Colloque, 9 et 10 juin 2022

Femmes en correspondances (XVIIe-XVIIIe siècle)

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Le colloque intitulé «Femmes en correspondances (XVIIe-XVIIIe siècle)», organisé par Nathalie Freidel (U. Wilfrid Laurier), Emma Gauthier-Mamaril (UdeM) et Judith Sribnai (UdeM), s’est déroulé le 9 et 10 juin 2022 à l’Université de Montréal.

À l’occasion du lancement de la base de données Épistolières17, un colloque s’est tenu à l’Université de Montréal pour faire le point sur l’état de la recherche sur la production épistolaire des femmes sous l’Ancien régime. Un atelier a été proposé en demi-journée le deuxième jour de ce colloque afin de présenter les fonctionnalités de la base de données Épistolières17 et former les futur.e.s collaborateur.rices à son utilisation.

En dépit de l’apport récent de grandes entreprises éditoriales, comme celle consacrée à la correspondance de Françoise de Maintenon, la contribution des femmes demeure difficile à évaluer dans le domaine de l’épistolaire, où elles ont pourtant été remarquablement prolifiques. L’accès limité aux sources explique en partie la polarisation de la critique sur quelques grandes figures d’épistolières, au détriment de la contribution des travailleuses de l’ombre. C’est à ce déficit de visibilité que compte remédier la base de données Épistolières17, dont l’objectif principal est de fournir un répertoire de la production épistolaire des femmes au XVIIe siècle et de permettre la visualisation des réseaux.

Nous espérons que cette entreprise de réévaluation de l’apport des épistolières encouragera une réflexion théorique à la croisée des études sur le genre et des travaux sur l’épistolaire. Alors que chacun de ces champs suscite, depuis plus de vingt ans, des travaux et des avancées importantes, rares sont les ouvrages collectifs à s’être intéressés à leur articulation. À la suite d’un colloque inaugural tenu à Montréal, Les Femmes de lettres. Écriture féminine ou spécificité générique? (Melançon et Popovic, 1994), L’Épistolaire, un genre féminin? (Planté, 1998) entreprenait de déconstruire le mythe de la supériorité féminine dans le genre épistolaire, tandis que L’épistolaire au féminin. Correspondances de femmes. XVIIIe- XXe siècle (Diaz et Siess, 2006) proposait de s’intéresser aux épistolières elles-mêmes et à leurs pratiques, dans une perspective axée davantage sur la modernité que sur le legs des pionnières. Nous nous proposons de rouvrir ce dossier depuis ses origines –des temps où la lettre constituait une des rares formes admissibles pour les candidates à l’écriture. Quels furent l’influence véritable et le rayonnement des épistolières, minimisés par la suite par les éditeurs de leurs œuvres? Comment les scriptrices parvenaient-elles à acquérir les compétences requises par l’exercice épistolaire? Selon quelles stratégies ont-elles investi un domaine longtemps monopolisé par les doctes? En quoi leur usage de la lettre différait-il de la pratique masculine? Quel a été le rôle des réseaux dans l’inclusion et le recrutement de partenaires féminins? Autant de questions qui permettent d’aborder les correspondances des femmes en se fondant sur la réalité des pratiques et la variété des registres convoqués, sans les renvoyer à un hypothétique critère féminin ou encore à un discours topique (amoureux ou sentimental).

Plutôt que de relancer des débats anciens sur la littérarité des lettres, nous souhaitons nous interroger sur les usages stratégiques de la lettre par les femmes, aussi bien pour se faire une place dans un champ littéraire qui les exclut que pour servir des carrières diverses. En quoi l’activité épistolaire a-t-elle pu constituer un lieu privilégié d’affirmation des agentivités féminines, dans des domaines aussi variés que l’économie, le politique ou le religieux? Il s’agira de montrer que la lettre fournit à celles qui en font usage, et parfois un usage intensif, un lieu stratégique d’«inscription légitimante» (Dufour-Maître, 2008, 300), en autorisant une publicité qui ne heurte pas les convenances. Des correspondances ne présentant pas, à première vue, d’intérêt littéraire, peuvent ainsi apporter un éclairage décisif sur la zone frontière entre écritures du quotidien, projets d’écriture et carrières d’écrivaines.

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Communications de l’événement

Marie-Christine Pioffet

Marie de l’Incarnation ou la liberté entravée

Écrire permet à Marie de l’Incarnation de s’épancher. À ses nombreux correspondants, l’ursuline ne se prive pas de faire part de ses états d’âme sur les contraintes et les vexations dont son ordre est l’objet. Qu’il s’agisse des restrictions imposées par Monseigneur de Laval à ses consœurs ou du silence des Jésuites au sujet de l’œuvre de ces dernières en terre canadienne, Marie de l’Incarnation fait entendre on ne peut plus clairement ses protestations. Qu’il s’agisse encore de la conduite imprévisible de la fondatrice de sa maison, Madame de La Peltrie, qui décide de quitter le monastère pour aller rendre visite aux Autochtones de Tadoussac, de retirer du couvent une partie des meubles qu’elle avait naguère laissés à la disposition des séminaristes et de s’établir à Montréal contre «le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir» (Lettre LXVI, éd. Oury, p. 176), Marie de l’Incarnation laisse percevoir, sous le couvert de certaines précautions diplomatiques, son incompréhension.

À l’occasion de ce colloque, Marie-Christine Pioffet propose d’étudier comment s’exprime la dissidence de l’épistolière derrière le voile de la soumission et de l’obéissance aux autorités ecclésiales et civiles, mais aussi comment, par-delà la retenue dictée par son statut, s’affirme sa quête de liberté. À ce propos, sa relation avec Mme de La Peltrie est exemplaire des tiraillements de l’épistolière, partagée entre les convenances sociales et un désir d’émancipation. D’un côté, elle réprouve manifestement la témérité de sa compagne, de l’autre, elle admire ouvertement son esprit rebelle, voire son insubordination : malgré quelques malentendus, les deux femmes se montrent souvent complices. C’est pourquoi la religieuse demande notamment à Mme de La Peltrie d’envoyer «en cachette» des reliques des missionnaires «Martyrs» à son fils Dom Martin, faisant fi des réticences des Jésuites (Lettre CXXIII, p. 379) et salue l’indépendance de sa bienfaitrice, qui reste, contrairement à elle, «libre» de ses actions (id.). En somme, l’enquête de Marie-Christine Pioffet fait ressortir, à travers les confidences de l’épistolière, les tensions entre son devoir de réserve et de modestie et son refus de se plier aux injustices ainsi qu’aux caprices des autorités.

Bastian Felter Vaucanson

La conversation éternelle: Jeanne Guyon dans ses lettres à Fénelon (1688-1690)

Bastian Felter Vaucanson s’intéresse à la relation entre style épistolaire et théologie dans les lettres de Mme Guyon, en particulier celles à Fénelon (1688-1690). Dans cette communication, il montre que la stratégie épistolaire de Mme Guyon s’appuie sur une tradition érasmienne qui associe des topoi épistolaires, tel que la naturalité de la conversation privée et l’amitié, à une théologie néo-platonicienne centrée sur la relationnalité de l’être divin, et de la création. Il poursuit en proposant que les lettres de Mme Guyon à Fénelon doivent être définies comme des lettres spirituelles privées conçues pour faciliter l’énonciation d’une théologie dite «mystique» à l’époque, mais qui se comprend elle-même comme une pratique dévotionnelle plutôt que comme un savoir théorique, et qui pour cette raison ne peut être exprimée à travers la dogmatique formaliste de la théologie institutionnelle. En d’autres termes, il soutient qu’il faut lire Mme Guyon comme une épistolaire érudite et que l’on risque reproduire sa condamnation contemporaine en la lisant comme une voix marginalisée. Même si sa position théologique ne pouvait être incorporée dans la théologie institutionnelle de l’Église catholique, elle était l’une des principales représentantes d’une tradition qui a influencé d’importants théologiens à Versailles, à Rome et dans les monde protestant. Le médium épistolaire était essentiel à ce succès.

Nora Baker

La correspondance comme lieu de résistance spirituelle: le cas de la huguenote Blanche Gamond

On sait que, suivant la Révocation de l’Édit de Nantes, plusieurs hommes protestants ont été condamnés au travail perpétuel des galères pendant que l’on enfermait leurs coreligionnaires du sexe féminin dans des couvents, avec le but de les forcer à se convertir. Il existe pourtant un assez bon nombre d’exemples de femmes qui refusaient absolument de céder aux obstacles que leur posaient leurs geôliers. Ces femmes ont fait preuve de leur constance en en parlant dans des lettres qu’elles trouvaient moyen d’envoyer à leurs anciens pasteurs, pratique qui leur fournissait un espace où elles pouvaient goûter une certaine forme d’agentivité, ayant la liberté de se présenter comme elles voulaient dans les récits de leurs tribulations. Certains même ont été publiés dans les Lettres pastorales du pasteur Pierre Jurieu, qui circulait des histoires pour fortifier les protestants restés en France depuis son propre exile à Amsterdam.

Nora Baker se concentre sur la correspondance d’une jeune femme qui s’appelait Blanche Gamond, et qui parlait de ses expériences de souffrance dans des lettres qu’elle écrivait depuis son cachot de Grenoble et lors de son enfermement à l’Hôpital de Valence. Sa recherche montre que Gamond utilisait sa correspondance comme moyen de faire entendre sa voix aux autres, tout en assimilant les stratagèmes de la langue protestante de l’époque. Comme Colette H. Winn a déjà marqué, les récits d’évasion des huguenotes ont été un lieu privilégié de la découverte de soi pour tant de femmes ;  l’objectif de cette contribution-ci est d’analyser comment les lettres ont été, pour Gamond, une façon de se présenter comme femme sage, courageuse, et bienveillante.

Fanny Boutinet

Des lettres aux œuvres? Les échanges épistolaires de Françoise de Motteville et Anne-Marie-Louise d’Orléans

Dans sa communication, Fanny Boutinet s’intéresse aux échanges épistolaires de Françoise de Motteville et Anne-Marie-Louise d’Orléans durant l’année 1660. Ces échanges lui permettent dans un premier temps d’observer l’importance de réseaux épistolaires féminins au sein de la cour de France. Elle aborde ensuite les rapports de continuité entre la production épistolaire de ces autrices et leur travail de mémorialiste. Ce second temps envisage la question de la littérarité des lettres et leur rôle dans la construction d’une œuvre scripturaire plus vaste.

L’année 1660 marque la fin de l’itinérance de la cour à la frontière espagnole. Ce voyage est l’occasion de vifs échanges entre les dames de la haute aristocratie, les unes ayant suivi la cour alors que les autres, restées chez elles, attendent des nouvelles régulières. Françoise de Motteville, ainsi que Mademoiselle de Vandy, au service d’Anne-Marie-Louise d’Orléans, remplissent ce rôle de «correspondantes» auprès de la comtesse de Maure et des marquises de Sablé, du Plessis-Bellière et de Montausier, soit les anciennes habituées de l’hôtel de Rambouillet. La teneur historique de ces échanges explique leur conservation par Valentin Conrart, qui copie deux de ces lettres. À cette exception près, cette correspondance féminine est aujourd’hui perdue. La dimension extraordinaire du voyage de cour et les écrits qui l’accompagnent permettent ainsi d’observer ce réseau féminin et curial invisibilisé par la disparition des documents. Les lettres-relations se doublent d’échanges mondains et littéraires dont la publication restreinte matérialise un réseau de lectrices. Françoise de Motteville et Anne-Marie-Louise d’Orléans entament un dialogue épistolaire, fortement inspiré des romans pastoraux, qui doit publiquement témoigner de leur fine culture lettrée. La diversité des productions épistolaires de ces deux autrices polygraphes nous conduira à envisager les circulations qui s’établissent chez elles de l’écrit épistolaire à l’écrit mémoriel, le premier se révélant un riche matériau pour l’écriture de leurs mémoires.

Julie Özcan

L’exploitation d’une lettre unique: Une lettre inédite de Madame de Montespan à la Grande Mademoiselle

Dans le dossier sept de la série AB/XIX/4188 aux Archives Nationales, se trouve une lettre intitulée «Lettre de Françoise-Athénaïs de Rochechouart, marquise de Montespan, à Mademoiselle (la Grande Mademoiselle), sur sa liaison avec Lauzun. 30 octobre 1670 ou 1671». Acquise seulement en 1992, cette source de sept pages in-quarto, n’a pu jusqu’à présent être exploitée par les historiens.

Précieuse, cette lettre l’est à plusieurs niveaux: de par la qualité des correspondantes, le sujet qu’elle évoque (l’affaire Lauzun), et enfin sa rareté. En effet, c’est l’unique trace de correspondance conservée entre ces deux femmes. De plus, la correspondance de la maîtresse de Louis XIV est assez rare: sur les soixante-quatre lettres que nous avons pu retrouver, seules vingt-quatre d’entre elles sont des originales, le reste étant des reproductions du XIXe siècle.

Si sa rareté en fait tout son intérêt, c’est également source de difficulté quant à son exploitation. En effet, que peut-on déduire d’une lettre unique, et que traduit celle-ci des relations entre ces deux femmes?

À travers une mise en perspective avec d’autres sources à notre disposition, comme le reste de la correspondance de Madame de Montespan ou encore les Mémoires de la Grande Mademoiselle, ainsi qu’une analyse poussée de la lettre elle-même, Julie Özcan aborde plusieurs points essentiels de la correspondance féminine. Niveau de langage, agentivité et clientélisme sont autant d’interrogations que cette lettre inédite soulève et qu’elle expose.

Juliette Eyméoud

Sortir de l’ombre: l’inscription de femmes célibataires dans les réseaux épistolaires de la seconde moitié du XVIIe siècle

Dans sa communication, Juliette Eyméoud étudie comment l’inscription dans des réseaux épistolaires aristocratiques a pu impacter positivement la vie de deux femmes célibataires du  XVIIe siècle, Catherine-Françoise de Bretagne (1617-1692) et Henriette de Conflans (1632- 1712). Les demoiselles de Vertus et d’Armentières ne se connaissent pas et ne font pas partie  des mêmes cercles: la première s’illustre en défenseuse du jansénisme ; la seconde fraye avec les mondain·es et les précieux·euses.

Pourtant, les deux femmes présentent des trajectoires étrangement similaires: pour pallier leur naissance au sein de familles nobles désargentées, elles deviennent les compagnes  à demeure de grandes aristocrates. Cette proximité immédiate et quotidienne explique le  développement et l’entretien de correspondances, soit parce qu’elles tiennent lieu de secrétaires  (entre-autres tâches), soit parce qu’elles développent des amitiés qui se nourrissent par l’écriture. En conséquence, les vies de Catherine-Françoise et d’Henriette ont été bien moins  silencieuses que bon nombre de leurs homologues célibataires: les lettres ont le mérite de  laisser des traces et de faire entendre des voix. De plus, les réseaux épistolaires dans lesquels  ces demoiselles s’inscrivent, politiques et/ou aristocratiques, ont intéressé la postérité et ont fait  l’objet de publications (des décennies voire des siècles plus tard).

Catherine-Françoise de Bretagne et Henriette de Conflans, chacune à leur façon, sont  donc sorties de l’ombre de leur vivant, en s’extrayant de la moindre condition qu’aurait pu leur  imposer leur naissance. Elles ont également échappé à l’oubli auquel le statut de célibataire les  condamnait. Écrire leur a permis d’être considérées par leurs contemporains et, d’une certaine façon, d’échapper au funeste destin mémoriel réservé aux femmes et aux célibataires.

Colin Jones

Au carrefour des genres: la correspondance de la duchesse d’Elbeuf, 1788-1794

À partir de 1738, Innocente-Catherine de Rougé (1707-1794), duchesse douairière d’Elbeuf, entretint une correspondance avec une amie inconnue. En 1794 la duchesse fut mise en état d’arrestation. La plupart de la correspondance fut détruite par les autorités révolutionnaires. Il nous reste six carnets contenant des copies des lettres écrites entre 1788 et 1794. Ce trésor substantiel, conservé aux Archives nationales, est inconnu des historiens et demeure complètement inexploité.

La majorité des témoignages sur la période révolutionnaire de la part des femmes de son rang sont des mémoires écrits longtemps après l’événement. Par contre, les lettres de la duchesse offrent une «histoire immédiate» de ces années, écrite dans son hôtel particulier sis Place du Carrousel à Paris et dans son château de Moreuil (Somme). Elles forment un document unique concernant les bouleversements politiques de la France révolutionnaire, décrits par une personne exclue d’une pleine participation à la vie publique en raison de son sexe, de sa classe sociale et de ses opinions politiques –quand bien même elle restait déterminée à les exprimer.

Les lettres révèlent peu de traces du culte de la sensibilité prévalant dans d’autres séries de lettres de cette époque, et l’influence de Mme de Sévigné se fait davantage ressentir que le pathétique de Rousseau. La duchesse passe d’une croyance indignée comme quoi une action ferme de la part de Louis XVI, ou des puissances européennes et les princes émigrés pourrait venir à bout de la Révolution, à une acceptation résignée des vicissitudes de la providence. On dégage du ton de plus en plus empreint de spiritualité en évidence dans ses carnets les restes anachroniques d’une piété post-tridentine. Mais cela préfigure en même temps l’idéologie de l’alliance du trône et de l’autel qui allait prévaloir parmi les élites réactionnaires tout au long du dix-neuvième siècle. La correspondance invite en plus à une comparaison avec le genre émergent du journal intime.

Julie Garel

Le rabutinage, une traduction rhétorique du duel

Mme de Sévigné correspond avec son cousin, Roger de Bussy-Rabutin, pendant pas moins de quarante-six années. Ses compétences rhétoriques lui permettent de se ménager très tôt un ethos héroïque de femme guerrière. Ainsi masquée, elle esquive la galanterie de son correspondant, projette ses propres ambitions politiques et enrobe ses intentions littéraires. Le paradigme guerrier s’inscrit dans une véritable scénographie, relevant d’une stratégie rhétorique par laquelle la marquise entre en écriture comme on entre en lice, au sein d’un échange agonistique aux allures de duel. À la pointe de l’esprit, les deux aristocrates rivalisent ainsi de bons mots donnant naissance à ce qu’ils appellent le rabutinage.

L’intrusion du féminin dans l’univers masculin du combat la conduit à s’interroger sur la faiblesse féminine dont elle feint de s’accuser: «Mais si j’avais été un homme, aurais-je fait cette honte à une maison où il semble que la valeur et la hardiesse soient héréditaires?» (lettre du 23 octobre 1683. Si ce jeu de rôles soulève la question de l’égalité des forces, c’est sans doute d’abord parce qu’il permet d’affirmer stratégiquement l’égalité des talents, le duel épistolaire ne pouvant se faire en effet qu’à armes égales. Et quand Bussy, l’exilé persécuté, souligne son héroïque supériorité face à l’adversité, Mme de Sévigné affirme : «Vous de votre côté, et moi du mien, avec des pensées différentes, nous allons le même chemin», soutenant leur communauté de destin.

Ainsi, si le paradigme guerrier apparaît bien comme le moyen d’une «inscription légitimante» dans le champ littéraire du rabutinage, ne traduit-il pas également, in fine, un projet esthétique commun, basé certes sur la concurrence mais aussi sur la collaboration, au sein d’une co-écriture où homme et femme sont mus par la même ambition littéraire qui mêle, en les dépassant, le masculin et le féminin?

Martina Ognibene

Le factum: l’usage de l’acculturation judiciaire au service d’un nouvel idéal féminin (XVIIe- XVIIIe siècle)

Factums, publications des arrêts, canards, ne sont que des exemples de mise à disposition de l’information judiciaire auprès du public au 18ème siècle, alors que la censure réelle est faible et que la critique d’une décision de justice n’est pas considérée comme un délit.

Le factum est probablement le genre de publication qui plus que tout autre voit exploser l’intérêt du grand public autour de lui au cours de l’Époque moderne. À l’origine de leur création et succès, se trouvent les ordonnances royales de Villers-Cotterêts de 1539 et de Saint-Germain-en-Laye de 1667, qui excluent peu à peu les avocats de la procédure judiciaire: des premières démarches de l’instruction jusqu’aux débats du procès, il leur est désormais interdit de représenter leur client. Les avocats se tournent alors vers la production de ces mémoires écrites. Composé essentiellement d’un compte rendu des faits, d’où son nom, le factum est destiné initialement au seul juge avant de devenir un véritable moyen d’orientation de l’opinion publique à une époque où la voie publique a une valeur judiciaire probatoire majeure.

Signées la plupart du temps par un avocat, les paroles que nous pouvons lire sur les pages d’un factum sont très souvent féminines. Prononcées par le biais d’une «voix masculine» et transcrites par un homme, la pensée féminine ainsi que la production épistolaire de genre trouvent une dimension de légitimation et tutelle. La plupart des mémoires judiciaires de ce genre conservés à la Bibliothèque nationale de France (BnF) contiennent des milliers de lettres.

Certes, ce n’est pas une pratique inhabituelle car la lettre a toujours constitué une pièce importante dans les dossiers juridiques. Mais l’on voit ici les correspondances privées de nombreuses femmes imputées transcrites et réélaborées pour en tirer un profil propre et pudique à travers de véritables simulations d’échanges épistolaires créées à partir de lettres originales souvent conservées parmi les documents de l’avocat.

L’analyse de ces simulations permet de réfléchir aux modalités de l’acculturation judiciaire, dans une perspective de mise en valeur de la capacité de la population féminine à s’emparer de l’appareil judiciaire pour l’exploiter selon des stratégies bien définies.

Karine Rance

Dire l’intime au féminin. Agentivité et réseaux dans la correspondance de la marquise de Rouvray

Karine Rance propose une contribution sur les lettres échangées par la marquise de Rouvray depuis Saint-Domingue puis New York, et sa fille, Marguerite de Lostanges, à Paris, à la toute fin du XVIIIe siècle (1791-1796). Dans le contexte des soulèvements dominguois et français, ces lettres posent la question de l’agentivité des femmes et celle de la spécificité d’une écriture intime féminine.

Alors que les événements à Saint-Domingue comme en France bouleversent tous les repères, la marquise de Rouvray, séparée de fait de son époux, correspond avec sa fille pour parler affaires, transactions financières, politique, gestion de la famille. Les rapports de force entre les époux et la distance géographique avec une partie des enfants qui se trouvent en France ou aux Pays-Bas ouvrent des espaces de liberté dont la marquise d’empare et dont elle témoigne dans ses lettres. Cette écriture (que l’on pourra comparer avec les lettres que son époux adresse à leur fille, ou que la comtesse envoie à son gendre) est aussi le lieu d’une expression émotionnelle qui sature le récit politique, peut-être plus encore que les liens familiaux.

Qu’est-ce que ce réseau nous dit de la marquise de Rouvray, de sa fonction et de son agentivité? Que dit la marquise de son rôle, de celui de sa fille, mais aussi de celui des femmes libres de couleur ou des esclaves?

Nicole Pellegrin

Intercéder à la Cour de France. Une étude de cas: la correspondance d’une maîtresse de ministre en 1743-1744

Au sein des Archives d’Argenson, conservées par le fonds ancien du Service commun de la documentation de l’université de Poitiers, se trouve un remarquable ensemble de correspondances féminines (plus de 1000 lettres) adressées au comte d’Argenson, l’un des officiers les plus puissants du pouvoir monarchique, notamment pendant l’époque où il officie comme secrétaire d’État de la Guerre sous le règne de Louis XV de 1743 à 1757. Répertorié et étudié, ce gisement présente l’originalité d’inscrire la lettre dans le cadre très particulier de l’agentivité nobiliaire féminine à une époque où la «fortune» dépend du bon vouloir royal et donc ministériel.

Le dépouillement détaillé de ce portefeuille (notamment formel, linguistique et grammatical) montre l’exercice de l’écriture épistolaire en milieu noble dans toute sa complexité de genre. Les femmes y ont, semble-t-il, une fonction cardinale: celle d’intercéder en faveur des hommes qui leur sont proches. Cependant ce concept d’intercession reste à problématiser et à exemplifier par des études de cas. Ici, celui de la duchesse de Chaulnes (1718-1782) qui est l’une des maîtresses du puissant comte d’Argenson (1696-1764) en même temps que «dame à accompagner la reine» Marie Leszczynska. Dans les quelque 70 lettres que le comte a conservées de cette femme et qui nous sont parvenues en autographe sans leurs éventuelles réponses, nous nous attachons à observer comment la rhétorique amoureuse a souvent une fonction performative: la lettre familière vise à incliner le Comte dans le sens d’une décision favorable aux intérêts d’un protégé de la duchesse. Une «transaction» complexe est donc à l’œuvre dans cette correspondance dont il s’agit de définir les contours sans pouvoir toujours en estimer l’efficacité.

Louise Gérard

L’apprentissage du monde dans la Correspondance de Mme de Sévigné: écriture normative, écriture moraliste

A priori, la Correspondance semble loin des projets moralistes de ses contemporains: les écrits de La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, pour ne citer qu’eux, sont édités en ouvrages publics, et se conçoivent selon une rhétorique explicitement transformatrice: rendre l’homme raisonnable pour le disposer d’une manière nouvelle, plus chrétienne, à l’égard du monde. La Correspondance, elle, ne s’adresse pas à l’homme anonyme et générique du Grand Siècle: le cadre officiellement privé motive une autre polarité pédagogique, où se distribuent dynamiquement les rôles d’enseignante et d’élève. L’apprentissage du monde s’y trouve changé. Comment apparaît l’horizon du «mieux», chez Mme de Sévigné? Comment fonctionne la rhétorique de l’exemplarité de Mme de Sévigné?

«N’allez point craindre que je sois ridicule, car outre que le sujet ne l’est pas, je connais parfaitement et les gens et le lieu, et ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire.» L’usage du monde que consigne et réfléchit Mme de Sévigné dans sa lettre mêle deux schémas principaux, c’est-à-dire deux modalités de division et de hiérarchisation du monde: normatif et moral. La norme n’est pas absente des œuvres de morale: les deux forces sont parentes. La Correspondance néanmoins, laisse percer plus nettement la réalité normative, qui ne se réduit pas à un sous-sol du discours moral. Le dialogue de la norme et de la morale dans le style argumentatif de Mme de Sévigné s’observe dans l’humour, l’art du récit par anecdotes, le conseil, mais aussi les développements réflexifs fondés sur des maximes. L’approbation et la réprobation qui s’y déclinent présentent des niveaux d’engagement pédagogique variables: comment cette diversité permet-elle de définir un dialogue entre «écriture normative» et écriture «moraliste»? Comment enfin trouvent à s’exprimer, dans ce dialogue entre norme et morale, les différentes figures d’autorité que Mme de Sévigné constitue dans son écriture?

Lucille Raynal

La correspondance comme espace intellectuel: le cas d’Émilie Du Châtelet

«J’ay perdu un amy de vingtcinq années, un grand homme qui n’avoit de défaut que d’être femme, et que tout Paris regrette et honore» écrit Voltaire à Frédéric II de Prusse, le 15 octobre 1749. Ce «grand homme» n’est autre que Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet (1706-1749), scientifique et femme de lettres, qui vient tout juste de mourir.

Il est vrai que si Mme Du Châtelet est célèbre pour ses travaux scientifiques –en particulier sa traduction des Principia Mathematica de Newton (1759)– elle semble l’être beaucoup moins pour sa correspondance. Si quelques-unes de ses lettres ont été publiées de son vivant, une grande partie des échanges entre Émilie et Voltaire a disparu. Encore trop souvent réduite à ces «vingt-cinq années» de relation Voltaire, ce n’est qu’en 2018 que les lettres de Mme Du Châtelet sont réunies dans une toute nouvelle édition.

Femme professionnelle dans un univers essentiellement masculin, Du Châtelet semble investir l’espace épistolier dans le but d’affirmer son autorité. Ne se limitant pas aux sujets mondains – elle qui a abondamment profité des plaisirs de la vie aristocratique – elle ne s’occupe pas que de la gestion patrimoniale et des actions juridiques, qui sont pourtant nombreuses dans sa correspondance. Passionnée par les mathématiques et la physique, soutenant les théories de Leibniz au détriment de celles de Newton, l’épistolarité lui permet de développer des idées complexes avec lesquelles elle tente d’ouvrir les portes des institutions masculines, jusqu’à affronter verbalement le secrétaire de l’Académie des Sciences, Jean-Jacques Dortous de Mairan (1678-1771).

Dans sa communication, Lucille Raynal analyse quelques lettres traitant de la supériorité intellectuelle de Du Châtelet afin de mieux cerner l’audace dont elle fait preuve, en s’appuyant, entre autres, sur les travaux de Dena Goodman, Anne-Lise Rey, Síofra Pierse ou Isabelle Laboulais.

Kim Gladu

«Payer son contingent à la société»: la question de la traduction dans la correspondance de la présidente Durey de Meinières et d’Elizabeth Montagu

Octavie Guichard, veuve Belot, épouse Jean-Baptiste-François Durey de Meinières en 1765, ce qui met un terme, du moins, en apparence, à une courte carrière littéraire, marquée par la publication de quelques œuvres originales (notamment, ses Réflexions d’une provinciale sur le discours de monsieur Rousseau, citoyen de Genève (1756) et ses Observations sur la noblesse et le tiers-état (1758)), mais surtout de traductions d’ouvrages anglais. Elle avait ainsi proposé au public des Mélanges de littérature anglaise en 1759, l’Histoire de Rasselas de Samuel Johnson en 1760, le roman Ophélie de Sarah Fielding en 1763, ainsi que les deux premiers tomes de l’Histoire d’Angleterre de David Hume en 1763 et 1765, ce qui lui vaudra d’ailleurs le surnom de «Mme Tudor» que lui donnera Charles Duclos.

Or, après son second mariage, la nouvelle présidente Durey de Meinières cessera de publier, mais elle entretiendra une correspondance importante avec plusieurs hommes de lettres tels que Voltaire, Hume, Helvétius ou François Devaux (le «Panpan» de Françoise de Graffigny). Toutefois, ce sont ses échanges avec la bluestocking Elizabeth Montagu, qui s’échelonnent de 1776 à 1792, qui retiennent l’attention de Kim Gladu. Dans ceux-ci, Octavie Durey de Meinières semble trouver une occasion de renouveler ses idées sur la traduction et, ce faisant, sur l’écriture, qu’elle considérait déjà en 1759 comme une manière de «paye[r] du moins [s]on contingent à la société» (Mélange de littérature anglaise, 1759, «Préface du traducteur», p. vi), témoignant ainsi d’une forme d’engagement citoyen adapté à la condition féminine. Les lettres de la présidente Durey de Meinières adressées à Elizabeth Montagu offrent ainsi une occasion inédite d’observer la manière dont la parole privée contribue à la construction d’une identité d’autrice constante dans ses opinions et permet de réaffirmer une stratégie d’autolégitimation qui s’était montrée relativement efficace quelques années auparavant.

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