, les Soudanais immigrés aux États-Unis sont bien présents dans l’environnement de Glenn, au point où il peut les saluer de la main lorsqu’ils passent sur sa rue. Curieusement, ces êtres tangibles sont représentés de manière plus distante. La description de leur histoire et de leur situation n’est pas faite par le biais d’un monologue intérieur, comme ce fut le cas pour les enfants disparus, mais plutôt par la reproduction d’un article de journal à leur sujet. Alors que graphiquement, ces visages anonymes d’enfants disparus sont apposés sur plusieurs personnages et imaginés dans plusieurs situations malgré la quasi-totale absence d’information à leur sujet, les «lost boys» ne sont pas représentés dans leur série de malheurs tels que décrite à grand renfort de détails dans l’article qui porte sur eux. En lieu de la re-création de leur long périple en Afrique, on voit plutôt les «lost boys» se balader dans une banlieue américaine de la classe moyenne, faisant leur épicerie dans un magasin à rayons, s’arrêtant pour admirer une voiture de sport et constater leur égarement au beau milieu d’un quartier au plan de rue labyrinthique. Ici, Huizenga ne choisit pas tant de censurer le récit du parcours horrible des réfugiés soudanais que de présenter ces «garçon perdus» dans leur nouvel environnement, dans un contraste entre texte et image qui fait ressortir d’autant plus fortement l’opposition entre le mode de vie précaire des enfants soudanais et l’existence cossue à laquelle ils ont maintenant accès. Ce contraste n’est jamais aussi évident que dans la case présentant une vue aérienne d’une banlieue constituée de plusieurs maisons individuelles, accompagnée du texte «Sudan is one of the most underdeveloped countries in the world» (fig. 6).

Ces individus jadis menacés de toutes parts sont plongés dans un monde dont l’opulence n’a cesse de les étonner et de les confondre. Il est donc difficile d’imaginer ce qu’ils peuvent ressentir au contact de cet univers qui leur est inconnu, ce pourquoi ils ne semblent pas alimenter les réflexions de Glenn et sont présentés de manière réaliste et figurative, comparativement à la valeur iconique que prenaient les photos d’enfants disparus dans les pages précédentes du récit.

Fig. 6 Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.48

Fig. 6
Huizenga, Kevin. Curses, Montréal, Drawn and Quarterly, 2006, p.48
(Credit : Huizenga, Kevin)

À l’aune de cette comparaison, comment interpréter la conclusion digne d’une nouvelle de Raymond Carver, où Glenn déclare à sa femme qu’il pense que les tapis devraient être nettoyés? Aucune réponse définitive ne peut être donnée à cette question, mais proposons tout de même plusieurs pistes de lecture. Il n’est pas impossible que, fatigué de ses réflexions portant sur des drames humains, Glenn se soit replié dans un matérialisme digne de la banlieue américaine, en se préoccupant de la propreté de sa demeure  plutôt que du sort des malheureux. Toutefois, les photographies d’enfants disparus apparaissent sur des réclames publicitaires, et celle qui sert d’exemple dans le récit en est une qui fait la promotion d’une compagnie de nettoyage de tapis appelée «Modernistic Carpet Cleaning». Peut-être que Glenn est tout simplement influencé par la publicité, ce qui explique la déclaration à sa femme! Néanmoins, il est également mentionné que certaines des compagnies faisant de la publicité par courrier commanditent le «processus de vieillissement informatisé», une technique qui permet de fabriquer un portrait d’un enfant dont on a vieilli le visage en espérant que cette image de synthèse améliore les chances de retrouver un enfant disparu depuis plusieurs années. Une des compagnies à commanditer ce processus est justement «Modernistic Carpet Cleaning». Il est donc possible que Glenn, en faisant affaire avec cette compagnie, tente de favoriser indirectement le retour à la maison d’un enfant disparu. Les enfants trouvés pourraient réintégrer leur quotidien, qui leur semblerait peut-être étranger de prime abord, mais auquel ils finiraient par s’habituer et qui présenterait une amélioration par rapport à leur existence de fugitif. Ce sentiment de vouloir venir en aide aux enfants disparus, lui, se serait accentué à la vue des «lost boys», eux-mêmes anciens fugitifs qui ont trouvé asile dans un nouveau pays et dans un quotidien paisible. Si c’est bel et bien le cas, cette curieuse conclusion ferait une synthèse des deux groupes présentés dans le récit, soit les kidnappés et les Soudanais. Il n’est donc pas exagéré de penser que la volonté de faire nettoyer ses tapis qu’exprime Glenn renvoie plutôt à un désir de venir en aide à ces personnes éplorées qui peuplent son quotidien réel et imaginaire, ne serait-ce que par une contribution minimale.

En mettant en rapport direct deux situations traumatiques, soit l’enlèvement et la guerre, dans un court récit par le biais d’une réflexion d’un personnage occidental qui n’est pas indifférent à ces malheurs sans toutefois en avoir une expérience de première main, Huizenga fournit un exemple de la transformation dans les préoccupations des bédéistes contemporains, dont la production ne tend plus à mettre en scène un protagoniste surpuissant déterminé à sauver un monde fictif de la destruction, mais plutôt à interroger le monde réel. Will Eisner, une légende de la bande dessinée américaine, a déclaré vers la fin de sa vie: «I believe strongly that this medium is capable of subject matter well beyond the business of pursuit and vengeance or two mutant trashing each other» (Brownstein: 342). La production de Huizenga donne raison à cette croyance.

Bibliographie

Brownstein, Charlie. Eisner/Miller, Dark Horse Publishing, Milwaukie, 2005, p.342.

Huizenga, Kevin. Curses, Drawn and Quarterly, Montréal, 2006, 146 pages.

L’auteur de ce texte tient à remercier chaleureusement Kevin Huizenga pour l’autorisation accordée à Salon Double de reproduire des extraits de Curses.

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