Entrée de carnet

À la chasse aux champignons

Nicolas Gendron

J’AIME LES

HOMMES ET CELA

ME DÉSOLE

Cette déclaration intempestive – d’autres que moi diraient provocatrice – apparaît sur le t-shirt de la performeuse Pénélope Deraîche-Dallaire, autrice de la pièce Cher journal, présentée récemment à La Salle des Machines, un événement du Centre des auteurs dramatiques (CEAD), au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Mais jamais elle n’en fera mention. À l’heure où l’antiféminisme connaît un rebond inquiétant1 On peut entendre à ce sujet ce balado désarmant : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/feminicides-pourquoi-les-hommes-ont-ils-toujours-tue-les-femmes-1109440.; où un septuagénaire est « reconnu coupable d’avoir volontairement fomenté la haine envers les femmes »2https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2022-12-10/propos-antifeministes/il-y-a-de-la-releve-dit-jean-claude-rochefort.php#; où un spectacle de Porte-Parole se dessine peu à peu sur la tuerie de Polytechnique, d’abord sous format balado3 Avant que le Projet Polytechnique ne naisse sur scène, on peut découvrir le balado Faire face : https://ici.radio-canada.ca/ohdio/balados/10160/projet-polytechnique-faire-face.; et où une personnalité médiatique remet en doute la définition du mot féminicide 4https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2022-12-09/guillaume-dulude-est-dans-le-champ.php

À cette heure, donc, je repense à cette scène troublante de Cher journal, dans laquelle Deraîche-Dallaire répète le mot féminicide jusqu’à en perdre haleine, jusqu’à ce qu’il devienne Fé – Mi – Ci – De, Fé – Mi – Ni – De, puis qu’on le devine à peine sur le bout de ses lèvres, avant qu’il ne s’évanouisse complètement.

Ce que l’on efface ou ce que l’on tait cesse-t-il donc d’exister?

RETOUR À LA NORMALE

Créatrice entière qui aime se coller à l’indiscipline de l’écriture scénique et autoethnographique, Deraîche-Dallaire a été formée à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, d’abord en jeu puis à la maîtrise, où sa recherche-création témoignait déjà de son goût pour la matière qui envahit l’espace et pour la performativité des corps féminins. En s’attardant d’abord à la figure de femmes artistes qui se sont enlevé la vie (les Kane, Arcan et Woodman de ce monde), et pour multiplier les sens et les renaissances sur le plateau, elle fait appel à la spore, cet élément reproducteur des champignons. Cher journal poursuit sur cette lancée formelle et thématique. Par-delà son titre en apparence anecdotique, il s’agit d’une œuvre attachée à dénouer ce qu’il en coûte encore aujourd’hui d’être une femme, une mère, une humaine.

Congé de maternité

Les fluides y occupent une place prépondérante, dans l’écriture dramaturgique comme dans les projections vidéo : du lait maternel au sang sacrificiel, de l’eau réparatrice à la sueur du désir qui embrase. Sur scène, trois performeuses, Pénélope tout au centre, à cheval sur un monticule chevelu, mi-bête, mi-caverne, et qui nous donne accès aux pages de son journal impudique, et deux autres femmes-créatures, au visage évanescent : l’une pratiquant l’art du pole dancing, dans un ballet improvisé; l’autre s’enracinant au gré de jambes tentaculaires, se cousant des champignons à même la peau de tissu. À moins qu’elle tente de coudre un chant de survie, telle une rhapsodie de l’intime?

Un esprit sain dans un corps sain

Dans une entrevue menée par le CEAD5Pour regarder ladite entrevue : https://www.lasalledesmachines.net/penelope-deraiche-dallaire., l’autrice devait comparer son texte à un aliment… Ce à quoi elle a répondu bien sûr le champignon. « Parce qu’il n’est ni animal ni végétal, parce qu’il a une grande capacité de résistance, parce qu’il évoque des symboles souvent contradictoires de vie, de mort. Parce qu’il est à la fois attirant et repoussant. » Autrement dit, il en appelle à la transformation, puis à l’écriture de l’enchevêtrement, des pulsions comme des formes d’expression.

Le tableau à l’entrée du public, lors de la lecture-performance de Cher journal, à la Salle des Machines du CEAD, en novembre dernier.

Le tableau à l’entrée du public, lors de la lecture-performance de Cher journal, à la Salle des Machines du CEAD, en novembre dernier.
(Credit : CEAD)

Dans le hall, pour nous mettre en appétit, on nous sert des bouchées de crinières de lion, puis du jerky de pleurotes. Et le gin Radoune, concocté à partir de champignons sauvages gaspésiens, se fraiera un chemin jusqu’à moi au sortir du théâtre. Dans la Salle Jean-Claude Germain, les interprètes sont déjà sur place, pour ainsi dire immobiles, installation muséale de corps désarticulés, suspendus dans les spores d’un entre-deux mondes.

Serait-ce parce que, « De mère respectée, la nature est devenue une masse inerte que l’on peut exploiter et dominer à loisir », comme le fait observer Catherine Larrère 6Larrère, C. (2022). L’écoféminisme en paroles et en actes. Communications, 110, 139-152.?

LA RECONNAISSANCE

Pénélope n’a pas de nom, mais son journal est son crachoir, sa mise à nu. Elle déclare d’emblée que la traversée côtoiera la mort, dans « un désir d’apparition et de disparition » qui s’entrechoquent. Elle est à l’orée d’un bois, à la lisière de sa flamme qui vacille, celle-là même qui pourrait raser la forêt si elle le voulait, pour mieux faire pousser les morilles. Elle se tient là, dans la liminalité de sa mise en danger.

Elle RECLAIM 7Sur les pas des femmes derrière : HACHE, É. (dir.). (2016). Reclaim: recueil de textes écoféministes. Paris : Cambourakis., haut et fort, résiliente : je ne suis pas que jardinage. Même si elle épouse avec brio, envers et contre tout, l’éthique du care. Et même si les gestes se répètent : nourrir, soigner, protéger… Ça y est, elle se voit déjà tel « un oiseau de proie qui mange ses petits à peine sortis du nid. »

Sexy comme une AMAZONE

Et à l’instar de Mona Chollet qui salue La puissance invaincue des femmes, elle redevient sorcière, assumant « de ne pas être nécessairement belle, désirable, soumise, dévouée à sa seule famille ». Les appels à la douceur la répugnent. Elle a soif d’incarner son « pas de statut » de femme en « congé » de maternité. Et de renier le « ballet de pénis violents » d’Orange Mécanique, un film culte d’adolescence. Acceptera-t-elle le legs de sa grande tante qui lui transmet 16 hectares? Doit-elle joindre le Cercle des fermières ou se transformer en Terre nourricière?

En avoir contre la douceur du monde

Elle avance. Elle n’est plus à l’orée du bois. « La vie grouille dans le désert, dit-elle. C’est bien connu. Je suis un désert où la vie grouille, ajoute-t-elle. Je suis sèche, mais grouillante de vie. »

Sur scène, une avalanche de symboles, tous plus denses et chargés les uns que les autres. Cet enchevêtrement de sens brouille-t-il la vue ou lui permet-elle d’accéder à un panorama plus vaste, pour ne pas dire souterrain? Le mycélium performatif et régénérateur des trois femmes en scène, dans leur peau offerte comme dans leurs silences indociles, suffit-il à irriguer la sécheresse d’un corps dépourvu de larmes?

L’héroïne s’avance à nouveau. Elle « marche sur des corps, [s’]enfonce… » Quand la partition dramaturgique se faufile dans ma boîte courriel, quelques jours après la performance, j’y découvre non sans surprise que certains mots y sont volontairement biffés.

Ce que l’on superpose ou ce que l’on raye cesse-t-il donc d’exister?

Le sol m’absorbe, me transforme.

Au lieu du traditionnel Power Point, j’ai fait appel au tableau vert lors de mon exposé oral, pour témoigner de l’écriture de l’enchevêtrement dans la pièce Cher journal.

Au lieu du traditionnel Power Point, j’ai fait appel au tableau vert lors de mon exposé oral, pour témoigner de l’écriture de l’enchevêtrement dans la pièce Cher journal.
(Credit : Nicolas Gendron)

TEXTE DRAMATIQUE ANALYSÉ

DERAÎCHE-DALLAIRE, P. (2022). Cher journal. Montréal : Lecture publique présentée à La Salle des Machines (CEAD), 16 novembre 2022.

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