Article d'une publication

World Trade Angels

Patrick Tillard
couverture
Article paru dans Bandes dessinées et romans graphiques, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Œuvre référencée: Colin, Fabrice; Cilluffo, Laurent (2006), World Trade Angels, Paris, Denoël Graphic, 116p.

Disponible sur demande (Fonds Lower Manhattan Project au Labo NT2)

Présentation de l’œuvre

Résumé de l’œuvre

Stanley Middle a tout vu, il a vu l’énorme nuage de poussière qui a suivi l’effondrement des tours. Il ne peut rien oublier et les neuroleptiques n’ont plus prise sur lui. Il dérive dans sa tête et dans sa vie, semblant amortir un choc répété chaque jour, à chaque heure. Comment continuer à vivre ? Son père lui rappelle que son métier peut contribuer à l’occuper sainement, parle le langage de la raison, du sursaut avant l’écroulement, puis une femme rencontrée dans une fête, Sarah, survient, prétexte à évoquer l’autre, l’écrivaine aimée qui est partie, qui l’a quitté.

Alternant réalité sur réalité, passage entre monde réel et monde rêvé, Stanley fait fausse route, se rapproche, s’éloigne, devant les souvenirs inévitables, devant la réalité d’un passé impossible à travestir. La douleur est omniprésente, elle fragmente la réalité et les souvenirs s’effritent, se réduisent en électrons libres qui ravivent les paramètres des souvenirs et nient la réalité.

Stanley devient un sujet menacé par lui-même sous le poids d’un passé qui se met en mouvement dans la tension effrénée d’un comportement pathologique. Survivant d’une catastrophe intégrale, Stanley cherche partout autour de lui les présences anéanties, pour les retrouver à nouveau comme elles étaient avant, pour toujours identiques, revitalisées et vivantes. Dans le mouvement incontrôlable de la douleur, où se jouent dissolution identitaire, effroi et anxiété de celui qui se retranche dans l’abstrait, dans la remémoration comme issue possible de la souffrance, Stanley s’éloigne toujours davantage de la réalité et les « anges » perdus multiplient leur substance. Son ancienne compagne Marion s’installe maintenant au centre du récit : un éditeur avait accepté son manuscrit, elle devait signer son contrat le 11 septembre 2001 dans une tour du World Trade Center. Elle était enceinte et son ordinateur venait de rendre l’âme. Elle s’est rendue au World Trade Center avec son manuscrit, accompagnée par le père de Stanley. Stanley perd alors toute trace de Marion et de son père et ses souvenirs et son imagination de Stanley ravivent la fin de Marion dans la tour percutée par l’avion. Coincé dans le labyrinthe des souvenirs qui le déportent vers ceux qu’il a perdus, Stanley, de dérivation en dérivation, perd son travail, perd son appartement, puis se clochardise. Le traumatisme est impossible à dépasser. Il lui faut devenir ange lui-même afin de rejoindre le passé et ceux qui l’habiteront toujours. Devant le pont de Brooklyn, les abscisses se mêlent, s’enchevêtrent jusqu’à tracer une ligne d’horizon. C’est sur cette ligne que Stanley Middle pose ses pas, court, côtoie l’abîme.

Précision sur la forme adoptée ou sur le genre

Bande dessinée.

Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre

Monologue intérieur, narrateur unique, délire personnel de la vie intérieure confrontée à la réalité. Un Moi perdu et fragmenté, une alinéation, un réel devenu étranger.

Modalités de présence du 11 septembre

La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?

La présence du 11 septembre est générique.

Les événements sont-ils présentés de façon explicite?

Les événements sont présentés de façon implicite. Le point de vue est contemporain de l’événement.

Moyens de transport représentés : Taxi (80/82) – Avions (un peu partout dans l’œuvre)

Aucune critique des médias.

Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?

Le père et l’amante du personnage principal sont morts dans les attentats sur le World Trade Center. La bande dessinée présente les difficultés pour le protagoniste à accepter cette réalité. Les événements sont abordés d’un point de vue individuel.

Aspects médiatiques de l’œuvre

Des sons sont-ils présents?

Aucun son.

Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?

À noter le travail étonnant du dessin et de la mise en page. Ligne épurée, travail architectural de la mise en page, rigueur géométrique. Abstractivité des visages, omniprésence des signes symboliques du 11 septembre 2001.

Autres aspects à intégrer

N/A

Le paratexte

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

Les anges – les anges au bord de l’abîme se courbent, attendent en frissonnant la seconde précise de notre choix…

Post-9.11, post-traumatique, post-politique, la vision par deux jeunes auteurs – dont c’est le premier graphic-novel – de l’événement qui a changé la face du monde.

Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises

Extrait d’un interview de Fabrice Collin (Consulter : http://www.actusf.com/php/modify.php?articleID=4538 )

« …Mon point de vue, c’est que, pour le type qui classe tranquillement ses dossiers dans son bureau du 95e étage de la tour nord à 8h46 et voit fondre sur lui un Boeing 767, les exactions d’Al Quaeda n’ont pas grand-chose à voir avec une performance artistique. Pour Mohamed Atta non plus, d’ailleurs. J’ai relu un certain nombre de fois le texte que le FBI affirme avoir retrouvé sur les lieux des drames du 11 septembre : alors certes, s’il existe une poésie, monstrueuse, délabrée, c’est là-dedans qu’elle se trouve : « sache que les jardins du paradis t’attendent dans toute leur beauté, » etc. Cependant, il ne s’agit pas d’art – au sens où l’éveil censé se produire chez le spectateur n’est naturellement pas lié au simple plaisir esthétique. Maintenant, le spectacle, oui, c’est évident : aucun de nous ne peut nier qu’il n’a été saisi par la puissance des images : dégagées de leur sens, elles sont particulièrement réussies. Le ciel est bleu, les tours sont parfaites, puissantes, arrogantes, les boules de feu emplissent le ciel. Puis cette fumée, noire. Les symboles sont là. Il est absolument certain que les attentats du WTC n’auraient pas eu les mêmes conséquences sans la télévision : ce sont les médias qui ont fait de cet événement le plus important du 21e siècle à ce jour. On peut déplorer que les victimes du Darfour ou, plus récemment, celles des inondations en Corée du nord, n’aient pas bénéficié du même traitement que celles du 11 septembre, mais il faut nous y faire : nous sommes entrés dans l’ère de la représentation. Ce qui importe est ce qui est vu. Ce qui importe est l’histoire. C’est pourquoi, sans doute, il est si difficile de s’emparer du 11 septembre en fiction. La redondance menace. »

Citer la dédicace, s’il y a lieu

« Le récit s’achève dans les gravats et c’est à nous qu’il appartient de créer la contre-narration. »

Don Delillo, Lettres de New York.

Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web

Jean-Claude Loiseau – Télérama du 25 octobre 2006 : Un univers fantomatique d’une élégance minimaliste prend forme, où le dessin dissout les apparences dans une rigoureuse et très inventive épure, avec des personnages réduits à des pictogrammes et les décors à des schémas géométriques. Un labyrinthe visuel dans une mise en page éclatée, sophistiquée, ouverte à toutes les déroutes de l’interprétation. Avec en prime une impression de poésie sans phrases, blanche, qui fait vibrer en profondeur le désarroi muet du héros.

Eric Loret – Libération du 14 septembre 2006 : On éprouve toujours un léger agacement à voir une énième commémoration du 11 septembre pointer sa cendre. Mais le froncement disparaît vite devant la beauté de cet album fantôme, assurément le plus neuf de la rentrée. Le graphisme en est dû à Laurent Cilluffo, illustrateur au New Yorker, […]. On lui pardonne donc, à cet ancien New-Yorkais, de nous montrer si bien un deuil qui a changé la vie du monde, jusque dans le lit de chacun : «Plus de 20 % des couples new-yorkais se sont séparés dans les deux mois suivants les attentats.» Le scénariste, Fabrice Colin, vient quant à lui de la fantasy mais troque élégamment sa chemise d’étoiles contre une prose tissée de minimalisme américain. […] C’est l’histoire de Stanley Middle, employé moyen dans un décor de couloirs et cloisons. Il assiste à l’horreur des Twin Towers. Puis sa femme Marion le quitte, lui disant : «Nous n’avons pas voulu ça, hein… personne n’a voulu ça, tu vois, je pensais que nous étions plus forts.» Marion est l’auteur d’un roman qui vient d’être accepté par un éditeur. On apprend quelques pages après qu’elle a rendez-vous avec ce dernier le 11 septembre 2001, à la première heure. Notre sang chronologique ne fait qu’un tour […]. L’ensemble prend tout son sens par les mises en pages de Cilluffo et son style faussement minimaliste, qui colle parfaitement au scénario. Si les personnages et les formes sont souvent géométriques, en bouts de bâtons, réduisant l’humanité à une série de pictogrammes universels, les situations, elles, sont beaucoup plus complexes. L’intrication de ces lignes simples fournit un dédale visuel où se pose la question du corps (et celui de Stanley ne va pas bien), du point de vue, du plein et du vide. Paysages blancs, neige comme un linceul, frigidité des organes et des objets entre eux, dessinés dans une certaine solitude. […] Et, pour évoquer ce dehors qui guette, cet envers du réel, il n’est pas rare que les bulles viennent du hors-champ de la vignette (quand celles-ci n’ont pas elles aussi disparu), isolant le personnage dans son mutisme ou son doute. «Qu’est-ce que je pouvais avoir froid. J’ai écouté les bulletins d’alerte météo. Ils disent que les températures vont encore chuter. Bizarre, non ? Il fait déjà tellement froid.»

http://www.lalettrevolee.net/article-4615756.h [Cette page n’est pas accessible] : Très bel album. Pas de larmes gratuites ni d’émotion facile sur le 11 septembre 2001, mais un récit intime fin et sensible. Le héros, M. Middle, cherche à reprendre pied après les attentats, comme toute la ville. Et comme toute la ville, il a du mal. Au delà de cette situation spécifique, c’est un homme moderne, donc angoissé par son job, ses femmes, la possibilité d’un enfant, son père, son psy… Bien des épisodes de sa vie ainsi décrite auraient sans doute eu lieu, différemment peut-être, sans les attentats. C’est une autre façon de dire que le livre est une réussite : l’histoire grande est réintroduite dans le petite histoire sans tapage. Il ne s’agit pas de faire pleurer Margot sur le 11 septembre, mais bien d’évoquer le sort de ceux qui ont dû composer avec ce souvenir, au jour le jour et pendant longtemps. (Il y a eu aussi une très belle BD sur le 11 septembre, vraiment concentrée sur l’événement, le Mardi 11 septembre, de Henrik Rehr). Avec cette subtilité scénarique, le dessin est en prime magnifique. J’aime beaucoup ce mélange de traits presque hyéroglyphiques, à la Jochen Gerner, qui reste cependant lisible et parfois très poétique. Ça fait aussi penser à du Chris Ware, en plus sobre. Une belle réussite.

Consulter également : http://www.actusf.com/php/modify.php?articleID=4525 [Cette page n’est pas accessible]

https://web.archive.org/web/20090309115051/http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=16&srid=42&ida=7474 [Page consultée le 14 août 2023]

Impact de l’œuvre

Inconnu pour le moment (12/2006). L’oeuvre n’a pas été traduite aux États-Unis.

Pistes d’analyse

Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre

Le traitement de l’illustration, froid et quasi mécanique, donne paradoxalement à la perte de repères subie par Stanley Miller une grande proximité émotive. Placé du côté de ceux qui ont perdu un proche, ce récit permet d’approcher l’au-delà de la perte, de dessiner les dommages de ce qui s’est perdu à jamais le 11 septembre 2001 lorsqu’un être aimé est disparu. La souffrance est au cœur du récit. Le rendu de cette subjectivité blessée qui change de statut, où la vie intérieure ne traduit plus la ligne de démarcation entre le vécu et l’espoir, où chaque aspiration pulsionnelle rêve de présences perdues, participe du processus de mythification.

La déformation de la réalité, l’imagination qui déconstruit l’obscurité de ce qui n’a pas été vécu par le narrateur, cet angle de vue qui évolue vers une connaissance recomposée et comme retranchée du réel trahissent un désir d’objectiver la mort apparue dans les tours comme perspective inventée et reflets partiels.

En ce sens, la figure de l’ange pourrait être une de ces figures amenées à représenter symboliquement le souffle d’une respiration assourdie, son déchirement satiné, élaborations patientes et mélancoliques de l’incertitude du monde reflétée quelque part dans les limbes du World Trade Center.

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

«Super génial, tu veux dire ! mardi 10 septembre 2001 : une grande date pour la littérature américaine! » (p.47)

« Je vous pose la question, Stanley. Comment des gens morts pourraient-ils sortir un livre ? » (p.93)

« Les anges – les anges au bord de l’abîme
Se courbent, attendent en frissonnant
La seconde précise de notre choix
Voyez : ils ne sont plus que
Bruissements d’asphalte
Soupirs de sulfure
Terreur
Terreur éternelle
Car tout aussi bien pouvons-nous
Aux cieux enflammés d’une gloire blanche
Les rejoindre, emplis de calme et de renoncement
Et tout aussi bien
Sommes-nous capables
De leur préférer les hommes
Des hommes friables, mais bien en vie
Qui
Sans le vouloir
Vraiment, mais que veut-on seulement ?
Nous ont conduits ici, en ce lieu, et désirent, désirent
Que nous y demeurions. » (p.117)

Noter tout autre information pertinente à l’œuvre

FABRICE COLIN :
ROMANS

  • Kathleen, L’Atalante, 2006.
  • Sunk
    (avec David CALVO)
    Les Moutons Electriques, 2005,
  • Sayonara Baby,
    L’Atalante, 2004.
  • La Fonte des Rêves – Winterheim 3,
    J’ai lu, coll. Millénaires, 2003.
  • Dreamericana
    , J’ai Lu, coll. Millénaires, 2003.
  • Or not to be,
    L’Atalante, 2002.
  • Atomic Bomb
    (avec David CALVO)
    Bélial, 2002.
  • La Saison des Conquêtes – Winterheim 2,
    J’ai Lu, 2002.
  • Le Fils des Ténèbres – Winterheim 1,
    J’ai Lu, coll. fantasy, 2001.
  • Vengeance
    Bragelonne, 2001

    , + J’ai lu, 2003.
  • À vos souhaits
    Bragelonne, 2000,

    + J’ai lu, 2004.
  • Confessions d’un automate mangeur d’opium
    (avec Mathieu GABORIT),
    Mnémos, Icares, 1999
    + Serpent à Plumes, coll. Motifs, 2003.
  • La musique du sommeil – Arcadia 2,
    Mnémos, Surnaturel, 1998.
  • Vestiges d’Arcadia – Arcadia 1
    Mnémos
    , Surnaturel, 1998.
  • Neuvième cercle
    Mnémos
    , Angle Mort, 1997.
  • Les Cantiques de Mercure
    Mnémos
    , Angle Mort, 1997.

ROMANS JEUNESSE :

  • Le Réveil des Dieux,
    Livre de Poche Jeunesse, 2006.
  • Le Syndrôme Godzilla
    Intervista
    , coll. Les Mues, 2006.
  • Invisible,
    Mango Jeunessse,
    2006.
  • Le Mensonge du Siècle,
    Mango Jeunessse, 2004.
  • CyberPan,
    Mango Jeunesse, coll. Autres Mondes, 2003.
  • Projet Oxatan, Mango Jeunesse, coll. Autres Mondes, 2002.
  • Les Enfants de la Lune,
    Mango Jeunesse, coll. Autres Mondes, 2001.

GRAPHIC NOVELS : World Trade Angels,
Denoël, coll. Denoël Graphic, 2006

BANDES DESSINEES : Tir nan Og – volume 1
(avec Elvire DE COCK) , Les Humanoïdes Associés, juin 2006.

Prix:
Le 18ème Grand Prix des Jeunes Lecteurs a été remis à Fabrice Colin pour Les Enfants de la Lune (collection Autres Mondes, éditions Mango Jeunesse) par un jury d’enfants. La cérémonie a eu lieu le samedi 12 octobre 2002 au Sénat, en présence de Christian Janet, président national de la Fédération PEEP.

Projet oXatan de Fabrice Colin, paru dans la collection Autres Mondes (Mango Jeunesse), a obtenu le Prix Gayant Lecture 2003, dans la catégorie des13/15 ans. Le prix a été remis le 4 février 2003 dans le cadre du 9ème Salon du Livre Jeunesse de Douai
 Prix
Le Grand Prix de l’Imaginaire 2004 a été décerné dans la catégorie jeunesse à : «  »CYBERPAN » » de Fabrice Colin (collection «  »Autres Mondes » » – Mango).
Prix
«  »Projet oXata » » de Fabrice Colin (coll Autres Mondes, Mango) a obtenu le 15ème Livre d’Or des Jeunes Lecteurs (catégorie sénior). Le prix a été remis en avril 2004 dans le cadre du Salon Festi-Livres 2004 de Valenciennes.

Le Prix des Incorruptibles 2003/2004, catégorie 4ème/3ème, a été décerné à Fabrice Colin pour son titre Projet oXatan, collection Autres Mondes (dirigée par Denis Guiot), Éditions Mango

LAURENT CILLUFFO:
Laurent Cilluffo est un pilier du magazine The New Yorker, qui recourt fréquemment à son style pictographique pour illustrer articles et rubriques. Né à Lille en 1968, il a vécu à New York. Sa première incursion dans le graphic-novel avec World Trade Angels l’établit comme un héritier des maîtres de la Ligne Claire, Joost Swarte ou Ever Meulen.

Couverture du livre

Ce site fait partie de l'outil Encodage.