Entrée de carnet
Du sang à l’encre: défabriquer et refabriquer le corps dans «Les mots pour le dire» de Marie Cardinal
[…] j’ai pris conscience que j’étais en train de décrire deux univers. L’un que je connaissais bien, celui de mon milieu, l’univers de ma mère: sans danger, agréable, un peu ennuyeux, un peu triste, sage, convenable, harmonieux, plat. L’autre que je ne connaissais pas, mais qu’inconsciemment je désirais à l’époque où je faisais ce rêve, […] l’univers de la rue. Rester et partir. Je m’enlisais à résoudre ce problème insoluble pour une petite fille.
— Marie Cardinal, Les mots pour le dire
«Rester et partir». Au cœur de ce fragment, la tension entre l’univers de la mère et celui de la rue devient conjonction: «et». La rencontre, dans le corps d’une petite fille, de ces deux univers symboliques provoque davantage qu’un simple tiraillement –le dilemme n’est pas «rester ou partir»–; elle paralyse ce corps, le piège dans un entre-deux liminaire, configuré en creux par cette rencontre aporétique. Car rester, c’est se situer au sein de quelque chose; cela implique une frontière qui en délimite l’espace matériel ou symbolique. À l’inverse, partir est l’acte qui, depuis un espace donné, se positionne dans le dehors dudit espace. Nous sommes ici dans le hors-de, avec une petite fille comme figure de trait d’union, une figure en somme ambivalente; une sorte d’uni-division. Pour la petite fille devenue femme (et qui narre le récit), la résultante de ce dilemme ne peut être qu’un troisième tiers: la fabrication d’un nouvel univers de sens, édifié depuis l’ambivalence constitutive de cette relation incarnée entre les deux univers. Et c’est justement sur le socle de cette ambivalence que Marie Cardinal écrit Les mots pour le dire (1977). En ce sens, plutôt que de déplier l’ensemble des composantes structurantes de chaque univers symbolique, nous tâcherons de circonscrire notre analyse au traitement du corps dans le roman, en observant comment le texte opère un passage d’une ambivalence à une cohérence corporelle. En cela, nous nous intéresserons au passage d’un corps grotesque, ensauvagé, ambivalent, à un corps cohérent qui fait «unité» (Cardinal, 1977, p. 292), qui est «harmonie» (p. 185), en soulignant l’apport de la parole et de l’écriture dans la refabrication de la jeune femme. Car c’est bien par l’alliage de ces deux modalités langagières que la narratrice fabrique ce qu’elle appelle «sa cohérence baroque» (p. 294). La parole (qui part) et l’écriture (qui reste) travaillent conjointement à dénouer ce qui, sur le plan symbolique, est entravé par l’ambivalence du couple rester/partir. Le sang menstruel intarissable de la jeune femme, en particulier, accuse la dimension éminemment corporelle de l’ambivalence: il fuit (il part) perpétuellement (il reste). C’est donc depuis la logique du passage d’un état d’ensauvagement (ambivalent) vers un état de culture (cohérent) que, de manière homologue, la narratrice passe du sang à l’encre.
Ce sang qui ne passe pas: liminarité du corps
D’emblée, le savoir du sang menstruel est transmis de la mère à la jeune fille sous le signe d’une ambivalence: «Dieu nous soumet à des épreuves que nous devons accepter avec joie car elles nous rendent dignes de nous approcher de lui…Tu te trouves devant la première de ces épreuves puisque tu vas bientôt avoir tes règles» (Cardinal, 1977, p. 137). Épreuve donc, que celle de la venue du sang, mais épreuve tout de même à «accepter avec joie». En une attitude ambivalente que seule la piété peut concilier, l’annonce du sang est désignée par la mère comme une joie de l’épreuve qui, à défaut d’être célébrée, requiert une humble «acceptation». Mais les indications de la mère attestent aussi de la souillure et de l’aspect intime associés au sang menstruel (Douglas, 2005): «un jour tu trouveras un peu de sang dans ta culotte. Et puis cela reviendra chaque mois. Cela ne fait pas mal, c’est sale et il faut que personne ne s’en aperçoive» (Cardinal, 1977, p. 138). Même l’enseignement du sang semble rebuter la mère, qui réitère dans sa prise de parole que le sang, privé et, nous le verrons, privatif, demeure ce dont il ne faut pas parler: «Je pourrais ne pas te parler de ça. Tu comprends bien que c’est aussi gênant pour moi que pour toi. Mais je suis pour certains principes modernes d’éducation» (Cardinal, 1977, p. 138). Ainsi, la transmission du savoir du sang par la mère, si elle s’inscrit dans une volonté éducative, porte-t-elle davantage sur l’apprentissage de la teneur symbolique du sang menstruel que sur sa gestion pratique. Signe de fertilité, le sang est source de joie. Or, il est aussi signe de honte, de souillure…et de danger. L’impératif de cette prise de parole maternelle consiste, en effet, à mettre en garde la jeune fille qui, dès lors qu’elle saigne, est susceptible de «commettre de graves erreurs» (Cardinal, 1977, p. 138), c’est-à-dire d’enfanter hors-mariage. Initiée au savoir des règles et surtout à ses risques, la jeune narratrice voit son monde subir un «bouleversement» (p. 142), autant qu’un rétrécissement: «à partir du moment où tu auras tes règles tu ne devras plus jamais rester seule avec un garçon et encore moins avec un homme. Toi qui aimes bien les jeux de garçons il faudra te contrôler. Finies les cavalcades dans la forêt avec les fils de Barded!» (p. 141)
Fini, donc, le monde de l’enfance, le monde ensauvagé des forêts et des jeux et de la libre circulation en son sein: il est temps pour la narratrice de «devenir une jeune fille» (Cardinal, 1977, p. 136), d’entrer en régime de sexualité. Son corps dorénavant sexué, marqué de la tare du sang, doit être dressé pour la civilité, «entièrement façonn[é]» (p. 195), alors que le passage de l’enfance à la puberté se réalise sous l’égide d’une pleine intégration à sa classe sociale. Aux dires de la narratrice, la révélation du sang est une «séance d’initiation» (p. 142) dans laquelle la mère prépare la jeune fille à la pudeur, à la décence et à la retenue exigées des femmes de la classe bourgeoise:»Elle me donnait les pièces les plus précieuses de l’uniforme invisible qui désignera ma caste à quiconque me rencontrera. Il fallait que je sois dressée de telle sorte qu’à n’importe quel moment, dans n’importe quelle circonstance, on puisse reconnaître mon origine» (Cardinal, 1977, p. 142). En cela, c’est bien le corps qui, par le dressage, revêt l’uniforme invisible des manières (langage, posture, démarche, etc.) de la bourgeoisie: «on avait fabriqué: mes gestes, mes attitudes, mon vocabulaire. On avait réprimé mes besoins, mes envies, mes élans, on les avait endigués, maquillés, déguisés, emprisonnés» (p. 195). Alors que le corps de la narratrice sécrète le sang imposé par les lois naturelles, la loi sociale doit désormais s’incarner –du latin incarnus qui signifie «dans la chair», et s’imposer en souveraine du sujet corporel. Or, Les mots pour le dire s’ouvre sur un corps qui, parce qu’il saigne trop, est expulsé du corps social et devient liminaire (Scarpa, 20091Postulant une homologie structurale entre rite et récit, Marie Scarpa développe la notion de personnage liminaire en s’inspirant de l’analyse des rites de passage proposée par l’anthropologue et folkloriste Arnold Van Gennep. Ce dernier décline le rite de passage en trois moments: la phase de séparation, la phase de marge, et la phase d’agrégation. Le personnage liminaire de Marie Scarpa est alors un personnage de seuil, qui, lors d’un rite de passage, reste pris dans la phase de marge. Pour le personnage, cette liminarité lui permet de «s’expérimenter autre pour devenir soi dans un nouveau statut» (p. 28). Cette notion représente ici le fil directeur implicite de notre analyse chez Cardinal du passage incarné de l’ensauvagement à la culture. Voir aussi Ménard, 2017 et Van Gennep, 1992.). C’est que si, sur un plan strictement biologique, le sang ininterrompu met en échec la fertilité supposée par le déclenchement des règles, sur un plan symbolique, il n’assure plus le passage vers la fertilité propre au passage à l’âge adulte chez les jeunes filles. En ce sens, bien que la narratrice soit mère –et donc fertile– elle devient, par l’apparition d’un sang perpétuel, prise dans l’entre-deux d’une puberté symbolique, avec un sang ambivalent qui ne passe pas (vers la fertilité) parce qu’il passe trop (il ne tarit pas); la logique cyclique du sang menstruel demeure inlassablement en ouverture. Aussi le sang ensauvage-t-il la jeune femme qui se présente au début du récit comme «obéissante et gentille» (Cardinal, 1977, p. 13), mais qui ajoute: «comme mon sang aurait dû l’être au creux de mon ventre» (p. 13, je souligne). En un emploi du conditionnel révélateur, voilà que le dressage trouve, par le sang, sa source et sa limite.
Ensauvagement et corps grotesque
Dans la fabrication de la jeune fille, la venue du sang fait accéder cette dernière au rôle social configuré par sa classe d’origine. Néanmoins, dès lors que sa présence est surdéterminée dans le corps de la narratrice, le sang amorce une dé-fabrication sociale en ensauvageant le corps «bourgeois» et «civilisé». Sous son joug, le corps devient ambivalent, pris entre le clôt et l’ouvert, entre la mort et la naissance (nous y reviendrons). Ces composantes nous permettent d’arrimer notre lecture du corps de la narratrice à la notion bakhtinienne de corps grotesque. Bakhtine s’avise en effet que les images grotesques issues du Moyen-Âge et de la Renaissance opèrent généralement par inversions symboliques et par ambivalence corporelle entre un principe de vie et un principe de mort. Corollairement, les images grotesques engagent un rabaissement topographique du haut (spirituel) au bas (matériel) –de la tête aux organes génitaux, en passant par le ventre. La notion bakhtinienne fait ainsi écho à l’ensauvagement induit par l’effusion du sang que l’on retrouve chez la narratrice: le corps grotesque fournissant, en effet, la forme ensauvagée du corps civilisé. C’est pourquoi, sans prétendre accoler ce concept au texte de Cardinal pour y observer une adéquation parfaite, nous relèverons tout de même, parmi les images du corps ensauvagé mobilisées dans Les mots pour le dire, plusieurs éléments propres au corps grotesque susceptibles de nourrir notre analyse.
Surdéterminées par le sang dans l’œuvre qui nous occupe, les images corporelles se concentrent bien souvent dans les parties inférieures. Elles procèdent à un rabaissement topographique du haut vers le bas matériel et corporel. «[L]’obsession [du] sang» (Cardinal, 1977, p. 12) menstruel de la narratrice incite cette dernière à vérifier constamment l’ampleur de son écoulement sanguin par des «mouvements furtifs, des frôlements» (p. 126-127) de la main qui glisse sur «les poils durs et frisés» (p. 12) à la rencontre du «lieu chaud, doux et humide de [son] sexe» (p. 12). Ces passages qui détaillent avec précision les gestes de vérification du flux menstruel font figures exemplaires de la centralité et de la prolifération textuelles des images du bas corporel. Mais plus encore, chez Cardinal, les images du corps, pour reprendre les mots de Bakthine, «s’opposent aux images classiques du corps humain tout prêt, achevé, en pleine maturité, épuré en quelque sorte de toutes les scories de la naissance et du développement» (Bakhtine, 1970, p. 34). Ce n’est pas seulement le sang, mais bien l’exposition des scories corporelles de manière générale qui demeure l’un des «éléments fondamentaux du système des images grotesques» (Bakhtine, 1970, p. 34). Nous retrouvons ici un second attribut du corps grotesque; celui de l’inversion symbolique. Sous l’écriture de Marie Cardinal, scories, souillures et résidus du sang menstruel présentent un corps dont les composantes participent d’une logique antinomique au système symbolique bourgeois, lequel préconise plutôt un corps achevé, propre et privé. Ce sang qui, suivant la logique bourgeoise, ne doit pas être montré, dont on ne doit pas parler, est chez la narratrice surinvesti et surexposé: «traces brunâtres, puis ocre, puis jaunâtres» (Cardinal, 1977, p. 11), «dégoulinades chaudes et écarlates» (p. 81), «linge souillé de tâches sombres» (p. 81, je souligne), «caillots noirâtres et flasques» (p. 81), «lave épaisse et pressée qui descend du cratère» (p. 12) entre ses jambes, «entrailles ouvertes et offertes» (p. 13) devant le gynécologue, etc. Du registre de l’intime et du privé, voilà que la poétique des images assure le passage vers une logique grotesque où la souillure du corps est exposée et où les entrailles sont ouvertes, offertes même. C’est que, écrit Bakthine, «[…] le grotesque ignore la surface sans faille qui ferme et délimite le corps pour en faire un phénomène isolé et achevé. Aussi, l’image grotesque montre-t-elle la physionomie non seulement externe, mais aussi interne du corps: sang, entrailles, cœur et autres organes» (Bakhtine, 1970, p. 316). Les pôles du clôt et de l’ouvert, du dedans et du dehors, sont placés sous le signe d’une ambivalence propre au corps grotesque.
Entre le clôt et l’ouvert: le corps mourant-naissant-à naître
D’un côté, la narratrice nous dit que son corps est clôt: «j’avais bouché toutes les issues: mes yeux, mon nez, mes oreilles, ma bouche, mon vagin, mon anus […]» (Cardinal, 1977, p. 10). Même alors que sueur et sang s’écoulent, elle affirme qu’ils «interdis[ent] l’entrée à quoi que ce soit» (p. 10). La dimension mortifère de ce corps fermé apparaît de manière frappante quelques pages plus loin, alors que la narratrice ne saigne plus, et que «la mort [a] pris la place du sang» (Cardinal, 1977, p. 82). Car c’est là que le texte insiste sur la coutume qui consiste à «fermer la bouche et les yeux des cadavres, [à] leur bourrer le trou de balle de coton» (p. 83). Le corps fermé s’inscrit donc bel et bien dans le registre du mortifère. La narratrice s’interroge ensuite sur l’envers de cette coutume, sur les mutations internes des cadavres qui, «comme si de rien n’était, [opèrent] secrètement en eux le précieux mouvement de la matière, le glissement du solide au liquide, […] tout ce balancement harmonieux qui fait que les forêts poussent» (p. 83). Sous le couvert de la fermeture mortifère du corps donc, il y a fuite; échappement vital qui favorise le vivant selon une logique cyclique idoine au cycle menstruel. Cela n’est pas anodin. Car c’est suivant la même tension entre la vie et la mort que le sang menstruel coule du corps fermé de la narratrice. Dans un cycle ininterrompu, le sang fuit, se répand dans le dehors: «J’avais taché tant de fauteuils, tant de chaises, tant de divans, tant de sofas, tant de tapis, tant de lits!» (Cardinal, 1977, p. 11) Voilà que, d’un autre côté, le corps est percé et, en cela, ouvert sur le dehors. Il y a contact, par le sang, entre le corps et le monde. De même, chez Bakhtine, le»corps ouvert, non-prêt (mourant-naissant-à-naître) n’est pas franchement délimité du monde: il est mêlé au monde, mêlé aux animaux, mêlé aux choses. Il est cosmique, il représente l’ensemble du monde matériel et corporel dans tous ses éléments» (Bakhtine, 1970, p. 36, je souligne). Il comprend la vie et la mort dans leur relation circulaire, cosmique. Ainsi, lorsque la narratrice compare son «utérus fibromateux» (Cardinal, 1977, p. 14) à une «[c]averne tapissée d’algues sanguinolentes» (p. 14), un «[p]ertuis monstrueusement boursoufflé» (p. 14), un «crapaud pustuleux» (p. 14), et à une «pieuvre» (p. 14), l’animalisation du corps participe de l’image grotesque du corps ouvert: le corps est en interaction symbolique (par la métaphore) avec le dehors cosmique, ses frontières sont perméables, ténues, en osmose intermittente avec ce dehors. Il coule, s’ouvre, se creuse, tâche, déborde, suivant une»agitation extrême faite d’une profusion d’élans et de rétractations» (p. 174), une tension entre le clôt mortifère et l’ouvert vivifiant dont Bakthine souligne l’ambivalence autant que la fécondité:
Le rabaissement creuse la tombe corporelle pour une nouvelle naissance. C’est la raison pour laquelle il n’a pas seulement une valeur destructive, négative, mais encore positive, regénératrice: il est ambivalent, il est à la fois négation et affirmation […] le bas est toujours le commencement. (Bakhtine, 1970, p. 30, l’auteur souligne)
C’est pourquoi nous avons tenu à souligner l’insistance du texte au bas corporel: le passage vers un corps harmonisé est possible parce que le corps grotesque est ambivalent entre les pôles vie/mort et qu’en cela, il dé-fabrique la narratrice, lui permet de se dérober à l’ordre symbolique dominant, bourgeois et catholique, autant qu’il autorise, en germe, les possibles de la refabrication, d’un nouveau commencement, d’une nouvelle naissance. Dans Les mots pour le dire, le sang qui ensauvage le corps est la condition de possibilité d’un passage vers un état de culture caractérisé par l’encre de l’écriture.
Du sang à l’encre: parole ensauvagée et écriture régulatrice
C’est le sang, dans son abondance –excroissance grotesque– et son ambivalence, qui conduit la narratrice dans une ruelle en impasse, sur le divan d’un psychanalyste. Alors, au creux de l’impasse, un flux verbal prendra la place du flux sanguin et ce, jusqu’à la fin du récit, alors que la parole exutoire se prolonge dans l’écriture et devient créatrice. Par les outils de la parole et de l’écriture, la narratrice fabrique son nouvel univers de sens: «Non seulement j’avais découvert les mots pour m’exprimer mais j’avais trouvé toute seule le chemin qui m’éloignait de ma famille, de mon milieu, me permettant ainsi de construire un univers qui m’était propre» (Cardinal, 1977, p. 271, je souligne). Cette découverte des mots s’effectue ainsi en amont d’une reconstruction: l’oralité déverse le langage «en torrents» (p. 49); l’écriture l’organise et, du même souffle, organise le corps.
Sur le divan du psychanalyste, la parole est souveraine. L’analyste n’écrit pas, et cela importe, car la narratrice souligne qu’elle «aurai[t] détesté qu’il y eût un instrument, un papier, un crayon, entre lui et [elle]» (Cardinal, 1977, p. 173). La parole est immédiate, elle ne trie pas le langage, ne l’organise pas. Elle est ce «flot de mots, ce maelström de mots, cette masse de mots, cet ouragan de mots» (p. 85) qui devient le «remède» dont se «gave» la narratrice (p. 85). En cela, la parole est, chez Cardinal, ensauvagée et exorcisante: «les mots charriaient la méfiance, la peur, l’incompréhension, la rigueur la volonté, l’ordre, la loi, la discipline et aussi la tendresse, la douceur, l’amour, la chaleur, la liberté.» (p. 85) Le passage à l’oralité rompt avec l’ordre, la loi et la discipline. Plus encore, il fait table rase. L’oralité s’inscrit dans la logique cyclique du corps grotesque mourant–naissant-à naître: «Il venait de m’aider à accoucher de moi-même. Je venais de naître. J’étais neuve!» (p. 185), s’exclamera la narratrice à la suite de la séance où elle parvient à formuler ce qu’elle appelle la «CHOSE» (p. 9), le centre de son mal. Mais cette renaissance n’est que de courte durée, car la «chose» revient à la charge, et la narratrice sur ses propos: «j’avais cru me mettre au monde, j’avais cru naître. Maintenant il me semblait que […] je m’étais fait avorter de moi-même. […] [À] ma place il y avait le zéro, ce commencement et cette fin, […] la zone de la vie morte et de la mort vivante.» (Cardinal, 1977, p. 196) L’oralité joue ici un rôle de déclencheur d’une série de renaissances incarnées: nous sommes toujours dans une logique cyclique, une logique de corps grotesque. Pour reprendre les mots de Michel de Certeau, la voix «est marquage de la langue par le corps» (1990, p. 226, je souligne). C’est le corps qui parle, la bouche qui jette les mots au dehors. Et, si le corps est grotesque, ensauvagé, cyclique, la parole en est le corollaire.
L’écriture, en revanche, se distingue de l’oralité d’abord par sa «tendance à rechercher des ensembles linéaires et fixes d’associations» (Goody, 1979, p. 112). Nous reprenons ici les mots de Jack Goody, anthropologue dont l’apport théorique nous servira à distinguer les modalités de l’oralité de celles de l’écrit. Pour l’anthropologue, l’écriture «modifie la nature même de la communication orale» (Goody, 1979, p. 146). Elle introduit, par sa forme graphique, une linéarité et une fixité, dans le temps et dans l’espace, qui participent de ce que Goody désigne sous le terme de raison graphique, qui relève d’une domestication de la pensée sauvage. L’écriture, avance Goody, «donne aux gens la possibilité culturelle d’analyser, de fragmenter, de disséquer et de recomposer la parole; […] cela a un effet en retour sur la parole elle-même» (Goody, 1979, p. 202). De même, tandis que la narratrice de Cardinal poursuit ses séances d’analyse, la venue à l’écriture modifiera le rapport de la jeune femme à la parole: «Pendant plusieurs semaines, chez le docteur, je me suis mise à analyser les mots, à découvrir leur importance et leur variété.» (Cardinal, 1977, p. 282) Les séances s’emploient désormais à disséquer le langage, à en extraire des mots et leurs assemblages symboliques. La parole ensauvagée s’organise, se régule. Par l’écriture, une domestication de la parole ensauvagée de la narratrice s’amorce. Il ne s’agit pas ici de passer d’un mode oral à un mode écrit, mais de constater, ainsi que l’affirmera judicieusement Goody, le «processus de décontextualisation (ou mieux: de “recontextualisation”) qui est inhérent à l’écriture» (1979, p. 263) et qui teinte sa relation avec le mode oral.
Le mode écrit de communication opère une distanciation, dans le temps et l’espace, du sujet énonciateur. Pour le philosophe Paul Ricoeur, le discours oral est événement, il se manifeste sous le mode de l’immédiateté en ce qu’il se réalise «temporellement et dans le présent» (1986, p. 104). À l’inverse, l’écriture est médiate, elle permet une distanciation critique sur le monde alors que son rapport au réel est médiatisé par le support de l’encre, qui assure sa permanence dans le temps. Ricoeur propose justement de comprendre cette distanciation comme une «condition de la compréhension» (1986, p. 117), de l’herméneutique du réel. Et c’est d’une manière similaire que la narratrice de Cardinal souligne que ses «divagations» (1977, p. 254) orales sur le divan du docteur diffèrent de celles de ses carnets. Oui, car ces dernières ne sont pas «tenue[s] par le carcan de la vérité comme avec le docteur» (Cardinal, 1977, p. 254). Cela semble la réjouir: «j’arrangeais [les éléments de ma vie] comme cela me plaisait, j’allais où je voulais, je vivais des instants que je n’avais pas vécus […] Je me sentais libre comme je ne l’avais jamais été» (p. 254). Pour faire écho aux mots de Goody, l’écriture décontextualise le réel de la narratrice et lui fournit les outils de sa recontextualisation, c’est-à-dire, de sa re-fabrication. En outre, le langage sous sa forme graphique devient visible, organisé, susceptible d’être soumis à l’analyse. Justement, en se mettant à écrire, la narratrice commence à voir les mots énoncés lors des séances avec le psychanalyste: «les mots et moi-même étions à la surface, visibles, clairs» (Cardinal, 1977, p. 282). Comme le résume Goody, l’écriture assure le «passage du domaine auditif au domaine visuel», «la communication par l’œil engendre des possibilités cognitives nouvelles par rapport à celles qu’offre la communication par la voix» (1979, p. 221, je souligne). Il semble dès lors pertinent de souligner que, pour Bakhtine, les yeux ne «jouent aucun rôle» dans les images du corps grotesque: «[i]ls expriment la vie purement individuelle […] ayant son existence propre» (1970, p. 315). L’importance du visuel dans l’écriture, telle que Bakhtine et Goody l’auront établie, s’oppose à la logique du corps grotesque. Et c’est justement à partir du moment où la narratrice écrit qu’elle se met à voir l’agencement de son langage et à le réorganiser. Les pages de son carnet, affirme-t-elle, «portent un élan fondamental de [s]on esprit» (Cardinal, 1977, p. 266, je souligne). L’écriture pour la narratrice n’a donc rien à voir avec le bas corporel. La jeune femme acquiert peu à peu son existence propre, sa vie individuelle: elle accède au statut d’écrivain. Elle quitte alors son état d’ensauvagement pour entrer dans la logique scripturaire, dans la raison graphique, ordonnée et institutionnelle. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle rejette l’oralité, mais qu’elle intègre un état de culture où la logique scripturaire domine et tend à organiser la parole ensauvagée.
«Ma mère m’avait transmis la chose, vous m’avez transmis l’analyse, c’est un équilibre parfait» (Cardinal, 1977, p. 343). Ce sont ces mots, adressés au psychanalyste, qui vont clore la relation entre la narratrice et son docteur. Le roman touche à sa fin, la narratrice touche au corps scripturaire, organisé, cohérent, raisonné. D’abord dressé par la mère, puis liminaire, ensauvagé, grotesque, le corps est enfin re-fabriqué par l’usage de la parole et de l’écriture: il acquiert son équilibre. La mère avait pourtant prévenu sa fille: «en se déclassant, on court à la catastrophe» (Cardinal, 1977, p. 146). Et elle n’avait pas tort; en grec ancien, catastrophe signifie «bouleversement» et «fin, dénouement» (CNRTL). Seulement, nous ajouterons que la jeune femme n’a pas «couru» à la catastrophe. Non, elle l’a d’abord vécue, dans sa chair et dans son sang. Puis, elle a parlé en catastrophe, écrit en catastrophe. Si nous détournons ici le sens premier octroyé par la mère au signifiant «catastrophe», c’est justement pour montrer l’usage particulier du langage qu’offre l’écriture. Oui, car notre narratrice, par son écriture, fait un nouvel usage singulier du langage, un usage qui entre en résonnance avec les mots remarquables de Michel de Certeau:»les usagers du langage “bricolent” avec et dans l’économie culturelle dominante les innombrables et infinitésimales métamorphoses de sa loi en celle de leurs intérêts et de leurs règles propres» (1990, p. XXXIX).
Bibliographie
[s.a.], Centre national de ressources textuelles et lexicales, «Catastrophe», sur https://www.cnrtl.fr/etymologie/catastrophe, consulté le 21 janvier 2024.
Bakhtine, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la renaissance, Paris, Gallimard, 1970, 480p.
Cardinal, Marie, Les mots pour le dire, Paris, Le livre de Poche, 1977, 344p.
De Certeau, Michel, L’invention du quotidien 1: arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, 349p.
Douglas, Mary, De la souillure: essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, coll. «Poche/ Sciences humaines et sociales», 2005.
Goody, Jack, La raison graphique: la domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, 274p.
Ménard, Sophie, «“Le personnage liminaire”: une notion ethnocritique», Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse, Université Toulouse Jean Jaurès, no. 8, «Entre deux: Rupture, passage, altérité», automne 2017.
Ricoeur, Paul, «La fonction herméneutique de la distanciation», Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, 1986 [1975], p. 101-117.
Scarpa, Marie, «Le personnage liminaire», Romantisme, vol 3, no 145, 2009, p. 25-35.
Van Gennep, Arnold, Les rites de passage, Paris, Picard, 1992, 288p.
- 1Postulant une homologie structurale entre rite et récit, Marie Scarpa développe la notion de personnage liminaire en s’inspirant de l’analyse des rites de passage proposée par l’anthropologue et folkloriste Arnold Van Gennep. Ce dernier décline le rite de passage en trois moments: la phase de séparation, la phase de marge, et la phase d’agrégation. Le personnage liminaire de Marie Scarpa est alors un personnage de seuil, qui, lors d’un rite de passage, reste pris dans la phase de marge. Pour le personnage, cette liminarité lui permet de «s’expérimenter autre pour devenir soi dans un nouveau statut» (p. 28). Cette notion représente ici le fil directeur implicite de notre analyse chez Cardinal du passage incarné de l’ensauvagement à la culture. Voir aussi Ménard, 2017 et Van Gennep, 1992.