Entrée de carnet

«La fille épinglée»: «Bloody Mary» de France Théoret ou le texte comme rite de passage

Nelly Desmarais
couverture
Article paru dans Ensauvagement du personnage et écriture ensauvagée, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2017)

     

L’ange du foyerC’était elle qui avait l’habitude de se glisser entre moi et le papier […]. C’était elle qui me dérangeait et me faisait perdre mon temps, et elle m’a causé tellement de tourment que j’ai fini par la tuer. […] Je la décrirai aussi brièvement que possible. Elle était pleine d’une intense compassion. Elle était extrêmement charmante. Elle était dénuée de tout égoïsme. Elle excellait dans les arts domestiques. Elle faisait preuve d’abnégation tous les jours. S’il y avait du poulet sur la table, elle prenait l’aile; s’il y avait un courant d’air, c’est elle qui s’assoyait devant —bref, elle était ainsi faite qu’elle n’avait jamais une opinion ou un désir à elle, car elle préférait se rallier aux opinions et aux désirs des autres. Et surtout —faut-il vraiment que je le dise—, elle était pure. Sa pureté était censée faire ressortir ce qu’il y avait de plus beau chez elle — le rose qui lui montait aux joues, sa grâce exquise. […] Et quand j’ai voulu me mettre à écrire, elle s’est présentée à moi dès les tout premiers mots. L’ombre de ses ailes a recouvert ma page: j’ai entendu le bruissement de ses jupes dans la pièce. […] Alors, elle a fait mine de guider ma plume. […] Je me suis jetée sur elle et l’ai prise à la gorge. Je me suis efforcée de la tuer. Si je venais à comparaître devant un tribunal, je plaiderais la légitime défense: c’était elle ou c’était moi. Elle aurait vidé mon écriture de toute substance.

— Virginia Woolf, Une chambre à soi

    

Virginia Woolf parlait dans ses textes d’un meurtre intérieur à accomplir pour toute femme se destinant à l’écriture: «Tuer l’Ange du Foyer [fait] partie de la tâche de la femme-écrivain.» (2012, p. 217) Un acte violent dirigé envers soi, certes, mais aussi vers la féminité normée, dont la règle est intériorisée par les femmes de génération en génération. Ce que mettent en évidence ces citations de Woolf, c’est que ce désapprentissage ne va pas de soi, et qu’il ne se fait pas non plus sans souffrance, mais qu’il est néanmoins nécessaire pour toute véritable venue à l’écriture.

Ce rejet de l’association des femmes à la sphère domestique, essentiel pour faire advenir un sujet femme dans l’écriture, se situe au cœur du recueil du propos de Bloody Mary, de France Théoret, premier ouvrage publié par cette écrivaine– une plaquette de poésie de seulement 24 pages et pourtant une œuvre dense et complexe, largement commentée par la critique depuis sa parution en 1977. Ce texte qui a fait date dans l’écriture des femmes au Québec met en scène le passage obligé de la narratrice à travers une écriture du corps, de l’oralité, alors même qu’elle tente de se défaire de la tyrannie des apparences et des jeux d’échanges symboliques économiques et sociaux où les femmes n’ont pratiquement aucune option en dehors de la maternité et de la domesticité et sont, en quelque sorte, condamnées au silence.

Pour advenir à la parole, la narratrice de Bloody Mary traverse une crise intérieure qui devient une crise du langage, et dont les effets se font sentir dans la forme même du texte. Recueil à la forme hybride, indéterminée, de l’ordre de l’»informe», du «plaquage mots recouverts les uns sur les autres» (Théoret, 1977, p. 8), Bloody Mary apparaît en effet comme un texte où l’ensauvagement de la voix narrative se répercute sur la forme et la structure même du texte, correspondant ainsi la «poétique de l’entre-deux et/ou de la marge» (Cnockaert, 2017) qui est souvent l’une des marques des écritures ensauvagées.

Notre hypothèse est que le passage que met en place le texte de France Théoret peut être lu comme un rite d’initiation, dans la mesure où il existe selon l’ethnocritique une «homologie possible, fonctionnelle et structurelle, entre le rite et le récit littéraire» (Scarpa, 2009, p. 25) permettant de réfléchir aux textes dans leur rapport avec la notion de rite, définie comme «processus de socialisation des individus en termes d’apprentissage des différences de sexe et d’état» (p. 27).

En nous appuyant sur des travaux ethnographiques portant sur les rites, en particulier ceux en lien avec la puberté des jeunes filles, nous analyserons ici de quelle manière le texte de Bloody Mary donne forme au passage d’un état social à un autre. Pour ce faire, nous porterons une attention particulière aux éléments renvoyant à différents rites dans le texte, de même qu’à l’âge de l’adolescence et à ce qu’il implique traditionnellement comme changements et demandes du milieu social. Nous nous attarderons ensuite aux caractéristiques formelles du texte, notamment l’oralité et l’hybridité, en lien avec les notions de marge et de liminarité, pour enfin aborder la question de l’écriture comme nouvelle naissance.

     

Tu peux désirer. Tu peux lire, adorer, être envahie. Mais écrire ne t’est pas accordé. Écrire était réservé aux élus. Cela devrait se passer dans un espace inaccessible aux petits, aux humbles, aux femmes.

— Hélène Cixous, La venue à l’écriture

     

I. Rites et adolescence

«Ces textes publiés aujourd’hui feraient tout simplement scandale» (2011, p. 26), écrit Danielle Fournier en 2011 dans la préface à la réédition d’une anthologie de la poésie de France Théoret. En effet, en relisant Bloody Mary aujourd’hui, on est frappés par la violence du texte, de ce «regard au scalpel, écrit avec un couteau, […] sans complaisance posé sur les conditions d’existence des femmes et de leur oppression est, à proprement parler, étouffant» (p. 26).

Les tout premiers mots du texte, «Le regard du dedans furieusement tue» (Théoret, 1977, p. 8) jouent sur ce caractère à la fois interne et externe du regard: qu’il soit d’abord venu des autres ou qu’il s’agisse du regard «du dedans», soit que la locutrice pose sur elle-même, il tue avec la même fureur, conserve le même pouvoir annihilant. Mais qu’est-ce qui, précisément, est tué ici? De quel meurtre s’agit-t-il? On assiste à plusieurs mises à mort dans Bloody Mary, un texte qui n’épargne personne, à commencer par sa narratrice.

La citation en exergue, tirée de l’ouvrage collectif Our Bodies, Ourselves nous plonge d’emblée dans cette thématique: «I remember coming home from high school everyday and going over my body from head to toe. My forehead was too high, my hair too straight, my body too short, my teeth too yellow, and so on.» (p. 4) Cette impression de ne pas correspondre, physiquement, à ce qui est attendu, ce regard complexé et violent posé sur soi-même, est évidemment caractéristique de l’adolescence, moment où il est demandé à la jeune fille de plaire aux hommes, afin de rendre possible la rencontre sexuelle, voire, traditionnellement, les épousailles.

Dans son article «De l’épingle à l’aiguille: l’éducation des jeunes filles au fil des contes», Anne Monjaret parle en ce sens de l’état de jeune fille comme d’un «statut transitoire entre la fillette et l’épouse» (2005, p. 121), à situer entre l’arrivée de la puberté et l’âge où «toutes formées, âgées de quinze ans, les pubères entrent dans la classe d’âge des filles à marier» (p. 132). Cette période, qui correspond en bonne partie à ce qu’on nomme de nos jours l’adolescence, un terme qui n’est apparu que récemment, occupe un rôle central dans Bloody Mary de France Théoret, qui porte précisément sur la manière dont on devient fille, la manière dont se construit le genre dans l’univers social, la manière dont les filles sont en quelque sorte réduites à leur corps et privées de la parole pour entrer dans la domesticité. Dès la première page, il est ainsi question de la «fille épinglée», et un statut contre lequel la narratrice semble en bonne partie se révolter: «je suis fille maudite et je le vois ainsi depuis que je suis une fille» (Théoret, 1977, p. 8).

Que le terme «épinglée» apparaissent deux fois en une page («épinglée pin-up» et «La fille épinglée» [p. 8]) nous apparaît révélateur puisque ce terme fait écho aux rites et coutumes traditionnels des campagnes françaises, présents dans la tradition orale européennes et les contes classiques qui en sont issus comme Le petit chaperon rouge, La belle au bois dormant, La petite sirène et Blanche neige, des représentations et une culture orale qui se sont en bonne partie transmises à la culture québécoise.

Les travaux d’Yvonne Verdier ont mis en évidence la manière dont les épingles et les aiguilles étaient liées au changement de statut des jeunes filles et à leurs apprentissages en vue du mariage. En plus de leur lien avec la formation aux travaux ménagers liés à la couture et à la confection des vêtements, et avec la mise en valeur du corps par les vêtements (par exemple la robe de mariée au moment des noces), les épingles et les aiguilles sont liées aux questions sexuelles et à la perte de la virginité. L’aiguille est ainsi associée à la couturière, qui est connue pour avoir une vie sexuelle active. L’objet lui-même, troué et devant être traversé par le fil dans son usage, évoque le sexe féminin et la pénétration. Les aiguilles, qui percent la peau – la couturière a longtemps été celle qui perçait les oreilles des petites filles, à un âge précis – renvoient aussi à la question du sang: celui des règles, de la perte de la virginité et de l’accouchement.

Quant à l’épingle, elle est traditionnellement, chez les jeunes filles, associée aux cheveux, qui sont esthétisés et sexualisés par le processus de séduction. Ceux-ci sont maintenus en place grâce aux épingles et l’épingle est offerte comme cadeau par les garçons. L’épingle se distingue de l’aiguille, associée, elle, à la couturière, généralement considérée de mœurs légères (Monjaret, 2005, p. 125) et aux rapports sexuels (notamment par le fil qui traverse le chat de l’aiguille). L’épingle, c’est ce qui maintient le vêtement en place et est, en ce sens, l’opposé de l’aiguille, car c’est elle qui empêche le corps d’être dénudé (p. 125).

Dans le poème liminaire de Bloody Mary, la présence double de cette épingle nous plonge d’emblée dans ces enjeux, notamment avec la question du mariage en tant que passage obligé pour les filles. Intimement lié à la fécondité et à la maternité, et, par extension au rôle social occupé par les femmes, la question du sang, présente dès le titre du livre et centrale dans le recueil, est évoquée à travers cette épingle, objet pointu et coupant, pouvant percer la peau et faire saigner. Celle qui est «épinglée» femme est en effet, nous dit le poème, réduite à son corps et aux tâches ménagères. Qui plus est, elle est identifiée à ce qui est sale, non-domestiqué, voire animal: «marquée à la place de l’objet linge sale guenille guenon» (Théoret, 1977, p. 8).

Réduite au corps et en grande partie à sa fonction biologique, la personne marquée du genre féminin apparaît ainsi maintenue à l’écart de ce qui est civilisé, normé, codifié par le social et, en cela, exclue du monde des idées et de l’écrit. Cette difficulté à accéder au langage écrit, à l’ordre symbolique, et donc au statut de sujet, pour celle qui a été identifiée comme objet devient à proprement parler le propos du texte, car cet aspect sauvage, non-domestiqué, devient précisément le lieu depuis lequel ce texte s’énonce.

La question du mariage comme seul horizon pour une jeune fille dans le milieu dont est issue la narratrice est d’ailleurs directement abordée dans le recueil, qui décrit la manière dont ce passage empêche les femmes d’accéder au savoir et à la possibilité d’écrire. Ainsi, à la page 15, dans la partie «Histoire de dire», Théoret raconte quel est le parcours habituellement réservé aux filles qui fréquentent son école:

Pour les petites filles à partir de onze ans, il n’y a plus rien de sérieux. L’école se vide. Une telle a quitté. Une telle déserte de plus en plus souvent. Comme les indiennes dans les premières nuits du printemps froid vont rejoindre les bois et l’homme. La classe se fait à double sens: pour celles qui vont quitter rapidement et celles qui resteront encore quelques années. La classe se ressent des départs en cachette dans le silence des noires dépendances du corps. On n’encourage personne à partir ou rester. Du dehors, ça ressemble à une fatalité: elle devait partir, elle était faite pour partir. Déjà on entendait: l’école n’est pas pour tout le monde. D’ailleurs le cycle d’étude allait se terminer trois ans plus tard. Puis, nos éducatrices abandonnaient l’étude des bonnes manières et du bon parler français pour s’adonner fermement à la leçon de morale. (p. 15)

Ainsi, les jeunes filles quittent-elles les bancs d’école quasi systématiquement à partir d’un certain âge, dans le but de se marier. Ce passage, très parlant du point de vue de la question du schéma domestique et de la façon dont il maintient les femmes à distance de l’écriture, suit une page entière consacrée à décrire le quartier ouvrier dans lequel Théoret a passé son enfance: Saint-Henri. L’institution scolaire est ainsi située dans le milieu dans lequel elle s’inscrit:

Les noirs travailleurs de la rue: visages fermés, yeux rivés, peaux fanées, serrant contre eux la boîte de métal noir, vêtus tel un uniforme quittent tous les matins les maisons de briques. Ils ont l’air d’aller vers d’autres usines. Ce sont les pères. Ils sont ailleurs. Comme nous voulaient nos éducatrices aux mains si blanches. (p. 14)

Ces éducatrices, on devine qu’il s’agit des religieuses dont l’aspect immaculé qui contraste en outre avec la saleté des travailleurs et des rues décrites dans les lignes qui précèdent. Si elles les veulent ailleurs, c’est qu’elles les veulent mariées. Tout comme d’ailleurs les voix entendues dans l’entourage de la narratrice: «Les filles c’est fait pour laver les couches. – T’as pas besoin de ça pour laver les planchers.» (p. 16)

Échappant au mariage («pas de chance» [p. 16]), la narratrice devient bonne de «Monsieur, Madame Simard et fils» (p. 20), soit de l’homme en premier lieu. Le poème consacré à ce rôle décrit la jeune fille seule dans sa chambre, coupée du reste du monde, de ses plaisirs et de ses possibles. Elle ne peut pas même écrire, n’ayant pas accès aux conditions matérielles de l’écriture: «Bonne, je suis bonne, la bo-bonne en uniforme coiffe et tablier, déshabillée, seule, dans la chambre de bonne.» (p. 17) L’insistance sur ce vocable à travers sa répétition, puis sa décomposition en syllabes – la formule consacrée pour ridiculiser les personnes exécutant les tâches ménagères, rappelle non seulement la manière dont on désigne une jeune fille présentant les caractéristiques valorisées dans le cadre du mariage («bonne à marier»), mais aussi celle qui sert à dire qu’une jeune fille est attirante sexuellement par ses caractéristiques physiques (être «bonne»).

La narratrice, si elle échappe un temps aux rituels des épousailles, est néanmoins maintenue dans la domesticité et tenue à distance de l’écriture et de la vie de l’esprit. Elle ne possède que le tissu de son uniforme, dont elle se départit le soir dans une chambre vide. Elle n’a pas accès au bar ni à la piscine, qu’elle contemple de loin, ni même aux conditions matérielles de base nécessaires à l’écriture. Ainsi, son histoire est-elle seulement «écrite dans la tête» (p. 17), échappant aux codes du monde de l’écrit. Si la narratrice a accès à son histoire, à son monde intérieur, elle se retrouve dans l’impossibilité de la transmettre de manière intelligible, puisque le langage intérieur qu’elle tente de traduire est un langage fuyant, non-fixe, potentiellement sans début ni fin. Cette histoire écrite dans la tête devient pourtant chez France Théoret un nouveau mode possible pour l’énonciation, une autre langue à même de montrer une réalité demeurée tue jusque-là, ayant échappé à la représentation littéraire.

         

«Notre corps nous appartient» a été une étincelle, une pensée de commencements. Il en a découlé d’importantes revendications concrètes. […] Le discours englobe le particulier et le pluriel, une approche complexe de l’identité et une représentation de la réalité qui l’est tout autant.

— France Théoret, Écrits au noir

     

II. Écrire le corps, écrire le sang

Bloody Mary: le titre de l’ouvrage renvoie déjà au sang, aux règles, à la matrice féminine, un des motifs récurrents de ce texte. Entre les «taches tous les vingt-huit jours» (p. 10), le «ventre d’une femme chaude de sang qui pisse et se coagule en sa chair» (p. 10) et le «Kotex pourri dans la neige noire» (p. 16), le texte travaille à partir de cette association du sang menstruel au sang et à la saleté, voire à la putréfaction1Yvonne Verdier parle en ce sens d’un «pouvoir putréfiant» des femmes. Voir Verdier, 1979, p. 41., ici abordée de façon frontale. Tout comme leur sang, les paroles des femmes sont «malsaines […] à un point tel qu’elles s’avortent avant le jour» (p. 16). Et le style du texte, sa forme même, adoptent eux aussi ce mouvement.

L’ethnologue Yvonne Verdier postule qu’il existe lien entre ce tabou des règles, les nombreux interdits leur étant associés, notamment ceux liés à la préparation des aliments dans la société traditionnelle française. Elle met aussi en évidence le fait que la période des menstruations était associée à une sexualité exacerbée (Verdier, 1979, p. 46), ce qui est également souligné par le réseau de jeux sur le sens à l’œuvre dans Bloody Mary, notamment dans la manière dont le texte lie l’expérience de la sexualité et celle du sang. De celui qui installe «son truc d’entre les jambes» (Théoret, 1977, p. 9), au je qui est sa «propre maison de passe» (p. 11), en passant par «les cuisses humides [qui] prennent toute la place» (p. 23), le parcours du sujet du poème se centre de façon obsessionnelle sur le corps et la réduction du rôle des femmes à leur sexualité, mais aussi leur condamnation sociale à travers celle-ci.

Le titre Bloody Mary est aussi une référence à un rituel anglo-saxon pratiqué par les enfants et les adolescents, dans le cadre duquel un esprit nommé Bloody Mary est appelé trois fois devant un miroir. Dans certaines versions du rite, la jeune fille voyait apparaître le visage de son futur mari. Elle courait toutefois le risque d’y apercevoir une tête de mort, ce qui signifiait qu’elle mourrait avant de se marier (Winter, 2014, f. 141).

Plusieurs travaux ont identifié le rite de passage de l’invocation de Bloody Mary comme étant lié à la puberté. Dans son étude, la folkloriste Laura Winter souligne que dans certaines variantes contemporaines du rite, c’est la Vierge Marie elle-même qui est appelée (f. 16). Comme ce rituel avait le plus souvent lieu dans les toilettes publiques d’une école primaire ou secondaire, et qu’il impliquait une goutte de sang, on l’a interprété comme étant annonciateur, pour la jeune fille, du sang menstruel et, par extension, de la fécondité et de la sexualité à venir, dans une société américaine où les rituels de puberté se faisaient par ailleurs de plus en plus rares: «The Bloody Mary ritual in that context would appear to be an anticipatory ritual, essentially warning girls of what to expect upon entering puberty» (Dundes, 1998, p. 126).

La deuxième page du livre de France Théoret aborde les questions du passage de l’enfance à l’âge adulte à travers le détournement de la forme et du contenu classiques du conte traditionnel. Présentant un caractère parodique, ce passage reprend bon nombre des lieux communs des contes ayant pour objet le passage de la puberté chez les jeunes filles, dont Cendrillon, La belle au bois dormant et Le petit chaperon rouge. Ainsi retrouve-t-on en l’espace de quelques lignes le carrefour, le berger, le prince et le petit poucet, la forêt et le labyrinthe, des éléments qui renvoient directement au contenu de divers contes classiques.

Le passage débute par la formule consacrée, et reprend plusieurs des tropes du conte pour mieux les subvertir, pour mieux jouer sur les codes rigides qui régissent ces récits: «Il était une fois dans la diarrhée du temps qui n’avance ni ne recule, une masse infâme nommée Bloody Mary qui à peine née fut livrée à un carrefour où jamais personne ne s’aventurait» (Théoret, 1977, p. 9). C’est le personnage de Bloody Mary qui entre en scène, qui porte, on le rappelle, le nom de l’apparition fantomatique du rite du miroir. On quitte toutefois le récit et son style après une seule phrase, presque aussi brusquement qu’on y est entré, pour mieux revenir au je: «Les yeux rougis, comme j’ai pleuré quand j’ai dit ma demande.» (p. 9) L’énoncé marque l’entrée dans une autre initiation, celle de l’avortement. Le texte se saisit ainsi, à travers le conte, de cette réalité et objet de luttes par les femmes, dans un passage qui représente l’un des nœuds du texte.

En plus de leurs travaux ethnographiques sur les jeunes filles, Yvonne Verdier et Anne Monjaret ont mis en évidence le rôle que joue le conte dans le cadre des pratiques sociales et des rites. Ainsi, le conte, associé d’abord à la tradition orale, aurait pour objectif de «rappeler la norme sociale» (Monjaret, 2005, p. 128) à travers des récits à valeur d’exemple: «donner à entendre “tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent”. Le conte est donc toujours, peu ou prou, un récit exemplaire, ses péripéties désignent la bonne voie, semée d’épreuves nécessaires» (Fabre-Vassas et Fabre, 1995, p. 30).

La phrase qui suit fait écho aux tout premiers mots de la page: «Les paroles malsaines des femmes le sont à un point tel qu’elles s’avortent avant le jour.» (Théoret, 1977, p. 9) L’avortement, l’interruption volontaire de grossesse, semble bien être l’objet de cette réécriture du conte classique. L’initiation mise en scène semble être à la fois celle du personnage du fœtus avorté, que celle de la narratrice: «On a sucé Bloody Mary. Paquet de sang coagulé peau: revêtement qu’on disait d’être d’âme. J’ai hurlé dans le noir des parois de mon ventre quand j’ai demandé après toi.» (p. 9) Et voici bien, nous semble-t-il, l’esthétique mise de l’avant dans Bloody Mary, l’essence du travail si particulier sur la langue en jeu dans ce texte: c’est une parole avortée avant que de n’être dite, «dissou[te]» (p. 8) dans autre chose avant même qu’on ait saisit ce qui s’énonçait.

Bien sûr, la métaphore de l’enfantement est souvent utilisée dans le vocabulaire lié à l’écriture et à la création. On parlera ainsi –et ce sont des lieux communs– d’»accouchement» et de «conception» au sujet d’un livre ou un projet. Or, dans ce petit livre, sont associés le sang menstruel, soit le symptôme de la «non-conception», à une forme de «non-lieu» à l’écriture, à une écriture qui s’affaire à montrer sa propre impossibilité. Écriture de l’avortée, ce «Paquet de sang coagulé peau: revêtement qu’on disait d’être d’âme» éventuellement «aspiré» (p. 9), la langue de Bloody Mary s’agglutine en phrases qui ne disent rien, qui n’arrivent pas à dire, où le sens se troue, emprunte de multiples directions. Il est question à la fois de venir figurer l’expérience de l’avortement et de procéder à un renversement des codes de la culture écrite.

Si, pour que l’écriture ait lieu, chez la plupart des femmes, quelqu’un ou quelque chose doit avoir été tué quelque part, dans ce livre de France Théoret, cette mise à mort s’inscrit dans la chair même de la narratrice: «Bloody Mary est morte. Sans berger ni roi. Il n’y a pas d’histoire pour elle. Il y a ses taches tous les vingt-huit jours. Informe au sein de la forêt masse morte qui se plotte sans arrêt.» (p. 10) Comme nous le rappelle ce texte, l’avortement, c’est une manière de rester dans le sang des règles, dans le temps du sang, d’échapper à celui de la maternité. Et échapper à la maternité, c’est échapper au schéma domestique, où la jeune fille est valeur d’échange, pour y opposer une autre voie, soit celle de l’écriture, celle du texte où «le mouvement mare rouge se prolonge» en une «forêt nerveuse de tissus en semblant de vie pour qu’il se fasse mordre.» (p. 10) Le fait d’écrire cet intérieur mort-né, imparfait, informe et hautement attaquable pour cette raison en tant qu’œuvre littéraire serait qualifiable de «suicide» (p. 10), tel que le souligne la narratrice.

Cette complexe mise à mort du moi social par l’écriture se poursuit, à la page suivante, par une énumération d’insultes à travers lesquelles la narratrice se désigne elle-même, dont une partie renvoient à l’activité sexuelle: «l’engorgée la possédée l’enfirouapée la plâtrée la trou d’cul l’odalisque la livrée la viarge succube fend la verge fend la langue serre les dents» (p. 11). Ce court paragraphe se termine par un envoi explicite à la figure de la prostituée: «Des passes je me fais la passe, je suis ma propre maison de passe» (p. 11). Ce recours à l’insulte dirigée contre soi participe lui aussi de ce vaste rituel d’autodestruction dont la visée semble être de mettre au jour ce qui se cache de l’autre côté du rôle social des femmes, de la jeune fille fabriquée par et pour le regard de l’autre. Il s’agit de passer de l’autre côté du miroir pour que la narratrice puisse retrouver la parole.

      

Parlons-nous pour affirmer ou tout simplement pour manifester une présence ensevelie sous des tas de paroles qui commandent, régissent, oblitèrent, sectionnent, mesurent? Parlons-nous avec: pour ou contre? Ou bien illégalement?

— Nicole Brossard, «E muet mutant»

     

III. Oralité et hybridité

La mise en scène de l’incapacité de parler, le brouillage du sens et des registres, la mise en place d’une parole bégayante, non-linéaire, répétitive et hésitante sont partie intégrante de la voix littéraire de France Théoret, mais également de la phase liminaire des rites d’initiation. Cette forte dimension d’oralité dans le texte accentue son aspect non-conforme aux règles de la communication écrite comme à celles de la bienséance. Cet ensauvagement langagier, qui passe en outre par un emploi de mots considérés bas ou vulgaires, par le recours à des tournures orales «viarge», «je vas» va jusqu’à l’utilisation de mots inventés à la page 10: «L’encensfantsilonlaire. L’enfantsilaire. Les ciloncilidaires2Durant ses études, Théoret s’est notamment intéressée aux œuvres de Claude Gauvreau et d’Antonin Artaud. Elle a consacré au premier son mémoire de maîtrise, qui portait sur Les oranges sont vertes. Les langues inventées que sont l’Exploréen de Gauvreau et les glossolalies d’Artaud pourraient certainement être associés à une forme d’ensauvagement..», moment qui correspond, dans le texte, à un paroxysme. À la fois mise en scène et traversée d’une crise, théâtre de la parole empêchée, Bloody Mary va loin dans cette «marche en dedans les yeux chavirés la peau retournée sur elle-même» et dans ce «plaquage mots recouverts les uns sur les autres» (Théoret, 1977, p. 8).

Comme le met en évidence Jean-Marie Privat dans son texte sur De Certeau, nous vivons dans des sociétés où la valorisation de l’écrit sur l’oral est bien présente, la valeur de la lettre ayant triomphé depuis longtemps. Les cultures de transmission orales sont derrière nous, bien que certains savoirs demeurent aujourd’hui transmis par la parole. Ainsi que le souligne Privat, au cours  de ce passage de l’oralité au scripturaire, «le rapport au langage se transforme lui aussi: l’attention se déplace des énoncés (déchiffrer les Autorités) vers l’énonciation (négocier des interactions)». Dans Bloody Mary, le rapport aux voix du monde social, soit celles de la famille, de l’entourage, du milieu est primordial. Dans la classe sociale d’où est issue la narratrice, le monde de l’écrit semble moins valorisé que certaines injonctions dont les paroles des autres sont porteuses.

Cette parole autoritaire, mise au jour par sa représentation, se double dans le texte de tout un travail liant la parole au corps, alors que l’entrée dans la logique scripturaire dans nos sociétés implique justement un rejet de ce dernier: «Ce déplacement d’hégémonie langagière implique une mise à distance de tout ce qui reste lié à l’oralité (corps vécu, présence topique, praxis non verbales, etc.).» (Privat, 2019) L’entreprise d’écriture du corps au sens quasi littéral que met en place Théoret dans Bloody Mary, et de manière particulièrement vive dans les premières pages du texte, est, nous l’avons dit plus haut, un envers du décor: «je pourrais retourner ma peau par l’envers rouge» (Théoret, 1977, p. 23),  Les coupures, ressassements, répétition, hésitations, nous transportent en dehors du cadre de l’écriture linéaire, du savoir transmis par l’école, et entrent en résonance avec le propos du texte, qui se situe du côté de l’intime et du personnel, des pratiques d’écriture associées au genre féminin et donc traditionnellement dévalorisées au sein de l’institution littéraire. Comme le dit la voix masculine, dans le texte: «Les secrets et les raisons personnelles, ça me regarde pas. Ça ne regarde personne ici.» (p. 22) Ainsi, il semble qu’autant dans l’espace intime de la famille que dans la sphère littéraire, les secrets des femmes, leur intimité – soit l’espace privé auquel elles sont reléguées faute d’autre possibles – n’intéresse personne.

Dans ce passage particulièrement violent du livre, qui ouvre la troisième et dernière section, «Que je déparle», ce personnage masculin, que l’on devine être le père, s’adresse à la narratrice en un long monologue. Tout au long de ce texte écrit en continu, on retrouve insultes, menaces de violence physique, mépris, dénigrement. Toute la violence avec laquelle ce personnage essaie de convaincre la narratrice de sortir de son mutisme ne peut résulter, semble-t-il à la lecture, qu’à l’effet contraire: «Laisse-toi aller ça veut dire sois naturelle, décontractée. Mets pas tes bras comme ça, décroise, laisse aller tes mains mais pas comme ça t’as l’air d’une guenille molle» (p. 21). Ce discours, on peut croire qu’il a été intériorisé et qu’il marque par conséquent le rapport à la parole et à l’écriture:

Dis bonjour, allez dis bonjour. Dis comment ça va. Allez… allez… ouvre la bouche, parle, parle mais veux-tu parler bondieu, c’est simple ouvre la bouche allez t’es pas muette, dis bonjour qu’on te dit, parle c’est simple commence par le commencement, commence par où il faut commencer, bonjour comment ça va, puis, puis et puis ça va tout seul le bon mouvement le naturel le geste la figure qui vont avec ça aussi, bonjour comment ça va c’est facile à dire tout d’un coup avec le geste avec la figure pas cette face-là pas de face de carême, ni de face de bœuf, un air naturel, gentil, ouvert quoi c’est tout simple. (p. 22)

L’une des fonctions remplies par l’oralité dans Bloody Mary est en effet de donner à entendre les voix du monde social, ce qu’elles exigent, ce qu’elles attendent, ce qu’elles imposent et de donner à voir leurs répercussions sur l’intériorité de la narratrice. De la voix autoritaire de l’homme à celle de la ritournelle amoureuse fleur bleue de la chanson populaire («Es-tu mienne? Je le suis. Pour toujours? Oui, chéri.», en passant par celles de l’entourage scandant avec vulgarité l’impérativité de la rencontre sexuelle («Ou’s qui a que ça s’pogne que ça s’plotte que ça s’mette. Des p’tits. Des dits. Des gros. Y s’y mettra à boire et à manger à toi Bloody Mary Holy Mary.» [p. 9]), ces éléments de discours, intégrés à la voix de la narratrice, participent de la construction de ce sujet féminin problématique. L’intégration de la langue populaire à la textualité se fait ainsi le plus souvent sans guillemets, à travers l’emploi du style direct libre, sans qu’elle soit introduite pas un verbe, ni marquée typographiquement, sans précision claire quant à leur provenance, généralement sans l’emploi non plus de guillemets qui sépareraient ces paroles de l’intériorité du personnage. En ce sens, les voix de l’entourage semblent avoir été intériorisées par la narratrice jusqu’à leur indistinction d’avec sa propre parole.

Lors de la Rencontre internationale des écrivains de 1975, à Montréal, qui a représenté un premier espace de réflexion public autour de l’écriture des femmes, France Théoret propose d’investir la langue parlée au Québec dans la perspective d’une prise de parole au féminin:

Je pense qu’une Québécoise dont le langage a été modelé par un joual qui se souvient de ses origines rurales, (joual que l’école s’est chargé de redresser en passant des zones grises aux zones disons «dorées») pourrait par un travail d’archéologie parvenir à faire entendre par là même autre chose qu’une voix réduite et retournée sur elle-même. Il s’agit de creuser dans l’histoire mais en avançant. (Théoret, citée dans Navarre et al., 1976, p. 143)

Ainsi, Bloody Mary, comme plusieurs autres œuvres de France Théoret, met en place un personnage de femme qui lutte pour affirmer sa singularité, en allant à l’encontre des normes culturelles de son milieu et du rôle qui lui est réservé dans la société traditionnelle. La pensée et le désir de connaissance sont au cœur de cette lutte, mais en premier lieu l’accès à la parole, puisque, comme le souligne Renée-Berthe Drapeau dans son ouvrage Féminins singuliers, chez France Théoret, «les personnages veulent parler et ils n’ont que le corps, une prison. La bouche s’ouvre et marmonne. Les filles n’ont appris qu’à se taire» (Drapeau, 1986, p. 39). Dans cette perspective, l’acte d’écrire, mis en l’avant par le sujet du poème apparaît comme une remise en question l’ordre social, permettant d’échapper aux déterminismes du milieu. Dans ce cadre, le thème de l’écriture et le style employé mettent en évidence les frontières qui cloisonnent les différents usages de la langue, notamment orale et écrite, de manière à ce que celles-ci puissent être franchies en toute conscience.

Le travail sur la parole et l’écriture chez cette autrice permet en outre, comme l’a souligné Karen Gould dans Writing in the Feminine , de réfléchir à la façon dont la langue pourrait «if transformed, begin to initiate much needed change in the essential patterns and character of women’s lives» (1990, p. 231). Cette interrogation de la forme écrite se manifeste entre autres par l’emploi de formules imprécises et répétitives, caractéristiques de la langue orale, et l’usage répété du mot ça. Les formulations imprécises, qui suggèrent plus qu’elles ne nomment réellement, forment la matière première du texte.

L’utilisation de l’ellipse et la juxtaposition de syntagmes sans ponctuation rappellent le flux de la parole et ajoutent à la polysémie des énoncés, qui brisent le caractère fixe du sens que vient créer la grammaire usuelle. Elles sont souvent formées d’un seul mot, ce qui rapproche la langue employée de la forme parlée et implique une certaine réduction, un appauvrissement du langage. Cette insistance, dans le texte, sur cette représentation d’une langue fautive, non-maîtrisée, marquée par la pauvreté langagière, semble bien consister en une invitation à parler une langue que «parlent les femmes quand personne ne les écoute pour les corriger» (Cixous, 1986 [1977], p. 30), une langue qu’Hélène Cixous invitait les femmes à écrire.

Mais refuser la parole de maîtrise, c’est aussi refuser le langage que l’on attend de celles qui écrivent. Car l’écriture, la parole littéraire attendue des femmes, n’est-elle pas à situer davantage du côté de la maîtrise que de la transgression que celle qui est demandée aux hommes auxquels on autorise plus volontiers quelque transgression? Ne leur demande-t-on pas toujours aux femmes d’être plus présentables, plus soignées, plus propres que leurs confrères masculins? Le travail sur l’oralité, à travers une esthétique de la non-maîtrise, permet une remise en question de la hiérarchie des variantes linguistiques et un questionnement de la langue du point de vue de la condition des femmes. Avec cette hétérogénéité linguistique créée par l’intégration d’autres voix et discours que ceux de la narratrice, le travail sur la langue dans Bloody Mary et dans le reste de l’œuvre de France Théoret s’inscrit dans un projet littéraire de mise en évidence de l’influence à la fois des rôles sociaux et des facteurs socioéconomiques sur le rapport des femmes à la langue et à elles-mêmes.

Le travail très particulier sur la langue dans ce livre a également à voir avec le choix du poème en prose comme forme, un genre hybride privilégié par plusieurs écrivaines de cette génération, comme le rappelle France Théoret dans Écrits au noir:

Le poème en prose, comme forme hybride fondée sur la phrase, sur l’unité lexicale et sur la dissémination du langage, marque l’instance de l’énonciation. Des poètes ont renoué avec la tradition minoritaire du poème en prose. Je pose les questions suivantes: quel corps écrit et qui parle dans le texte littéraire? (Théoret, 2009, p. 99)

Avec le brouillage générique qu’il opère, le poème en prose donne l’occasion aux femmes de «”raconter” des histoires, qui ont des liens évidents avec leur histoire», de porter «la narration du côté de l’autobiographie» et de mettre en place «une réflexion personnelle sur le féminin» (Dupré, 1995, p. 20). Cette démarche est bien présente dans l’œuvre à l’étude, où l’aspect protéiforme de la prose rend visible l’expérience des femmes dans un mouvement constant entre le personnel et le collectif, notamment à travers la juxtaposition de différents types de discours.

Selon Henri Meschonnic, si «le vers est une critique de la rhétorique», le poème en prose représente «une critique de la poésie» (1973, p. 236), et cette fonction critique est bien présente dans Bloody Mary, dont l’esthétique est aux antipodes d’une poésie dite classique. Le caractère hybride du texte, sa manière de travailler à l’encontre des hiérarchies langagières habituelles et du cadre de la culture de l’écrit participe du caractère ensauvagé de cette œuvre. Dans cette crise du langage et des codes sociaux, l’entre-deux générique ainsi qu’une poétique de l’hétérogénéité linguistique travaillent à un renversement des valeurs et à l’abolition des frontières qui existent entre les catégories fixes, ce qui répond au passage d’un état à un autre que met en place le texte, puisque ce «désordre savamment pensé et construit», son «travail de superposition, d’agencement, entre le culturel et le sauvage, entre le domestique et le non-domestiqué, qui maille culture et sauvagerie définit la nature double de l’”ensauvagement”« (Cnockaert, 2018, p. 16).

      

Excédée d’être vieille porter l’accouchement de la vieille petite fille

France Théoret, Nécessairement putain

    

IV. Couteau, révolver, poignard, pieu: mort symbolique et renaissance

Bloody Mary peut être lu comme une traversée des apparences, où il s’agit pour la narratrice de passer de l’autre côté du miroir (le même que celui de l’adolescente du collectif Our Bodies, Ourselves; le même que celui du rituel de Bloody Mary, celui des contes de fées), afin de montrer l’envers de l’aspect impeccable attendu des filles. Mais il est aussi question dans ce texte de détruire cette image attendue pour mieux la remplacer par autre chose. Ce sacrifice, cette mort symbolique, elle est centrale dans ce texte et dans sa structure. On peut l’associer à «la phase liminaire [qui] est dans le modèle van gennepien celle des épreuves et transformations où l’individu, écarté de son groupe et de son statut antérieurs, joue la construction de son identité» (Scarpa, 2009, p. 27).

Les trois premières pages du texte de Bloody Mary représentent selon nous l’apogée de cette crise. Dans ces pages, la langue se fait particulièrement éclatée, déconstruite, ce fouillis de forme et de langage, cette densité extrême, et la violence du propos vont peu à peu s’apaiser et se transformer au fil du texte. En fait, dès la deuxième des trois parties de l’ouvrage, «Histoire de dire», les pages consacrées au quartier et à l’école sont plus narratives, et se rapprochent par moments d’une prose plus classique. Si, jusqu’à la toute fin, le texte compte quelques soubresauts de cette langue trouée, ce n’est cependant rien de comparable à ce qui se passe dans ses toutes premières pages.

On peut parler pour ces pages d’une sorte de mise en sacrifice de la narratrice, de mise en scène de la parole empêchée. Car s’il est répété que la narratrice ne parvient ni à parler ni à écrire, le texte existe néanmoins, sous nos yeux, et cette dramatisation, cette insistance sur la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire, représente encore une fois un passage dans un monde de l’entre-deux, où les frontières ne sont plus clairement définies, où elles sont plus poreuses, et peuvent ainsi être traversées. Entre écriture et non écriture, entre le corps et l’écrit, entre le genre masculin et le féminin, plus de limite réelle. Et cette transgression des normes et des codes habituels se joue dans l’initiation que représente ce texte, son style, un peu à la manière de ce qui se passe chez Nietzsche selon Jacques Derrida:

La question du style, c’est toujours l’examen, le pesant d’un objet pointu.
Parfois seulement d’une plume.

Mais aussi bien d’un stylet, voire d’un poignard. À l’aide desquels on peut, certes, attaquer cruellement ce à quoi la philosophie en appelle sous le nom de matière ou de matrice, pour y enfoncer une marque, y laisser une empreinte ou une forme, mais aussi pour repousser une forme menaçante, la tenir à distance, la refouler, s’en garder – se pliant alors ou repliant, en fuir […]. (Derrida, 2010 [1978], p. 29)

Non sans lien avec les éperons de Nietzsche, l’écriture de France Théoret comporte plusieurs renvois au couteau, ainsi qu’à d’autres armes qui, dans le texte, sont liés à l’acte d’écrire: «Je tiens le poignard porte ton revolver la nuit m’est fatale je ne peux pas écrire.» (1977, p. 8) Pouvant être vu comme le pendant masculin de l’épingle, outil classique employé lors des rituels, la lame traverse la peau, la perfore. Il permet de performer le sacrifice. Le vocabulaire lié aux armes, en particulier au couteau, est répété, ressassé, appuyé: « toujours se retourne poignard revolver pieu contre qui je hante » (p. 8). Puis, à la toute dernière ligne du texte, isolée du reste de la page par un saut de ligne: «Avant toujours j’écris le couteau.» (p. 8)

Afin de sortir de l’image figée et advenir à la parole, il fallait peut-être au départ faire naître cette parole empêchée, entravée et la faire s’élever comme pour la première fois, même trouée et maladroite. Mais une fois que l’on a donné celle-ci à entendre, la langue bégayante devient de nouveau linéaire, propre à exprimer et à représenter le bégaiement à l’aide du code écrit. Il s’agit bien, en ce sens, de «détruire un fétiche» (Derrida, 2010 [1978], p. 88), une image idéale appartenant à la croyance collective, de l’illusion. Un idéal, comme le met en évidence la citation en exergue, dont la haine de soi des adolescentes est l’un de ses effets destructeurs. Avant que son sort ne soit fixé à jamais, avant qu’elle finisse «épinglée» pour de bon, la narratrice se saisit du couteau, de l’écriture, précisément pour défaire, piquer, attaquer un ordre social fondé sur des oppositions factices et leur reproduction.

L’attaque se fait à même le discours violent et réducteur, qui voudrait cantonner les femmes à la domesticité et à la reproduction. On pense à la Annie Ernaux de L’écriture comme un couteau: «[…] l’écriture “clinique” dites-vous, que j’utilise, est partie intégrante de la recherche. Je la sens comme un couteau, l’arme presque, dont j’ai besoin» (Ernaux, 2003, p. 36). On pourrait situer Théoret dans la même famille d’écriture ciselée, qui défait plus qu’elle lie. Car, comme le souligne Jacques Derrida dans son ouvrage sur Nietzsche, «Il n’y a pas d’être ou d’essence de la femme ou de la différence sexuelle.» (2010 [1978], p. 100) La vérité se situe plutôt en dehors de ces oppositions, dans l’écart et la distance entre le vécu et la norme, entre ce qui est demandé qui suscite dégoût et colère et ce qui est expérimenté de l’intérieur. Dans sa forme, son propos, son écriture, le mouvement de ce texte est celui de la séparation pour mieux atteindre un autre état: «d’il d’elle de lui d’elle les mots de l’amour rêves phrases déparlantes je me dépare» (Théoret, 1977, p. 23). Et en ce sens, dans Bloody Mary, c’est le couteau, l’»éperon stylé» qui:

traverse le voile, ne le déchire pas seulement pour voir ou produire la chose même, mais défait l’opposition à soi, l’opposition pliée sur soi du voilé/dévoilé, la vérité comme production dévoilement/dissimulation du produit en présence. Il ne soulève pas plus qu’il ne laisse tomber le voile, il en dé-limite le suspens – l’époque. (p. 132)

L’épouse, l’amoureuse, la fille, la mère, la putain et la servante, la narratrice s’en distancie successivement et, d’un poème à l’autre, semble renoncer à ces rôles un à un, les défaire par le langage, en montrer les failles et les impossibilités successives. Les paroles entendues, les demandes, les positions sociales empruntées puis quittées successivement pas la narratrice, elle s’en «dépare» pour mieux se réinventer hors de ces codes. Le verbe déparer renvoie à l’altération de l’aspect de quelque chose, mais aussi à ce qui «rompt l’harmonie» par sa différence («Déparer»). Tout à la fois parce qu’elle se distancie des attentes du milieu social, et parce qu’elle «déparle» la narratrice met à distance la collectivité à laquelle elle appartient, un autre passage obligé des initiations.

Ce «désert de l’Autre» renvoie à la solitude, à l’isolement, il est également synonyme d’impossibilité de communication, de relation à l’autre que vit la narratrice, coupée en ce sens du monde et du lien avec les autres. Cet état de celle qui parle (ou qui déparle), central dans le texte, est caractéristique de la phase de marge ou liminaire, associée à une séparation du monde social. La narratrice se gâche elle-même aux yeux du monde, et reste par conséquent seule, comme le suggère la finale du texte marqué par une non-résolution, malgré l’apaisement relatif lisible. L’agrégation, la dernière étape du rite, celle du retour au monde social sous un nouveau statut, a-t-elle bien eu lieu? On peut croire que oui, car l’écriture est advenue. Le temps passe, et le regard violent posé sur soi poursuit tout de même son travail: «Les heures les jours les années l’épaisseur le sommeil les fatigues d’après-midi. Je me surveille de près. Je me tiens à l’œil. Si rigide le désert de l’Autre.» (Théoret, 1977, p. 24)

Nouvelle-née parce qu’advenue à l’écriture, la narratrice a en quelque sorte traversé à l’envers les différentes phases du passage de l’enfance à l’âge de la jeune fille. Elle a ainsi «Régress[é] pour elle» (p. 24), c’est à dire pour elle-même et pour l’autre, celle à qui est donné à lire de texte, prise de parole ensauvagée livrée comme «gage contre [l’]ordre mamifamiliale» (p. 9). Est donc tendu à cette autre un nouveau rite, une nouvelle histoire, gages de nouveaux possibles pour celles qui voudront prendre la parole à leur tour.

       

Conclusion

De la mise à mort de l’Ange du foyer de Woolf aux sacrifices successifs orchestrés par celle qui, dans Bloody Mary, «tien[t] un poignard parfois un pieu» (p. 18) plutôt qu’un crayon, on retrouve un même rejet du schéma domestique, rejet qui passe par une violence envers soi, une ou plusieurs morts symboliques qui rendent possible l’écriture. Pour inventer un mode d’être où il soit possible d’écrire, il faut peut-être aussi, comme l’a écrit Nicole Brossard dans un autre texte majeur du féminisme au Québec paru la même année que Bloody Mary, L’amèr, «tu[er] le ventre» (Brossard, 1977, p. 11). En effet, tout se passe comme si, pour se soustraire au passage obligé des femmes vers la domesticité, la narratrice de Théoret devait repasser à l’envers le passage de l’adolescente. Informe, privée de ses attributs typiquement féminins, à travers une voix poétique ancrée dans le corps et l’oralité, dans une écriture qui n’en est pas vraiment une, c’est en passant par une écriture du corps, un passage obligé pour bon nombre d’écrivaines, que la prise de parole littéraire devient possible.

Cet ensauvagement de la parole dans Bloody Mary rend possible une troisième voie hors des oppositions binaires corps-esprit, homme-femme, création-procréation, écriture-oralité, vie intellectuelle/vie domestique. En montrant que l’écriture ne va pas de soi pour un sujet femme, en inscrivant dans son texte le fait que certains sujets sont dépossédés de la langue et de la pensée, France Théoret fait naître non seulement un autre rapport à l’écriture, mais aussi de nouveaux possibles, où il sera de plus en plus envisageable pour une femme de parler et d’écrire. Car, à travers sa révolte contre l’ordre des choses et les discours qui le maintiennent comme tel, la narratrice en viendra à dépasser l’impossibilité première de la prise de parole, et la présence même du livre achevé devient une preuve du combat mené, de l’épreuve traversée.

     

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  • 1
    Yvonne Verdier parle en ce sens d’un «pouvoir putréfiant» des femmes. Voir Verdier, 1979, p. 41.
  • 2
    Durant ses études, Théoret s’est notamment intéressée aux œuvres de Claude Gauvreau et d’Antonin Artaud. Elle a consacré au premier son mémoire de maîtrise, qui portait sur Les oranges sont vertes. Les langues inventées que sont l’Exploréen de Gauvreau et les glossolalies d’Artaud pourraient certainement être associés à une forme d’ensauvagement.
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