Carnets de recherche, 2017
Ensauvagement du personnage et écriture ensauvagée
Une introduction de Véronique Cnockaert
Si les figures du sauvage et ses métamorphoses ont nourri nombres de fictions littéraires, force est d’admettre qu’à chaque époque correspond une figure particulière. Aussi le «vrai» sauvage est-il une construction culturelle toujours datée, néanmoins toutes ces représentations se fondent sur un système d’oppositions (nature/culture; civilisé/barbare; autochtone/étranger; bien/mal; etc.).
La figure du sauvage prend donc différents visages suivant les époques auxquelles elle appartient: homme-animal, sorcière, monstre, ogre, fou, criminel, psychopathe, mais aussi l’étranger, etc., chacune de ces incarnations étant ancrée dans un imaginaire collectif précis. Dès lors quelque soit la figure, il est possible de parler de sauvagerie fortement socialisée. D’ailleurs, les textes que nous travaillons au sein de ce groupe de recherche donnent la faveur au «sauvage» dans la cité tel un autre «malaise dans la civilisation».
Un détour par l’anthropologie révèle que la plupart des rites —et tout particulièrement les rites de passage— inscrivent dans leur scénario tel que formalisé par A. Van Gennep, qui se divise en trois parties (séparation, phase de marge, agrégation), une période d’ensauvagement. En effet, durant la phase de marge ou liminaire, l’initié fait l’épreuve d’un «ensauvagement programmé» pour reprendre l’expression de P. Vidal-Naquet. Dans tous les cas, comme le souligne l’historien, ce «temps d’épreuve impose la rencontre de l’altérité, du contraire: du détour par la sauvagerie et la marge non cultivée; du détour par l’autre sexe». On le voit, le temps de la marge est un hors temps à l’intérieur duquel les oppositions s’épousent, les contraires s’attirent sans s’exclure, les retournements et les inversions sont légion: vivant, l’individu en position liminale peut symboliquement être mort; homme, il peut prendre les allures de la femme; humain, il se rapproche parfois dangereusement de l’animal, etc. Il échappe à tous les classements. Il va de soi, qu’en fonction des cultures et des récits (et même des moments dans les récits), ces couples notionnels (mort/vivant; homme/femme, humain/animal; etc.) sont polarisés et axiologisés.
Or, il appert que la littérature ne cesse de mettre en scène des personnages qui semblent inscrits dans une forme de liminarité permanente où la construction de leur identité reste éminemment problématique, car ambigüe. Par ailleurs, un regard attentif révèle que ces personnages liminaires, pour reprendre la typologie de M. Scarpa, et «ensauvagés» fonctionnent très souvent comme un principe dynamique —quoique perturbateur— au sein de l’écriture qui, par effet de mimétisme, s’ensauvage parfois elle aussi en s’arcboutant sur une poétique de l’entre-deux et/ou de la marge.
L’hypothèse de ce groupe de recherche est que les personnages ensauvagés sont la fixation symbolique d’un jeu d’ensauvagement social, historique, mais aussi esthétique dont il s’agit pour nous de cerner les enjeux. L’intérêt de se pencher sur ces figures culturellement ensauvagées, c’est qu’elles nous obligent à repenser la question du stéréotype, en effet loin de Victor l’enfant sauvage, les personnages travaillés montrent de manière étonnante que l’écriture, parangon de civilisation, peut devenir l’origine d’une marginalité et/ou d’un nomadisme culturel, qui n’est pas sans effet sur les textes dans lesquels il apparaît. Le personnage ensauvagé, en faisant du saltus son territoire, déplace les frontières et parfois fonde des ordres nouveaux.
Ce carnet rassemble les contributions de Audrey Beaudoin, Maude Dufour-Gauthier, Alizée Goulet, Hélène Palardy, Luca Perluzzo-Massad, Nicolas Roberge et Anna Zerbib.
Articles de la publication
Du sang à l’encre: défabriquer et refabriquer le corps dans «Les mots pour le dire» de Marie Cardinal
«Rester et partir». Au cœur de ce fragment, la tension entre l’univers de la mère et celui de la rue devient conjonction: «et». La rencontre, dans le corps d’une petite fille, de ces deux univers symboliques provoque davantage qu’un simple tiraillement –le dilemme n’est pas «rester ou partir»–; elle paralyse ce corps, le piège dans un entre-deux liminaire, configuré en creux par cette rencontre aporétique.
(Ré)écriture de conte: lecture ethnocritique du personnage de Lottä Istvan dans «Les Sangs» de Audrée Wilhelmy
Si le conte constitue un genre de prédilection pour l’ethnocritique, c’est, notamment, en raison des rites d’apprentissages qui y sont mis en scène. Ces derniers constituent un riche terrain dont l’analyse relève les marques d’un imaginaire commun.
Sur la poétique du cygne dans «Bruges-la-Morte» de Georges Rodenbach
Un mythe existe depuis quelques siècles pour expliquer la présence si marquée des cygnes dans les canaux de Bruges. Après la mort de Marie de Bourgogne, duchesse de Bourgogne, en 1482, son mari, Maximilien d’Autriche, prend la régence au nom de Philippe le Beau, son fils et le futur duc de Bourgogne.
«La fille épinglée»: «Bloody Mary» de France Théoret ou le texte comme rite de passage
Virginia Woolf parlait dans ses textes d’un meurtre intérieur à accomplir pour toute femme se destinant à l’écriture: «Tuer l’Ange du Foyer [fait] partie de la tâche de la femme-écrivain.» (2012, p. 217) Un acte violent dirigé envers soi, certes, mais aussi vers la féminité normée, dont la règle est intériorisée par les femmes de génération en génération. Ce que mettent en évidence ces citations de Woolf, c’est que ce désapprentissage ne va pas de soi, et qu’il ne se fait pas non plus sans souffrance, mais qu’il est néanmoins nécessaire pour toute véritable venue à l’écriture.
De la plume au meurtre, itinéraire d’une hors-la-loi
Publié en 2018, le roman de la biologiste et zoologiste Delia Owens, Là où chantent les écrevisses, relate l’histoire de Kya (de son vrai nom Catherine Clark), petite fille puis jeune femme qui grandit dans un marais, espace d’entre-deux entre la ville et l’océan, en Caroline du Nord.
Édouard Louis, «En finir avec Eddy Bellegueule»: une littérature ensauvagée de l’exclusion
En finir avec Eddy Bellegueule est un roman autofictionnel ancré dans une société prolétarienne violente, cloisonnée par des valeurs masculines exacerbées, hermétique à la différence et aux possibilités de changements. L’auteur y narre sa stigmatisation en tant qu’homosexuel et son combat non pas pour s’imposer, mais pour intégrer cette société dont les valeurs sont inverses aux siennes.
Bérénice Einberg: Les foyers de son ensauvagement
L’œuvre de Réjean Ducharme renferme une voix unique et toute puissante, celle de Bérénice Einberg, qui, par la mise en récit de sa propre histoire, arrive à se remettre au monde. Le discours de la narratrice est donc imprégné par sa subjectivité, son imaginaire, par ses rêves et les conceptions qu’elle se fait du monde. Sans cesse, elle nous fait vaciller entre le réel et l’imaginé, entre la subjectivité de son être et l’objectivité des faits.
Initiations, érotique et artistique, dans «Combray» de Marcel Proust
Dans le roman «Du côté de chez Swann» de Marcel Proust, le père du narrateur est passionné de barométrie: «Il n’y a rien de plus intéressant!» (CS, 198). Pour risquer une hypothèse, il ferait la «pluie et le beau temps» dans sa petite famille, en vacances dans la ville de Combray. On pourrait donc avancer que le père tient le haut du pavé de cette structure familiale. Pour Victor Turner, anthropologue, la structure sociale se caractérise par une toile de relations définies par leur différenciation hiérarchisée. Pourtant, l’ouvrage de Jean de Grandsaigne, L’espace combraysien, qui analyse l’énonciation de la première partie du roman, met à mal l’hypothèse hiérarchique. Le critique charge le romancier envisagé dans Le Temps retrouvé de faire déchoir rétrospectivement de son piédestal, dans «Combray» déjà, l’entourage de son enfance, le panthéon tutélaire qui le veillait.
«Au Bonheur des Dames» ou l’histoire d’un ensauvagement capitaliste
Au fil de ces pages, nous tenterons de montrer comment le grand magasin du roman perturbe les coutumes liées au commerce, opérant un ensauvagement qui dépasse la simple vente, mais provoque une nouvelle manière de vivre dans le renouvellement constant de son apparence, changeant aussi les habitudes de travail radicalement.
L’ensauvagement manqué de l’enfant chargé de songes
Pourquoi l’ensauvagement tant désiré n’est-il pas opérant, qu’est-ce qui l’empêche, et qu’est-ce que ce texte nous apprend des conditions favorables et nécessaires à l’épreuve véritable du seuil et de son passage? Il apparaît que ces personnages, et surtout celui de Julien sur qui nous choisissons de nous centrer, tout en passant à côté d’une authentique expérience de leur liberté, ont quelque chose à nous dire sur la nature des frontières où ils demeurent et sur les possibilités de leur franchissement.
Une esthétique de l’ensauvagement, ou les vertus transmissives de la contamination
On ne peut que ressentir un profond malaise à la lecture de La petite fille qui aimait trop les allumettes, le roman le plus populaire de Gaétan Soucy, qui a d’ailleurs donné lieu à des critiques aussi passionnées que mitigées.
Le destin sacrificiel de Pinocchio: entre corporéité et loi sociale
De nombreux ethnologues ont aperçu, depuis quelques décennies, que les contes pavaient un chemin privilégié vers la compréhension d’une société donnée: porteurs d’une «double fonction, qui est, d’une part, de représenter les termes et les conditions de l’existence sociale, et, de l’autre, de les maintenir tels» (Fabre-Vassas et Fabre, 30), à travers cette forme narrative, il est donné à entendre «tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent» (Idem). Pourtant, la lecture de ces ethnographies ne va pas de soi, car entre le lecteur et le texte, il s’est déposé les sédiments du temps. Effectivement, dans Les Aventures de Pinocchio, qu’est-ce à dire que Collodi mette en scène l’immolation, l’humiliation, le vol, l’égorgement et la pendaison subséquentes de son fameux pantin?